Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 34

 

Je suis revenu à Aïn-Halib, profondémentécœuré, indigné.

Ah ! je ne m’étais jamais faitd’illusions sur l’ignominie du système militaire ; mais c’estégal, il est des choses qu’on ne peut croire que lorsqu’on les avues ; et j’en vois de drôles, depuis quelque temps.

La sonde que j’ai laissée tomber dans la fangesoldatesque n’a pas pu trouver le fond ; quel bourbier devilenies, quelle sentine de bassesses ! Je sens que le méprism’empoigne et que le dégoût me monte au cœur. C’est curieux,cela : le militarisme arrive à concilier dans mon esprit ceschoses inconciliables d’ordinaire : la haine et le mépris, ledégoût et la crainte.

Oui, la crainte. Une crainte particulière, parexemple. Celle probablement que peut faire éprouver l’appréhensiondu contact de l’ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Jen’avais pas ressenti cela, jusqu’à présent. Il est vrai que jen’avais guère eu connaissance que de la partie brutale du système,et que la partie plus particulièrement jésuitique était restéevoilée à mes yeux. Maintenant que j’ai tout vu, maintenant que j’aivu Tartufe porter des épaulettes et Laubardemont un panache,maintenant que je sais qu’il me faut redouter non seulement lagriffe du tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion,j’ai peur.

Sortirai-je jamais d’ici ? Encore quatremois, mon Dieu !… comme c’est long ! Je passe des joursbien tristes et des nuits bien lugubres ! J’essaye, pourtant,d’atténuer la sensation trop forte du présent avec la vision del’avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon esprittoutes les autres images et que le rose dont je l’enlumine mît unéclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées… Un rien metrouble, le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s’enmêlent.

 

Les petites peurs, les grandes craintes, lescrâneries passagères, les longs affaissements, les vigoureuxespoirs qui vous enlèvent avec l’élasticité d’un tremplin, et lefilet lâche de la désespérance dans lequel on retombe, mou etflasque – sans pouvoir se briser les os…

 

Je me suis fait un petit calendrier surlequel, tous les soirs, j’efface une journée. J’en ai encore, descoups de crayon à donner !… Une superstition stupide s’estemparée de moi, aussi. Partout je cherche des présages, heureux oumalheureux, des indices d’une libération prochaine ou d’unévénement cruel.

– Si le gros nuage gris, à gauche, aatteint la montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce serabon signe pour moi.

Et, si c’est le nuage blanc qui arrivepremier, j’ai toujours d’assez bons yeux pour m’apercevoir qu’uncoin du nuage gris – très léger, c’est vrai – a atteint le butavant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne suis pasparfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas uneindélicatesse coupable.

Je voudrais avoir un sou, pour jouer la choseà pile ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher.

 

Je n’ai pas un sou – heureusement. – Car, sij’avais le malheur de perdre, je sens bien que je n’aurais pas laforce de me rebiffer contre la décision de l’oracle, et que jeserais sans aucun doute la victime de ma crédulité idiote, maisforcenée.

 

– Froissard, une lettre pour vous.

Le vaguemestre me tend une enveloppe que jedois ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du cousinqui m’envoyait de l’argent à El-Ksob, au temps des orgiessardanapalesques avec les Gitons callipyges. Mais, à propos,comment a-t-il pu savoir mon adresse, le cousin ? Qui diable apu lui apprendre… Voyons la lettre.

 

« Mon cher cousin, ton secret est enfindévoilé. Je sais tout. N’ayant pas reçu de tes nouvelles depuisquelque temps, j’ai été demander des renseignements au ministère dela guerre. Ces renseignements sont épouvantables… »

Et patati et patata. On lui a dit que j’avaisété envoyé aux Compagnies de Discipline pour mauvaise conduite etindiscipline, etc. – Un tas d’horreurs, quoi !

Le cousin se déclare scandalisé. Pauvrecousin !

 

« Personne n’y va, à ces Compagnies deDiscipline. » Ça, c’est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoupmieux dire que tout le monde n’y va pas.

« Quel malheur que tu n’aies pas pusortir de là ! Quelle tache sur ton existence ! Tu n’aspour ainsi dire plus de famille, maintenant… »

 

Et il entre dans de longs détails pour finirpar me déclarer qu’à Paris, toutes les personnes que je connais metourneront le dos…

Ça me permettra de leur flanquer plusfacilement mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies.

« Et qu’il faudra que j’aie un fiertoupet pour oser me montrer dans les rues. »

J’aurai ce toupet-là, cousin – et je nemettrai pas de masque.

Allons, une feuille de papier, une plume, etvite, vite, une réponse à l’aimable parent. Il pourrait, malgrétout, avoir conservé des illusions sur mon compte, et je ne veuxpoint lui en laisser. Ce serait abuser de sa candeur. Et puis, çame fera du bien, d’écrire un peu ce que je pense. C’est capable deme remonter.

 

« On t’a dit vrai, cousin, on t’a ditvrai. Je t’avais monté un bateau. Je t’avais tiré une carotte… Jesuis aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans. J’y aiété et j’y suis encore, physiquement et moralement, aussimalheureux qu’il est possible de l’être. On m’y a envoyé, t’a-t-ondit, d’abord pour mauvaise conduite, – une expression assezélastique, entre parenthèses – ce qui est à moitié faux ;ensuite pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai.

« J’ai bu un coup par-ci par là, c’estexact ; j’ai fait la noce quelquefois, je l’avoue. C’esttout.

« Si j’étais un mauvais sujet invétéré,j’en ferais carrément l’aveu, car les potins et les cancans,vois-tu, je m’en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc une descauses pour lesquelles m’ont envoyé à la Discipline – tu peux lirebagne, avec la condamnation en moins, mais les tortures en plus –des gens dont l’état d’ébriété est continuel, dix-neuf fois survingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez lesquelsl’absinthe et les règlements militaires combinés ont produit cetteélévation intellectuelle et morale, et cette abnégation patriotiqueque nous aimons à admirer dans Bazaine – et compagnie.

« La seconde cause de ma relégation –passe-moi le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois quinous gouvernent ont pris le parti de reléguer – surtout ne va paslire : transporter – à Cayenne, les récidivistes, leursvictimes – la seconde cause de ma relégation loin des rangs del’armée régulière, dis-je, c’est mon indiscipline. Ici, ma foi, jene me défends point, oh ! point du tout. Je suis unindiscipliné, c’est vrai. Pas pour longtemps, pourtant ; carl’indiscipline ne pouvant exister qu’avec l’esclavage et le jour dela délivrance devant prochainement luire pour moi, j’espère êtrebientôt, non plus un indiscipliné, mais un insurgé.

« … Si je n’ai pas écrit plus tôt, si jesuis resté si longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n’aipas avoué la vérité, je l’ai fait pour deux raisons quevoici : d’abord, quand j’ai un verre de fiel à boire, j’aime àle boire seul ; ensuite, j’ai craint que l’un de vous n’eûtl’idée d’aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès detel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais,car je tiens à la garder tout entière, ma haine contre lestortionnaires à galons d’or et les voleurs à culotte de peau. Jen’ai jamais courbé l’échine devant eux et j’aurais eu honte de voirquelqu’un le faire pour moi… Ce sont des bandits, vois-tu, et ilsm’ont fait souffrir autant qu’on peut faire souffrir un homme.Mais, au moins, je partirai d’ici en espérant que, de même qu’on ahissé le dernier pirate à la grande vergue de son navire, on pendrale dernier buveur de sang à la hampe du chiffon ensanglanté qui luisert de drapeau. Je partirai avec l’espoir d’entendre bientôtsonner l’heure de la justice – et la vengeance est le corollaire dela justice – pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux qui ontsouffert, pour tous ceux qui ont pleuré… »

 

Je viens de jeter la lettre à la boîte et jeregrette presque, maintenant, de l’avoir envoyée. Ce pauvrecousin !… Et puis, tant pis, après tout ! Au diable lafamille !

 

Ah ! la famille ! Elle peut sevanter d’avoir trouvé un fameux dissolvant dans l’armée.

Ce ne sont jamais les quatre pages couvertesdu gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la mère qu’ilcherche dans l’enveloppe qu’il vient d’ouvrir, le militaire. Et,s’il ne trouve pas, entre les deux feuilles de papier, le mandatqu’il espère, il ne se donne guère la peine de la lire, la lettre.Il s’en moque pas mal, allez !

Et les réponses ! – ces réponses qui sontdes demandes – des demandes qu’on passe une heure à entourer decinq ou six phrases qui veulent avoir l’air d’êtreaffectueuses !

La famille, elle est plus loin du soldat,soyez-en sûrs, que la France des Polonais.

Et, si vous ne le croyez pas, vous n’avez qu’àdemander à un illettré, qui vous a prié d’écrire une lettre, cequ’il désire que vous y mettiez.

– Ce que tu voudras, comme pour toi…

Comme pour toi, – je n’ai jamais pu en tirerautre chose.

 

Comme pour toi !

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