Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 26

 

Je suis plus malheureux que les pierres.

 

Il s’agrandit de jour en jour, le trou quecreuse depuis si longtemps dans mon âme le pic impitoyable del’ennui.

Ce trou me fait peur, mais je n’ai rien pourle combler. Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à peu, elleaussi, lorsque s’efface le souvenir de l’indignation qui l’avaitfait sortir tout armée du cerveau, comme Athénée portant lalance.

Il y a des moments où je ne me sens pas assezmisérable, où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais êtretorturé comme je ne l’ai pas encore été. J’ai soif de la douleur,parce que la douleur me donne la rage et que je suis assez fortpour triompher de l’abattement lorsque je suis plein d’amertume etque j’ai trempé dans le fiel la débilité de mon cœur.

Oh ! si l’on pouvait haïrtoujours !

 

Je me suis sondé et éprouvé, et j’ai reconnuma faiblesse.

D’abord, je suis seul, – tout seul. Je n’aimême pas ces compagnons qu’on appelle des souvenirs, cesremémorances qui font tressaillir et qui amènent, malgré luiparfois, la détente du sourire sur la face crispée de l’abandonné.Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après les autresdans le même bourbier fangeux.

C’est ma faute, peut-être. J’ai mal fait, sansdoute, de me dépouiller toujours de mes émotions et de lesprécipiter dans le puits où je les écoutais, penché en riant sur lamargelle, rebondir le long des parois avant de crever la prunelleglauque du grand œil qui brillait au fond.

Je porte la peine de mon insensibilitévoulue.

 

J’ai toujours été un replié et un rétif. Monenfance n’a point été gaie.

Je n’ai jamais aimé ma famille où je n’avaistrouvé que des sympathies insuffisantes, des effarouchementsbébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte aux animositésque j’avais excitées, profondément affecté par les injustices etplus encore par les mauvais traitements mérités, mais entêté commeun âne rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à ensouffrir moi-même, – comme je crevais les encriers de plomb ducollège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me noircirles doigts.

Je lui en voulais moins de ses colères et deses méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives deréconciliation. J’avais bien du mal, quelquefois, à résister àl’assaut des apitoiements bêtes, à me raidir contre la poussée desbons sentiments, ces béliers à têtes d’ânes des éducationsidiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels onessayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon,pourtant, gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceuxqui avaient été sur le point de m’arracher une capitulation.J’aurais eu tellement honte de me laisser dompter !

Mes premières haines viennent de là.

Je nourrissais aussi une aversion énormecontre ceux qui avaient de l’autorité sur moi, mes maîtres, lesgens qui essayaient d’étouffer, sous le couvercle des bonsconseils, mes aspirations vers un inconnu qui m’attirait, contreceux surtout qui posaient, sur mes irritations douloureuses, lecataplasme émollient de leur bonté, – que je prenais, de partipris, pour de l’hypocrisie.

 

Plus tard, je me suis aperçu que j’étaisdevenu la proie de mon insensibilité moqueuse. J’étais assezsceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour en rire.L’indifférence ironique était entrée en moi, peu à peu, comme uncoin serré par le tronc dans lequel on l’enfonce et qu’on ne peutplus arracher. À ce moment-là, peut-être, par dégoût et parfatigue, j’aurais été capable de me faire trouer la peau pour uneidée creuse quelconque – mais à condition de pouvoir blaguer, cinqminutes, l’utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner del’œil.

 

J’aurais été heureux, pourtant, de pouvoircroire, d’avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui meremplît le cerveau, que je ne pusse arriver à m’enlever à moi-même.J’ai tout fait pour cela, tout. J’ai compris qu’on ne guérissaitpas le doute, cet ulcère, en le grattant avec ces tessons qui sontdes raisonnements, quand ils ne sont pas des sophismes. J’ai voulucroire bêtement, aveuglement – parce que je voulais croire – avecla foi du charbonnier. Je n’ai pas pu.

 

J’ai passé ainsi deux ans ; deux annéessur le noir desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n’avaissali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement, de latache rouge d’une cochonnerie ou de l’accroc d’une méchanceté. Ilme fallait cela, de temps en temps.

Ma foi, oui ! J’éprouvais un besoinénorme, irrésistible, de faire saigner un cœur qui s’était ouvert àmoi, de cracher dans une main qu’on me tendait et que j’avaisserrée bien des fois avec effusion. Les haines étaient trop lourdesà porter, le dégoût me pesait trop fort pour qu’il me fût possiblede garder au dedans de moi, bien longtemps, une dépravationd’autant plus profonde que j’en avais parfaitement conscience. J’enarrivais fatalement à détester les gens qui me montraient del’affection. Leur bonté m’agaçait, leur confiance m’énervait.J’avais envie de leur crier : « Mais vous ne me comprenezdonc pas ?… Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué defaire patte de velours et qu’il va falloir que j’étende lesgriffes ? » Puis, une idée me saisissait, implacablementme torturait. « Est-ce qu’ils me prennent pour un mouton, cesimbéciles ? Ils ne se doutent même pas que toute la douceurqu’ils me font avaler se change en fiel dans mesentrailles ! » Et un jour, n’en pouvant plus, exaspéré,je leur lançais au visage la giclée sale de maméchanceté !

Alors, j’éprouvais une joie intense,véhémente, grandie encore par un serrement de cœur avec lequel jene cherchais pas à lutter, car il irritait ma jouissance. Jeressentais une volupté âpre à me rappeler tous les détails de maconduite indigne – plaisir d’assassin qui va et vient,fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime.

 

Je pourrais passer au crible tout le limon demon enfance et de mon adolescence sans trouver une seule de cespaillettes d’or qu’on appelle des heures de joie. J’ai luttélongtemps avec les autres et avec moi-même, voilà tout.

Je me suis engagé…

Et maintenant, maintenant que j’ai l’âge decomprendre, maintenant que j’ai souffert, où en suis-je ?Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la route sombreque j’ai choisie ? Pourrais-je placer une réponse après lesinterrogations qui, devant mon esprit d’enfant, venaient suspendreleurs silhouettes tordues par l’ironie et gonflées par le dédainau-dessus du point final des honnêtes phrases convenues ?Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce quej’étouffais dans son atmosphère ? Je dois être fort, àprésent, je dois être armé pour la lutte, cette lutte dont j’airêvé vaguement depuis si longtemps, je dois être descendu au fonddes choses, je dois savoir…

Hélas ! même aux questions que j’ai leplus creusées, j’ai à peine trouvé une réponse, tellement lessolutions se démentent, tellement les contradictions se heurtent.J’ai pensé bien des fois aux dernières paroles de mon père, le jouroù il m’a quitté, et je ne sais pas encore pourquoi il ne suffitpoint à un père d’aimer ses enfants. Je ne sais même pas s’il nevaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu’il ne les aimât pointdu tout. J’ai seulement pu entrevoir, au flanc de la famille, cetteplaie puante et corrompue : l’héritage, l’argent…

 

Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dontj’avais rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces surl’enclume de la souffrance avec le marteau de la haine, n’esttoujours, malgré tout, qu’un assemblage de haillons et de morceauxgraissés de la graisse du pot-au-feu et salis de l’encre de l’école– décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises étiquetées pardes pions. – C’est si dur à faire disparaître, les sornettes quel’on vous a fourrées de force dans la boule – vieux clous rouillésdans un mur et qu’on ne peut arracher qu’en faisant éclater leplâtre.

Je suis toujours l’enfant que pousse soninstinct, mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m’a pas éclairé,la souffrance ne m’a pas ouvert les yeux…

 

Ah ! Misère ! les épaules mesaignent, cependant, d’avoir tiré ton dur collier ! Ah !Vache enragée ! j’en ai bouffé, pourtant, de ta salecarne !…

Oh ! avoir une vision nette ! avoirune perception juste ! Avoir la foi !

La foi ! oh ! si je l’avais, jen’éprouverais pas ce que j’éprouve, je ne me laisserais pasagripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et ledécouragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches. – Je nehausserais pas les épaules devant les rages passées, je n’auraispas le petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grandsélancements qui si souvent m’ont brisé.

 

Car j’en suis là, à présent. J’en suis à medemander si je n’ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner parson rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par sessophismes ! J’en suis à me demander si ma haine du militarismen’est pas une haine de carton, si ce n’est pas l’écho du rappelqu’a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventrecreux, et si ce rappel ne va pas en s’assourdissant et ens’atténuant, aussitôt qu’on a mouillé la peau lâche avec un litrede vin ou une chopine d’absinthe !

 

De la blague, alors, mes cris de colère ?Du battage, mes emportements furieux ? Du chiqué, les frissonsqui me glaçaient les moelles ?

Quelle pitié ! Et comme c’est lugubre,tout de même, de ne pouvoir comprendre ce que l’on a dans leventre, de ne pouvoir croire en soi ! Se figurer qu’on porteau cœur une plaie vive, quand on n’a peut-être sur la poitrine quel’emplâtre menteur d’un estropié à la flan !

Ah ! bon Dieu ! dire que j’ai été simisérable, pendant des années, parce qu’on voulait me forcer à voirles choses à travers un carreau brouillé ! Et voilà que jeviens de m’apercevoir que, sur le trou qu’avait fait dans cettevitre mon poing d’enfant, j’ai collé, de mes mains d’homme, lepapier huilé de la déclamation !…

 

Je suis plus malheureux que les pierres.

 

Je sens mon âme se fondre… Insensé ! Aulieu de vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un avenirmenteur, si tu avais pris ta part des joies saines de la famille,si tu n’avais pas étranglé tes émotions et fermé ton cœur, tu neserais pas harcelé par le doute impitoyable, ou tu pourrais dumoins trouver une consolation dans la tranquillité de tes souvenirset la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir calmertes peines avec les réminiscences des affections anciennes !Ce serait…

 

Mensonge !… Ce n’est pas avec cette huilerance qu’il me faut panser la large blessure que m’ont faite àpetits coups les stylets empoisonnés du dégoût et de la solitude.Ah ! je m’en fous pas mal, par exemple, du sourire béat desespérances à gueules plates ! Et comme je m’en bats l’œil, dene pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu’un merlan à frire, dans lafarine fadasse des épanchements familiaux !…

 

Ah ! c’est bien le doute qui me faitsouffrir, vraiment !… C’est étrange, comme on aime à setromper soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste,aussitôt qu’on en a lu deux lignes, le livre grand ouvert de soncœur !

Car je sais quel est mon mal, à présent. Je laconnais, l’affreuse bête qui se démène en moi, qui me surexcite etme torture, et plonge mon esprit dans la nuit. Oh ! il fautque je le hurle, que je fasse retentir mes cris de rageimpuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la montagne, lesflancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles impassiblesle rugissement désespéré des ruts inassouvis.

 

Une vision m’obsède. Un cauchemar me poursuit.Du jour où j’ai commencé à songer à l’amour, j’ai été perdu.

C’est en vain que j’ai essayé d’étouffer lecri à la chair, c’est en vain que j’ai tenté de maîtriser mescrispations angoissantes. Toujours, de plus en plus impérieux,l’appel se faisait entendre, et je frémissais malgré moi,sursautant au milieu d’une accalmie, ainsi qu’au premier coup delangue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent lesyeux, effarés.

Voilà des mois que cela dure, des mois que jeroule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au milieu deséclats de rire des corrompus qui m’entourent. Elles ont fini par mecouper les bras, leurs railleries, et je viens de me coucher à côtédu roc que, Sisyphe esquinté, je n’ai même plus la force desoulever.

Ma cervelle est imbibée de luxure. C’est uneéponge qu’il m’est impossible de presser sans faire couler àtravers mes doigts le pus des passions sales.

L’affreuse image qui s’y est incrustée devientde plus en plus confuse, comme celle d’un objet qui a posé troplongtemps devant l’appareil finit par se brouiller sur laplaque.

 

Il est des choses que je voudrais taire, desabominations que je voudrais pouvoir passer sous silence. Jeressemble à l’un de ces arbres malingres et rabougris, couverts devégétations hideuses, de lèpres ignobles, de mousses galeuses, quise tordent au fond d’un ravin sans air, au bord d’un fangeuxmarécage, et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaineou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient crevé leciel libre de la saine poussée de leurs branches.

 

Ah ! oui, je voudrais qu’ils se cachent,les infâmes qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction desdésirs que la privation de femmes a surexcités ! Je voudraisqu’ils se cachent, car il y a longtemps déjà que mon sangbouillonne en leur présence, et j’ai été pris, trop de fois, del’envie terrible de les tuer – ou de les aimer. Ce n’est plus euxque je vois, ce n’est plus leur physionomie que je regarde avecdédain ; ce sont des intonations féminines que je recherchedans leurs voix, ce sont des traits de femmes que j’épiefiévreusement – et que je découvre – sur leurs visages ; cesont des faces de passionnées et des profils d’amoureuses que jetaille dans ces figures dont l’ignominie disparaît.

Cette cristallisation infâme me remplit d’unejoie âpre qui me brise.

 

Oh ! les rêves que je fais, somnambulelubrique, dans ces interminables journées où mon corps s’affaiblitpeu à peu sous l’action de l’idée troublante ! Oh ! leshallucinations qui m’étreignent dans ces nuits sans sommeil où lesextravagances du délire s’attachent brûlantes à ma peau, comme latunique du Centaure ! Ces nuits où j’écume de rage comme unfou, où je pleure comme un enfant ; ces nuits pleines d’accèsfrénétiques, d’espoirs ardents, de convulsions douloureuses,d’attentes insensées et d’anxiétés poignantes, où mon cœur cesse debattre tout à coup, ainsi qu’à un susurrement d’amour, au moindrebruissement du vent – où je me suis surpris, tressaillant de honte,à étendre mes mains tremblantes de désir vers les paillasses où leslueurs pâles de la lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir,dans les corps étendus des dormeurs, de libidineusesapophyses !…

 

Ah ! je ne veux point céder à latentation ! N’importe quoi, plutôt…

Ma foi, oui, n’importe quoi ! Je suisdescendu au ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelleses mômes, et j’ai fait la cour, moi aussi, à mademoisellePeau-d’Âne…

Autant aurait valu essayer d’étancher ma soifavec du vinaigre.

 

Maintenant, c’est fini… Je suis la proie durêve malsain. Je ne suis plus moi ; j’appartiens à cebourreau : l’idée abjecte. Je ne vois plus rien qu’unechose : la femme ; pas même la femme, l’organe ; pasmême l’organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d’innommable,la résultante affreuse de la rêverie infâme : deux cuissesouvertes et, dans l’écartement attractif du compas de chair, levide sans forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante,intelligente, humaine, consolante, celle qui seule peutdonner : la Satisfaction…

 

Oh ! qui me délivrera de cetteobsession ? Qui brisera cette griffe immonde qui étreint moncerveau ! Qui arrachera de devant mes yeux cette image quim’exaspère, cet i grec de viande – qui me rendra fou !…

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