Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 12

 

Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes,au bout d’une vallée longue et étroite, profondément ravinée parles lits d’oueds à sec, semée par-ci par-là de bouquets d’oliviersmaigres, de figuiers étiques et de cactus poussiéreux.

À l’entrée de la vallée s’élève un villagearabe aux maisons malpropres, construites avec des cailloux et dela boue, entourées de tas d’immondices d’une hauteur extravagante,sur lesquels jouent des mouchachous hideusement sales etcomplètement nus. De cette agglomération de cahutes dégoûtantess’échappent des odeurs infectes, des relents repoussants. Les murs,qui tombent en ruine et sur lesquels courent des chiens hargneuxqui aboient avec rage, suent la misère atroce, et, à traversl’entre-bâillement des portes devant lesquelles sont assis dessidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d’êtres vêtus deloques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l’ordureexcrémentielle. Tout, jusqu’au sol gris, poussiéreux, stérile, seméde cailloux – traînée de cendres jetées entre l’élévation demontagnes rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommetspelés et galeux, donne l’idée d’une désolation profonde. Il n’y apas même d’eau dans cet horrible pays ; il faut aller lachercher à plusieurs kilomètres, jusqu’à un puits d’où reviennentdes moukères qui plient sous le poids des outres pleines. Ellespassent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds nustout gris de poussière, une odeur de fauve s’exhalant de leur corpsde femelles en sueur, n’ayant plus rien de la femme. La têteentourée d’une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés surle corps, d’énormes anneaux d’argent aux oreilles, elles descendentla côte avec des torsions et des soubresauts ignobles, brisées,cassées en deux, scandant de geignements sourds leur titubantedémarche d’animaux usés. On dirait de vieilles barriques défoncéesdes deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves desséchéeset disjointes jouant en grinçant dans leur armature décrépite decercles vermoulus.

 

Les muletiers nous font descendre devant unegrande tente qui sert provisoirement d’hôpital, à côté d’unmarabout déchiré dans l’intérieur duquel on entrevoit troisplanches posées sur des tréteaux ; au-dessous sont deux grandsseaux remplis jusqu’aux bords d’une eau rougeâtre.

– Tu vois ça ? me dit Palet qui atout de suite deviné, avec l’instinct des mourants, la destinationde la table sinistre ; eh bien ! c’est mon dernierlit.

Un infirmier, un tablier sale autour du corps,nous fait signe d’entrer.

Il est pitoyable, l’aspect de cette grandetente dont le toit usé par les pluies et les portes décousueslaissent passer des courants d’air qui soulèvent la poussière dusol. Une vingtaine de lits de fer, tout au plus et, dans le bout,une agglomération de paillasses sur lesquelles des hommes sontroulés dans des couvertures. Il n’y a pas de draps pour tout lemonde, et l’on a été obligé de faire lever un malade pour donnerson lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls.

– Foutu ! a grogné le toubib entreses dents, sans même se donner la peine de détourner la tête.

À nous, on a désigné des paillasses étenduespar terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l’on nous adistribué des couvertures maculées par les déjections desmalades.

Qu’il est triste, cet hôpital, et combien sontlongues ces journées qu’on passe en tête-à-tête avec des moribondsdont les souffrances aigrissent le caractère et dont il faut, bongré mal gré, partager les terreurs et les angoisses ! Etquand, poussé par le dégoût universel et la tristesse morbide quivous envahissent dans cet antre de la douleur malpropre et de lamort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher un peu desoleil, on se sent si faible, si abattu, qu’on n’a même pas laforce de marcher un peu. On s’assied, en plein soleil, frileuxmalgré la température, claquant des dents, la sueur inondant lecorps. Et, à la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, oùl’on passe de si affreuses nuits troublées par d’épouvantablescauchemars, par des frayeurs subites et vagues qui vous prennent àla gorge et vous glacent le sang dans les veines. Oh ! cesnuits horribles, tuantes, où l’on voit des mourants écarter lesdraps, de leurs doigts maigres, et essayer de soulever leurs facesverdâtres qu’éclairent les rayons blafards d’une lanterne !Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres poussenttout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage, leurscouvertures agrippées, comme pour se défendre d’un ennemi invisibledont ils ont senti l’approche ! Ces nuits où l’on entend lessanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lenteagonie, appelle sa mère en pleurant ?

– Maman !… maman !…

Oh ! je les aurai toujours dans lesoreilles, ces deux mots que, pendant trois nuits, j’ai entenduretentir sinistrement dans cet hôpital lamentable ! Cesplaintes, douces d’abord, humides de tendresse, et mouillées delarmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser lescheveux sur la tête ! – Hurlements désespérés du mourant quin’a plus conscience des choses, qui sait seulement qu’il va mourir,et qui proteste, dans un cri suprême, contre l’abandon de ceuxqu’il a aimés.

 

Ah ! il faut essayer de sortir de là, carje sens que peu à peu ma raison s’égare, mon corps s’affaiblit etque j’y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans pour meguérir ? Allons donc ! Ce n’est pas le traitement qu’onme fait suivre, ce ne sont pas les soins qu’on me prodigue quichangeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j’enprendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé,je m’en passerai facilement.

Le drap mouillé ? Parfaitement. L’eau estrare, à Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et larapporter dans de petits barils qu’on place sur les bâts desmulets ! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les maladesdans des baignoires qui, d’ailleurs, font défaut. Le major aimaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans cesdraps humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n’estpas souvent embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pourleur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement chargésde creuser des trous, là haut, sur la petite colline qui fait faceà l’hôpital, doivent en savoir quelque chose. Ils n’ont pas letemps de chômer.

 

– Tiens, vient me dire un infirmier quim’apporte un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout àl’heure, tu me diras combien ça marque.

Je regarde. Le thermomètre monte jusqu’à 38degrés. Et je crie à l’infirmier :

– Il marque 36.

– 36 ! Mais alors, ça va trèsbien !

 

Le major arrive pour passer la visite dumatin. C’est mon tour. Il s’arrête devant ma paillasse.

– Eh bien ! vous, il paraît que vousallez mieux ? Levez-vous, pour voir ; marchez un peu.

Je marche en me raidissant, comme un grenadierprussien. J’ai si peur qu’il ne me trouve pas encore assez bienportant, qu’il ne me force à rester !…

– Bon ! vous sortirez ce soir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer