Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 25

 

– Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé lemanche de ta pioche, hier ?

– Moi ! j’ai cassé un manche depioche ?

– Viens voir un peu ici, si ce n’est pasvrai.

C’est le sapeur du génie Bompané quim’interpelle et qui m’entraîne dans la casemate où l’on serre lesoutils tous les soirs. Qu’est-ce qu’il me chante, avec sapioche ?

– C’est une blague. Seulement, je voulaiste parler sans attirer l’attention des pieds-de-banc. J’ai reçu cematin une lettre d’un de tes parents, avec un mandat. Il y a unefeuille pour toi. Tiens, la voilà.

C’est la réponse du cousin. Il se déclare prêtà me faire parvenir tous les mois une certaine somme, par les voiesque je lui ai indiquées. Il me souhaite une bonne santé et m’engageà manger du chameau le moins souvent possible. On lui a dit quec’était échauffant. Brave cousin ! il me demande aussi un peuplus de détails sur le pays. Je lui en donnerai des flottes. Je luiapprendrai comment on fabrique le couscous.

Un post-scriptum : « Tu merembourseras les sommes que je t’avancerai jusqu’à ta libération, àton retour, lorsque tu auras réglé tes comptes ». C’estentendu.

Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à mafantaisie. Il n’est vraiment pas trop tôt. Bompané doit me passerun pain tous les deux jours et, de temps en temps, un litre de vinou d’absinthe.

Après la misère, l’orgie.

Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, quijouisse du bien-être, qui me plonge dans les délices. Plusieurs demes camarades ont usé du même moyen que moi et, soit parl’entremise des sapeurs du génie, soit par celle des ouvriersitaliens, se sont fait envoyer de l’argent.

 

– Est-ce que les purotains peuvent ymettre un doigt ? est venu demander Acajou qui, les dentslongues et l’estomac creux, est entré l’autre jour dans le maraboutoù nous recevons mystérieusement nos provisions.

Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, etavec la fourchette du père Adam, encore. Seulement, ne boulotte pastout ; il faut que tout le monde vive. C’est Voltaire qui adit ça.

Ça n’étonne pas Acajou ; du reste, il esttrop bien élevé pour se flanquer une indigestion. Il prétend que,rien que pour la santé, il vaut mieux rester sur sa faim.– Drôle de monture !

 

Nous sommes une cinquantaine, maintenant, audétachement, depuis qu’on y a fait descendre une douzaine de bleusrécemment arrivés de France ; et sur ces cinquante, je necrois pas qu’on en trouverait cinq disposés à se plaindre du régimeque nous supportons. Nous n’avons presque rien à faire en dehorsdes heures de travail au bordj, nous nous arrangeons de façon à nepas crever de faim ; nous buvons un petit coup de temps entemps et nous fumons comme des locomotives. Réellement, pour desforçats, nous ne sommes pas mal.

 

Le lieutenant Ponchard, satisfait probablementde se voir chef de détachement et de ne relever que de lui-même, seconfine de plus en plus dans sa maison où, paraît-il, il se flanquede jolies cuites avec les pieds-de-banc qui, de leur côté, nouslaissent à peu près livrés à nous-mêmes. Nous l’apercevons de tempsà autre, se promenant dans les environs du camp, bras dessus, brasdessous, avec son ordonnance. Un soldat de l’armée régulière, cetteordonnance, comme toutes celles des officiers sans troupes – et lesCompagnies de Discipline ne sont considérées que comme des troupesirrégulières.

Depuis quelque temps, il tranche du maître, celarbin louche ; il prend l’habitude de nous surveiller du coinde l’œil et de fournir sur nous, à son patron, des rapports plus oumoins exacts. Il a même eu le talent de faire mettre en prisoncette brute de Prey qui lui avait fait un compliment équivoque.

– C’est moi que vous injuriez eninsultant mon ordonnance ! est venu dire, d’une voix empâtée,le lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir debout. Prey, jevous mets quinze jours de prison.

 

Et Prey a monté son tombeau… d’où l’officierl’a fait sortir le lendemain, après lui avoir fait subir uninterrogatoire.

– Vous êtes-vous bien rendu compte de ceque vous avez dit hier ?

– Non, mon lieutenant.

– Alors, vous êtes fou ?

– J’sais pas, mon lieutenant.

J’étais de faction, à deux pas. L’officiers’est tourné vers moi, l’œil encore allumé par la soulographie dela veille.

– Et vous, factionnaire, croyez-vousqu’il soit fou ?

– Oui, mon lieutenant, je le crois.

– Alors, qu’il s’en aille… El-Ksob n’estpas une succursale de Charenton.

Et il est parti en riant.

 

Je n’ai pas menti. Prey est bien un fou, unpauvre fou. Aucune proportion entre les lignes de cette facebestiale qui porte tatoué : « Pas de chance » sur lefront où descendent des cheveux hérissés ; le maxillaireinférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la pointeacérée des canines ; les yeux injectés de sang. On sent que,chez cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n’existe pas.On sent que, dans sa naïveté cynique, il n’hésiterait pas à seservir, pour étendre du fromage sur son pain, du lingre à la viroleencore rouge avec lequel il aurait suriné, la veille, un pante aucoin d’une borne. – Un de ces prédestinés des fins lugubres,poussés vers le crime par une fatalité inéluctable, et sur leberceau desquels le couperet sinistre de la guillotine a projetéson ombre triangulaire.

Je connais peu de sa vie. Le peu qu’il en saitlui-même et qu’il m’a raconté en riant, d’un air triste, avec desexpressions baroques, magnifiques et atroces, qui font couler dansle dos le froid d’une lame de couteau et qui jettent parfois commeun rayon d’or sur des remuements de boue : le père au bagne,la mère indigne, la maison de correction à treize ans… Toutel’épopée lamentable d’un de ces parias dans la pauvre âme desquelsla société ne sait pas voir et dont elle jette un jour le cadavre,la bourgeoise jouisseuse, dans le panier sanglant du bourreau.

Il tuera, ce Prey, il tuera ; et, quandil aura payé sa dette – la dette de l’hérédité sombre et de sonorganisme morbide – des savants viendront, qui pèserontsoigneusement son cerveau d’assassin, qui l’étudieront aumicroscope, qui déclareront que le criminel n’était quel’instrument aveugle d’une cause hors de lui et qu’il étaitirresponsable. Pauvre homme !…

 

Ça ne fait rien, l’officier me prend pour unblagueur ; il me l’a dit carrément.

– Vous croyiez que j’étais saoul, l’autrejour, quand vous m’avez dit que Prey était fou ? Vous êtes unfumiste… Mais vous avez raison d’essayer de tirer vos camarades deprison. À votre place, j’en ferais autant.

C’est bien possible. D’autant plus possiblequ’il a l’air de s’abrutir de jour en jour davantage. Unabrutissement doux d’ivrogne larmoyant, un laisser-allercompatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs, après lasoupe, il vient nous retrouver dans le coin du camp où nous avonspris l’habitude de nous réunir. Il écoute nos histoires, nousdistribue du tabac et, quand il est gris comme un Polonais, nousfait chanter en chœur.

– Chantez quelque chose de cochon… Moi,je n’aime que ce qui est cochon…

Il accompagne au refrain.

– Allons, encore une fois ! Je vousdonnerai trois paquets de gros tabac…

On dit que la reine des garces est morte,

Est morte comme elle a vécu…

À la fin, il essuie une larmed’attendrissement qui roule au bord de sa paupière rouge.

– C’est tout de même trop cochon… Enfin,moi, je n’aime que ce qui est cochon… Heureusement qu’il n’y a pasde demoiselles ici, n’est-ce pas, toi ?

Et il regarde son ordonnance qui est venu luinouer un foulard autour du cou pour l’empêcher d’attraper unrhume…

 

Après les chansons, on fait de longs récits, –des récits pornographiques. Ils se prolongent souvent très avantdans la nuit, ces contes sales, bien après l’heure du coucher,après l’heure de l’appel du soir qu’on ne sonne pas, le plussouvent. Et, au milieu de l’obscurité grandissante, dans la nuitque percent les feux des prunelles enflammées, on voit de temps entemps se lever des hommes qui se prétendent fatigués, qui seretirent dans leurs marabouts, qui sortent du camp, par couples,l’un suivant l’autre rapidement, sous des prétextes quelconques. Onles blaguait, tout d’abord ; maintenant, on ne les blagueplus. C’est tout au plus si l’on se pousse du coude quand on lesvoit partir. Le mépris a fait place à l’envie.

 

– Pourquoi que tu ne te fais pas unegigolette ! m’a demandé l’autre jour le Crocodile, qui enest. Dame ! je sais bien, c’est un peu… Enfin,quoi ? ce n’est pas de notre faute si nous n’avons pas degrives et si nous sommes forcés de prendre des merles…

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