Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 22

 

– Par ici ! caporal ! Parici ! Ne laissez pas vos hommes entrer dans le camp, s’écriele capitaine Mafeugnat aussitôt qu’il nous aperçoit.

Et il sort, en faisant de grands gestes, d’unedes deux maisonnettes bâties sur la petite esplanade qui précèdeles retranchements élevés autour de l’emplacement desmarabouts.

Les gradés, un sergent et un caporal, sortentaussi de leur cahute et font quelques pas au devant de nous.

– Mais, qu’est-ce qu’il a à nousappeler ? me demande Queslier. Est-ce qu’il se figure que nousarrivons avec l’intention de lui servir de gardes du corps ?Ah ! mais non ! Moi, d’abord, j’ai bien envie d’allertout de suite retrouver les autres.

Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sontréunis en groupe compact, au milieu du camp, devant les tentes et,par-dessus le parapet, nous font signe de venir les rejoindre.Pourquoi pas ? Le capitaine va évidemment nous faire camper àpart, nous enjoindre de ne pas communiquer avec eux et, si nousenfreignons sa défense, il pourra nous accuser d’avoir refusé delui obéir. Jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucun ordredirect ; le capitaine n’a parlé qu’au caporal qui nousconduit, – le caporal Fleur-de-Gourde, comme Hominard vient de lebaptiser en route. – Queslier me pousse le coude… Nous sautons lefossé, lui et moi, et nous avons franchi le retranchement avant quele cabot ait eu le temps de se retourner.

– Voulez-vous revenir ici !s’écrie-t-il, furieux de s’être laissé manquer de respect devant uncapitaine ; voulez-vous !…

L’émotion arrête la parole dans sa gorge. Leshuit camarades, Hominard en tête, viennent de lui passer entre lesjambes et ont pris le même chemin que nous.

– Vous aurez de mes nouvelles ! tasde bandits ! hurle le capitaine qui a vu de loin la scène etqui reprend le chemin de sa maison en nous tendant le poing.

 

– Ses menaces et rien, dit le Crocodileen haussant les épaules, c’est absolument le même tabac.

– Depuis ce matin, ajoute Acajou enricanant, chaque fois qu’il nous donne un ordre, c’est comme s’ilpissait dans un violon pour faire de la musique. Quand on a unfrère à venger, conclut-il tragiquement, on ne connaît plusrien.

Encore un drôle de type, ce gamin, dontl’impudence effrontée couvre la résolution audacieuse et qui écrasehonteusement, entre deux phrases de mélodrame ou deux couplets debeuglant, sa sensibilité de petite fille. On sent qu’il a au plushaut degré la rancune de l’injure subie, cet avorton, qu’il l’aconservera pendant des années, s’il le faut, mais qu’il nel’effacera complètement que lorsqu’il aura fait payer l’insulte àl’insulteur, par une mauvaise plaisanterie, un mauvais tour – ou unmauvais coup. – Pour le moment, il demande l’abatage immédiat deschaouchs, capitaine en tête.

– Oeil pour œil, dent pour dent !Qu’est-ce que tu en penses, Rabasse ?

 

Rabasse nous explique comment Barnoux a étéassassiné. Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du génie quidirigent les travaux du bordj qu’on construit à côté du camp, uncamarade, un Bordelais comme lui. Ce camarade est parvenu, hier, 14Juillet, à la faveur du désordre qu’avaient produit les différentsjeux organisés pour célébrer la fête, à lui passer quelquesbouteilles de liqueur. Barnoux était en train de les vider, lesoir, après l’extinction des feux, avec les hommes de son marabout,quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du bruit etest entré dans la tente. Il s’est aperçu de ce qui se passait et afait sortir Barnoux qu’il a amené devant le capitaine.

– Dites-moi de qui vous tenez cesbouteilles, lui a dit Mafeugnat.

Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitainea donné l’ordre de le mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi,l’Homme-Kelb et Mouffe se sont précipités sur lui et l’ont mis à lacrapaudine ; puis, pour que personne ne vînt le détacher, ilsl’ont transporté devant leur maison. Là, Barnoux ayant pousséquelques plaintes, les trois brutes ont été prévenir le capitainequi est venu demander au patient s’il voulait se taire.

– Vos cris empêchent tout le monde dedormir. Voilà les sergents qui assurent que vous ne leur laissezpas fermer l’œil.

– Mon capitaine, je ne crie et je ne meplains que parce que je souffre. On a serré les fers tellement fortque j’ai les poignets brisés. Vous pouvez regarder si ce n’est pasvrai.

– Je m’en moque, vous n’avez que ce quevous méritez.

– Mon capitaine, un homme ne méritejamais d’être traité comme je le suis. Si vous aviez un peu decœur, vous le comprendriez…

– Le bâillon ! mettez-lui lebâillon ! s’est écrié le tortionnaire aux trois galons.

Et les chaouchs, après avoir enfoncé de forceun chiffon sale dans la bouche de leur victime, lui ont entouré latête avec des serviettes et des cordes.

– Toute la nuit, nous dit Rabasse, il estresté là, jeté sur le sable comme un paquet. Et ce matin, au jour,le factionnaire, ne le voyant pas remuer, s’est approché. Il l’asecoué et s’est aperçu qu’il était mort étouffé. Aussitôt, lecapitaine l’a fait mettre dans le tombereau du génie et…

– Oui, nous avons rencontré l’Amiral enroute.

– Ah ! si tu avais vu le camp cematin ! s’écrie le Crocodile. Tout le monde était enrévolution. Vrai ! je ne sais pas comment ils sont encore envie, les chaouchs !

– Il faudrait pourtant se décider, ditAcajou. Moi, je mets une boule noire, et toi ?

 

Moi, je mets une boule blanche. Oui, une bouleblanche. Je viens de jeter un coup d’œil sur les visages desindividus qui m’entourent et, certes, si j’ai découvert quelquesfaces décidées, j’ai vu bien des physionomies d’indécis etd’irrésolus. Je devine que j’ai devant moi des abêtis qui n’ontmême pas eu le courage d’être lâches tout de suite et qui se sontemballés, ce matin, surtout parce qu’ils ont vu éclaterl’indignation de quelques crânes. Leur demi-journée d’insoumissioncommence à leur peser, et je sens que, malgré eux peut-être, d’uninstant à l’autre, leur colère va tomber à plat. Ces moutonstransformés subitement en loups vont redevenir des moutons. Je sensqu’il n’y a rien à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nouslevions nos fusils contre les assassins de Barnoux, ils seprécipiteraient pour nous retenir les bras, – heureux de racheterleur rébellion par de l’aplatissement, – ou nous casseraient latête par derrière.

Et puis, je ne suis pas d’avis de recourir àla violence. Si j’avais été là ce matin, à quatre heures, quand ona relevé le cadavre, j’aurais été le premier à prêcher la révolteet peut-être à envoyer une balle dans la peau d’un des étrangleurs.Maintenant il est trop tard.

Il y a une autre raison encore. En dehors dela vengeance immédiate, toujours excusable, je ne comprends la mortd’un homme que comme sanction d’une idée juste. Ici, l’exécutiondes misérables ne prouverait rien. Elle serait la conséquenceméritée de leur férocité, et voilà tout. Si, un jour, quand l’heuresera venue de jeter par terre le système militaire, il fautrépandre du sang, – et il le faudra, – on les retrouvera, lestortionnaires. Eux ou d’autres, peu importe. Tous les individus quicomposent une caste sont solidaires les uns des autres.

Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eurébellion. Depuis le matin, le camp entier refuse d’obéir auxordres donnés par les chefs. On a poussé des cris d’indignation, ona proféré des menaces. Il est temps de mettre un terme à cettesituation fausse. Se soumettre sans rien dire ? Ils sont làune douzaine qui ne le voudraient pas ; et puis, ce seraitavouer implicitement qu’on a eu tort. Se plaindre ? Oui, maisà qui ?

– Au général, parbleu ! s’écrieQueslier, comme je le disais pendant la route !

Je saute sur cette idée. Je sais d’avance àquoi m’en tenir sur les résultats de la visite que nous allonsfaire au commandant du cercle. Je ne me fais pas d’illusion sur laportée des réclamations que nous pourrons lui adresser et qu’ilsera à peu près forcé de prendre, pour la forme, en considération.Seulement, le projet de Queslier a un bon côté. Le général seraobligé d’admettre, si nous poussons jusqu’à lui, que le campd’El-Ksob a agi de bonne foi et ne s’est révolté que sousl’influence de l’indignation. Rester là, ce serait risquer de sevoir accuser d’avoir tout simplement obéi à des chefs de complotdont le plan a avorté et dont on demanderait les noms, – quiseraient livrés, indubitablement. Et puis, qui sait ? c’estpeut-être un brave homme, ce général ? Il est capable deforcer Mafeugnat et ses acolytes à changer de corps ; il estcapable de les faire passer au conseil de guerre… Il est capable…De quoi n’est-il pas capable ?

 

– Parbleu ! s’écrient les hommes quim’entourent et, auxquels je viens d’exposer ces dernièresidées ; allons, en route tout de suite.

Tout le détachement veut se mettre en marche,immédiatement, pour arriver à Boufsa, où se trouve le général,après-demain matin. Il a fallu faire entendre raison à ces enragés,– des enragés qui commençaient à voir tout en rouge, après avoir vutout en noir, et qui ne parlaient de rien moins que de lacondamnation à mort de Mafeugnat, au conseil de guerre devantlequel le ferait passer le général.

Il est décidé que nous partons à six,Queslier, le Crocodile, Acajou, moi et deux autres. Nous faisons laquête pour avoir du pain pendant les deux jours que nous aurons àmarcher. Chacun nous apporte un croûton ou un morceau de biscuit.Nos musettes sont à peu près pleines.

– Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça,nous engraisserions et nous ne pourrions plus doubler les étapes.Quand on n’a pas l’habitude de manger à sa faim, vouscomprenez…

Nous empoignons nos fusils et nous sortons ducamp à la queue leu-leu. Le capitaine, qui cause sur sa porte avecles chaouchs, nous aperçoit.

 

– Halte-là ! oùallez-vous ?

– Nous allons à Boufsa, porter une lettrepressée au général, répond le Crocodile.

Le capitaine devient tout pâle.

– Rentrez dans le camp ! Je vousdéfends de faire un pas de plus !

Pour toute réponse, nous nous remettons enmarche. D’un bond, Mafeugnat rentre chez lui et sort avec unrevolver à la main. Il lève le bras.

– Si vous ne vous arrêtez pas, je faisfeu !

Nous sommes à dix pas de lui et il met en jouele Crocodile. Tous ensembles, nous prenons à la main nos fusilschargés pendant que les chaouchs, Fleur-de-Gourde en tête, seprécipitent dans leur cahute sous prétexte de chercher leursarmes.

– Allons, va donc raccrocher ton crucifixà ressort, dit Acajou au capitaine, tu vois bien qu’il ne nous faitpas peur. C’est des noyaux de cerises qu’il y a dedans.

Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d’unevoix brisée par la colère :

– Je vous ferai tous passer en conseil deguerre !

– Après toi ! crie le Crocodile.

 

Et Acajou, qui est resté le dernier, seretourne pour lui dire en riant :

– À quoi ça te sert-il de faire tes yeuxen boules de loto ? On sait bien que tu n’es pasméchant ; tu ne ferais pas de mal à un lion ; tu aimeraismieux lui donner un morceau de pain qu’un coup de pied…

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