Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 17

 

Voilà des mois que je ne sors pas de laprison. Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils ne lelâchent point.

Je souffre horriblement. Moralement d’abord.C’est une chose terrible que d’être obligé, avec un caractèreviolent, entier, d’avaler silencieusement tous les outrages et deronger ses colères. Et puis, je suis seul. Personne, de près ni deloin, pour m’encourager, pour me mettre du cœur au ventre.

 

Eh bien ! j’aime mieux cela, au fond. Jepréfère cet isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l’énergieet aux lamentations qui émasculent. Cela m’ôterait du courage, jecrois, de savoir qu’on pleure sur mon sort ; et je sais gré àtous ceux qui pourraient s’intéresser à moi de leur ingratitudeégoïste ; je leur sais gré de n’avoir jamais fait luire à mesyeux ces feux follets de l’espérance menteuse qui ne brillent quepour vous faire tomber, en disparaissant, dans les fondrières del’abattement. J’ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les croyancesbêtes de mon enfance et je n’écris plus à personne. Pas une seulefois, même dans les minutes les plus atroces, je n’ai pensé àappeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de lafamille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolationpuérile. Je serais obligé de l’enlever, plus tard, comme unappareil qu’on arrache brutalement d’une blessure mal fermée et quilaisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je me repais dema haine. J’irai jusqu’au bout ainsi, sans faiblir, car j’ai foi enl’avenir, car je sais que c’est avec les fers qu’il a trouvés dansles cachots de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette.

Je souffre physiquement, aussi. Et lasouffrance morale pèse peu, peut-être, à côté de cettesouffrance-là. Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorgesèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes saléesviennent piquer les yeux ; l’immobilité, pendant des heures,dans les poses les plus fatigantes du maniement d’armes ou del’escrime à la baïonnette, en plein soleil ; les séries de pasde course, avec une charge à faire reculer une bête de somme, surune piste dont la poussière soulevée altère et aveugle ! Lesfers qui brisent les membres ; le bâillon qui fend la boucheet ensanglante la lèvre qui ne peut même plus s’indigner ! Etsurtout la faim, la faim atroce qui tord les entrailles, quiaffole ; la soif dévorante qui fait hurler ! Quoi de plusterrible que la fatigue immense, presque invincible, quis’appesantit sur le corps exténué ? Quelles luttes à soutenircontre les forces qui s’en vont, contre l’énergie qui disparaît,contre l’avachissement qui ne tarderait pas à avoir raison del’esprit énervé !…

Il faut réagir, pourtant, résister jusqu’audernier moment et rire au nez du Code pénal, – ce canon chargé,mèche allumée, devant lequel je dois vivre.

 

Un homme de garde, en passant devant montombeau, laisse tomber un papier plié en quatre. Je le ramasse.C’est un billet de Queslier. Il m’avertit qu’il a pu disposer d’unpain et qu’il l’a caché, à mon intention, à un endroit qu’ilm’indique. Je n’aurai qu’à m’esquiver, le soir, pour aller lechercher. C’est à deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tantmieux, ma foi ! Je crève de faim, depuis huit jours que jesuis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n’ai pasmangé depuis hier matin… Tiens, mais à propos, d’où provient-il, cepain ?

– Quelle blague ! me dit tout bas unde mes voisins, en cellule aussi et à qui j’ai promis d’en donnerun morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits, il y a destypes qui vont chaparder des pains sur les rayons de la grandetente de l’administration ? Moi, je ne leur donne pastort…

Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort àl’homme qui dérobera une boule de son. Je laisserai cettecanaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui n’auront pashonte, s’ils sont jamais surpris, ces affamés, de leur infliger unecondamnation pour vol, – le vol de la nourriture que leurssupérieurs leur grinchissent.

 

Il fait presque nuit. J’allonge la tête pourexaminer la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que cene soit pas une bourrique !… Non ; c’est Chaumiette. Aveclui, il n’y a pas de danger ; s’il me voit m’évader, il feracertainement semblant de ne pas me voir. Il est justement seuldehors. Les autres hommes de garde sont sous leur marabout, lepied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau enrampant ; je me glisse le long du mur sur lequel je me hissesans bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé… Zut ! unepierre qui tombe et roule sur une vieille boîte de conserves… tantpis ! Je saute et je pars en courant, sans faire de bruit, surla pointe des pieds ; j’ai déjà parcouru la moitié duchemin…

 

– Halte-là !… Halte-là !…Halte-là, ou je fais feu.

Un gros olivier est à côté de moi.Instinctivement, je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerred’un coup de fusil éclate et la balle s’enfonce dans l’arbre, à unmètre de terre, avec le bruit mat d’une pomme cuite qu’on colle lelong d’un mur. Bien visé ! Je me relève vivement et je faistourner mes bras, comme les ailes d’un moulin à vent, pour indiquerque je reviens.

 

On m’a mis aux fers. – Ils ont cru que jevoulais déserter, les imbéciles !

 

Pendant la nuit, Chaumiette a repris lafaction. Il s’est approché de mon tombeau.

– Est-ce que tu dors ?

– Non.

– Tu sais, tout à l’heure… je t’avaisbien vu partir, mais je ne disais rien… c’est le sergent qui t’aentendu… Il m’a commandé de tirer… tu comprends… il était à côté demoi… j’ai tiré en l’air !…

– Lâche !

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