Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 21

 

– Est-ce que tu connais quelqu’un àEl-Ksob ? me demande Hominard, comme nous partonsd’Aïn-Halib.

– Ma foi, Queslier vient de me dire quenous y trouverions quelques copains.

– Bien sûr, dit Queslier qui fait aussipartie du détachement. On a envoyé à El-Ksob une douzaine d’hommesd’El-Gatous, pour aider à la construction du bordj. Nous allonsretrouver le Crocodile, Acajou, Rabasse…

– Et l’Amiral ?

– L’Amiral aussi ; c’est lui quiconduit le tombereau du Génie. Il est venu une fois à Aïn-Halib,pour chercher de la chaux, pendant que tu étais en prison. Il m’adit qu’ils étaient là-bas quelques bonnes têtes, mais pas mal dejeunes arrivés de France… Tu sais, il paraît que ça pète sec àEl-Ksob. Avec les gradés qu’il y a : le caporal Mouffe,l’ancien calotin défroqué, l’Homme-Kelb…

– Qu’est-ce que c’est quel’Homme-Kelb ?

– Comment ! tu n’as pas entenduparler de l’Homme-Kelb ? L’Homme-Chien qui a du poil jusquedans les oreilles ?

– Non.

– Eh bien, tu ne vas pas tarder à fairesa connaissance, ainsi que celle de l’honorable capitaineMafeugnat. Ah ! tu te figures que tu vas avoir affaire à deschaouchs ordinaires ? Pas du tout. Ce sont des chaouchs dechoix, de première catégorie. On n’en fait plus comme ça. Le mouleest perdu. Le capitaine d’abord : un capitaine en second qu’ona envoyé aux Compagnies de Discipline parce qu’il préférait lesbouteilles pleines aux bouteilles vides et dont le nez ressemble àune pomme de terre pourrie ou à une poire blette…

– Queslier ! s’écrie le caporal quinous commande et qui a entendu la dernière phrase, je vous portequatre jours de salle de police avec le motif, si vous dites un motde plus.

Queslier prend le parti de se taire et,haussant les épaules, force l’allure pour se porter en avant. Je lesuis avec Hominard et bientôt nous marchons à une trentaine de pasde nos sept camarades ; entre leurs capotes et leurs képisgris, apparaissent le képi et le pantalon rouge du caporal.

Nous descendons une côte caillouteuse. Laroute, étroite, bordée de grosses pierres, s’engage dans un défilé,le long du lit raviné d’un oued dont les galets grisâtres et polisrecouvrent à demi des amas de roseaux desséchés ou les troncsnoirâtres d’arbres déracinés et apportés là par les eaux, àl’époque des grandes pluies. Puis, après un dernier détour, nousentrons dans une vallée aride, semée de loin en loin de buissonsd’épines et encaissée entre des collines taillées à pic, au terrainrougeâtre, sur lequel des touffes d’alfa font l’effet de petitsbouquets verts. Tout d’un coup, après le passage d’un oued quidégringole des montagnes de droite, la chaîne des collines s’écarteà gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée debroussailles et de grands arbres, et bornée tout là-bas, au diable,par des montagnes d’un bleu cru. La route tourne à droite et, aupied d’une éminence qu’elle gravit, s’élève un bouquet degommiers.

 

– Ouf ! dit Queslier en laissanttomber son sac, voilà douze kilomètres de faits : la moitié del’étape. Nous pouvons bien nous reposer un quart d’heure.

Hominard et moi nous mettons sac à terre etnous nous asseyons en attendant les camarades qui sont, maintenant,à plusieurs centaines de mètres en arrière.

– Dites donc ! s’écrie le caporal enapprochant, si vous profitez de ce que je ne suis pas méchant pourvous moquer de moi, je vous ficherai dedans, vous savez.

– Qui est-ce qui se moque de vous,caporal ? demande Hominard. Est-ce pour moi que vous dites ça,par hasard ?

– Pour vous, pour Froissard et pourQueslier. Je ne veux pas que vous marchiez en avant, comme vousvenez de le faire. Nous n’aurions qu’à rencontrer un officier, surla route… Je ne suis pas méchant, mais je n’aime pas qu’on aitl’air d’en avoir deux…

Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe desa poche et la bourre tranquillement. Il se retourne pour medemander une allumette ; mais il reste le bras tendu, fixantles yeux sur la colline le long de laquelle serpente la route etque nous allons grimper tout à l’heure.

– Tiens, regarde donc là-haut ?

– Eh ! c’est le tombereau d’El-Ksob,dit Queslier, dont la vue perçante a reconnu l’attelage du génie.Et je parie que c’est l’Amiral qui le conduit… oui… oui… c’est bienlui. Il va au moins chercher quelque chose à Aïn-Halib.

– Ma foi, tant mieux ; il pourranous donner quelques renseignements sur El-Ksob.

Et je m’avance sur la route. Le tombereaudescend lentement la côte. Au-dessus des ridelles on voit s’éleverquelque chose qui ressemble à une perche… Tiens, c’est un fusilavec la baïonnette enfoncée dans le fourreau, au bout.

– Ohé ! l’Amiral !

L’Amiral esquisse un geste vague, mais nerépond pas. Il est accompagné par un sergent dans lequel jereconnais cet infâme Craponi qui avait attaché Palet à la queued’un mulet.

– C’est cette rosse de Craponi qui luidéfend de nous répondre, murmure Queslier. Mais qu’est-ce qu’il adonc dans sa voiture ?

 

Le tombereau n’est plus qu’à vingt pas. Jem’avance au devant du premier mulet, que je saisis par labride.

– Voulez-vous lâcher cet animal !s’écrie Craponi. Et vous, marchez ! en avant ! je vousdéfends de vous arrêter, entendez-vous ?

 

Mais l’Amiral n’a pas l’air de comprendre quec’est à lui que le Corse s’adresse. Il a saisi le cordeau qu’ilretient d’une main ferme et a mis sa voiture en travers de laroute.

– Vous pouvez regarder ce qu’il y adedans, nous dit-il, sans serrer les mains que nous lui tendons. Nevous pressez pas, allez ! je ne partirai pas avant que vousayez vu.

Et, se tournant vers lepied-de-banc :

– Tu entends, toi, je ne partirai pasavant. Si ça ne te plaît pas, c’est le même prix.

– Caporal ! crie Craponi au cabotqui, assis sous les gommiers, regarde la scène de loin, sans y riencomprendre ; caporal ! rappelez vos hommes, ou je vousporte une punition en arrivant à Aïn-Halib !

Le caporal s’élance en courant, mais Queslierest déjà monté sur une roue, moi sur l’autre. Au fond du tombereauun fusil dressé tout droit, un sac et un fourniment et, en travers,quelque chose comme un long paquet enveloppé de couvre-piedsgris.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demande Queslier qui se penche et tire à lui les couvertures. Ça al’air lourd… Ah !…

Il pousse un cri et est obligé de secramponner aux ridelles pour ne pas tomber à la renverse. Je mepenche à mon tour, anxieux, et un cri d’horreur m’échappe aussi. Cequ’enveloppent les couvre-pieds, c’est un cadavre. La têteamaigrie, aux joues creuses, au teint plombé, est collée dans unangle du tombereau et de cette face livide, affreusementcontractée, aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figéel’expression d’une rage atroce, aux mâchoires fortement serréesl’une contre l’autre, se dégage une impression de souffranceépouvantable. Cette tête, je l’ai reconnue, Queslier aussi. C’estcelle de Barnoux. Nous nous précipitons vers l’Amiral pour luidemander des détails, tandis que les huit hommes qui nousaccompagnent, Hominard en tête, grimpent à l’envi sur la voiture.Le caporal, emporté par la curiosité, monte aussi sur unbrancard.

– Tu peux regarder, va ! lui criaQueslier. Ce sont tes confrères qui l’ont assassiné, celui-là. Situ avais deux sous de cœur, tu rendrais tes galons à ceux qui teles ont donnés, après avoir vu ça !

Le caporal bégaye, pleurniche.

– Pas de ma faute… moi… pas méchant…

– Mets-y un clou, eh ! cafard !gueule Hominard qui a porté la main à sa cartouchière ; mets-yun clou, ou je te fous une balle dans la peau ! Les assassinsn’ont qu’à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la gueule commeà des kelbs !

Le cabot, terrifié, jette les yeux autour delui. Il est tout seul. Craponi, prévoyant la scène, s’est éclipséaussitôt qu’il nous a vus monter sur le tombereau. On l’aperçoit,tout au bout de la route, silhouette ignoble d’animal lâche etfuyant.

 

– Je ne sais pas ce qui se passe en cemoment à El-Ksob, nous dit en terminant l’Amiral qui nous aexpliqué comment Barnous est mort, étranglé par les chaouchs ;mais ce que je puis vous assurer, c’est que, lorsque je suis parti,ça chauffait dur. Les hommes ne veulent pas sortir du camp et lesgradés, qui sont réunis autour du capitaine, n’osent pass’approcher d’eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine d’autresparlaient de descendre le cadre et de déserter, avec armes etbagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas comment ça a tourné, maisles gradés n’en mènent pas large. Moi, je ne voulais pas, d’abord,conduire le corps à Aïn-Halib, mais j’ai réfléchi. Autant valaitmoi qu’un autre, car moi, je n’aurai pas peur de raconter aucapitaine comment les choses se sont passées…

– Ce n’est pas au capitaine qu’il fautaller porter plainte, s’écrie Queslier. Le capitaine !Ah ! il s’en fiche pas mal ! C’est le général qu’ilfaudrait aller trouver, à Boufsa ! Et nous verrions bien s’ilne nous accorderait pas justice.

Je suis assez de cet avis, bien que je necompte guère sur la justice du général – précisément parce qu’ilest général.

– Le plus simple, ça serait encore dedescendre toute la racaille à coups de flingot, insinue Hominard enfixant le cabot qui, tout pâle, flageole sur ses jambes.

– C’est peut-être en bonne voied’exécution, ce système-là, répond l’Amiral. Vous savez, après cequi s’est passé ce matin, ça ne m’étonnerait pas qu’on ait déjàfait du bœuf à la mode avec la viande des pieds-de-banc…Tiens ! Eh bien ! où est-il passé mon Corsico ?…Ohé ! Craponi ! Fripouilli ! Macaroni !…

Le caporal, tremblant, s’approche del’Amiral.

– Le sergent est parti depuis quelquetemps déjà. Comme vous ne pouvez pas remonter sans escorte àAïn-Halib, je vais vous accompagner. Les hommes iront bien toutseuls jusqu’à El-Ksob.

– C’est ça, dit Queslier, débarrasse-nousde toi. Il n’aurait qu’à nous prendre envie de te casser les pattesen route…

Mais Hominard se récrie.

– De quoi ? de quoi ? Monsieura le flub ? Monsieur veut se trotter ? Ah ! maisnon, par exemple ! Pas de ça ! On nous a donné un cabotpour nous conduire et je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m’amenacé de me ficher dedans parce que je marchais trop vite !Il n’y a pas de danger que je le lâche ! Et je vais le fairemarcher devant moi, encore, avec accompagnement de coups de pieddans les talons s’il a l’air de vouloir caner… Ça ne marque pas,les coups de pied dans les talons… seulement, ça pince.

Le caporal essaye de protester.

– Je n’ai pas peur, je n’ai rien àredouter… Je n’ai jamais été méchant… c’est une justice à merendre, je n’ai jamais été méchant…

– Elle n’est pas mauvaise ! Maisqu’est-ce que ça nous fout, tout ça ? Méchant ou pas, si ondécide de venger Barnoux sur la peau de tes copains d’El-Ksob, tu ypasseras comme eux, en même temps… Ah ! maintenant, dans lecas où la représentation serait déjà finie quand nous arriverons,on jouerait une nouvelle pièce exprès pour toi… Plains-toi donc,eh ! taffeur !… Un duo à nous deux ! c’est moi quijouerais de la clarinette !

– En route, nom de Dieu ! s’écrieQueslier. Et pas de halte jusqu’à El-Ksob ? Nous verrons cequ’il y a à faire, avec les autres ; il faudra qu’ils lepayent, leur assassinat ! Au revoir, l’Amiral !

 

Nous avons repris nos sacs et nous nous sommesmis en marche. Elle ne nous a pas semblé longue, la seconde moitiéde l’étape. Excités par l’indignation, la rage au cœur, nous avonsmarché à grands pas, silencieux, mornes, distendant seulement lesmâchoires dans un rire féroce chaque fois qu’Hominard, ce farceurque la blague ne quitte pas, même dans la colère, engueulait soncabot.

Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs quidissimulent la violence de leur indignation sous les drôleries dela farce – comme on cache un stylet dans le manche d’un riflard –et qui jettent à pleines poignées, sur les éraflures que fait lapointe froide de la menace, le sel cuisant de l’ironie.

 

– Allons, trotte donc ; on diraitque tu as peur de t’user la plante des pieds ! Tu ne feraisjamais tort qu’aux vers. Ils ne te diront pas merci pour unedemi-livre de viande que tu leur apporteras en plus. Après ça,Monsieur a peut-être passé un traité avec lesastibloches ?

 

– Si tu ne marches pas plus vite, je nete laisserai pas faire ton testament.

 

Au bout d’une heure et demie, du haut d’uneéminence qui domine une vallée, nous apercevons El-Ksob. Il estneuf heures du matin. Le blanc des marabouts, rosé au sommet,éclate sur le bleu pur du ciel, à gauche, tandis qu’à droite, lesoleil qui vient de jeter sa pourpre caligineuse sur la pointe desmontagnes, commence à rougir les contours de constructionsinachevées dont les formes s’effacent et ne semblent plus qu’unemasse violacée et confuse au milieu de l’éblouissement doré desrayons.

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