Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 31

 

Je suis en prison – encore – et je fais lepeloton – toujours.

Ce n’est plus El-Ksob, ici. Je n’ai plus devin, plus d’alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze – plus mêmede pain. Je suis retombé dans la misère noire.

 

Eh bien ! tant mieux ! Je suiscontent de m’être débarrassé de tout cela, d’avoir secoué toutecette honte.

J’ai reconquis ma haine d’autrefois, la ragequi me met le feu au ventre, ma volonté d’énergumène. Je veuxsortir du Barathre. Du courage, il m’en faut encore pendant unedemi-année. J’en aurai.

Je suis bien portant, d’ailleurs, malgré lesfers, malgré les mauvais traitements, malgré les privations durégime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus manger qu’unesoupe sur quatre. De la blague, tout ça, lorsqu’on sait qu’on seralibre au bout de six mois !

Je me sens fort, en dépit de tout. Et j’aimême une pointe de vanité égoïste en jetant un coup d’œil, parmiles vingt hommes qui me suivent, sur deux ou trois malheureux quiclochent du pied et se traînent difficilement. Car c’est moi quitiens la tête, c’est moi qui mène le bal, allant toujours,tant et plus, du même pas régulier, habitué à la charge énorme queje porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras rompus auxmouvements les plus pénibles et les plus prolongés du maniementd’armes que j’exécute machinalement, sans gêne.

Je crois qu’un homme, lorsqu’il a pu dépasserun certain degré de fatigue et d’abattement, franchir, par uneffort tenace de résolution, la limite qu’il s’est d’abord figuréne pouvoir atteindre, est capable de continuer, sans plus souffrir,l’exercice qui lui a semblé impossible, de sauter, maintes etmaintes fois, par dessus l’obstacle qu’il a pensé refuser. Onarrive à s’insensibiliser.

 

J’éprouve un serrement de cœur, pourtant,lorsque, à chaque tour de piste, j’arrive devant la petite butte degazon sur laquelle est monté le sergent de garde qui nous faitmanœuvrer. Un homme est assis, au pied du tertre, son sac à terre,à côté de lui, son fusil entre les jambes. C’est Queslier.

 

Pauvre garçon ! Brave cœur ! Il y alongtemps qu’il souffre, déjà, car le climat meurtrier l’a anémié,car les tourments qu’on lui a fait endurer l’ont affaibli à telpoint qu’il n’a pas pu continuer le peloton, ce matin, et qu’il aété forcé de se faire porter malade. On a été chercher lemédecin-major.

 

Il arrive.

 

– C’est vous qui vous êtes fait portermalade ? Où avez-vous mal ?

– Partout, monsieur le major.

– Mais enfin, de quoi vousplaignez-vous ? De quoi souffrez-vous ?

– De la fatigue. Je n’en puis plus.

– Ce n’est pas une maladie, cela. Voyons,vous n’avez pas autre chose ?

– Mais, monsieur le major, examinez-moi.Je vous assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n’ai plustrois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes ne peuvent plusme porter…

Un flot de paroles désespérées.

 

– Mon ami, vous êtes peut-être fatigué,je n’en disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit point.Je ne puis vous reconnaître malade.

Et, se tournant vers le chef de poste, lemajor ajoute :

– Sergent, vous pouvez commander à cethomme de continuer son exercice.

Et il s’en va, tranquillement, les paillettesd’or de son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande develours ; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache àpomme d’argent.

 

– Queslier, placez-vous le premier… entête !… Pas gymnastique, marche !

Le malheureux fait cinq ou six pas entitubant.

– Nom de Dieu ! Plus vite queça ! Marchez-lui sur les talons, Froissard.

Queslier s’arrête et laisse tomber son fusil.J’essaye de lui donner du courage ; mais je sens qu’il ne peutplus faire un pas. Ses jambes raidies flageolent sous lui.Ah ! bon Dieu !

 

– Queslier ! pour vous toutseul !… pas gymnastique, marche !

Queslier ne bouge pas.

– Les deux premiers, arrivez ici…Froissard et le suivant.

Nous nous approchons du sergent qui estdescendu du tertre et qui s’est dirigé vers Queslier.

– Vous savez qu’aux termes d’unecirculaire promulguée par le général commandant la divisiond’occupation de Tunisie, tout homme qui se fait porter malade aucours d’un exercice quelconque et qui n’est pas reconnu tel par lemajor, doit être considéré comme ayant refusé l’obéissance à sonsupérieur… Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme s’estfait porter malade au cours d’un exercice et n’a pas été reconnutel ?

Que faire ?… Il me vient uneidée :

 

– Sergent, vous ne lui avez pas lu leCode pénal.

– C’est inutile. J’aurais même pu lefaire mettre en prévention de conseil de guerre aussitôt après ledépart du major. La circulaire du général m’y autorise.

– Cependant, sergent, le code est déjàassez sévère…

– Ce n’est pas l’avis du général,probablement… D’ailleurs, taisez-vous !

– N’insiste pas, me dit Queslier, quisourit tristement. Je ne peux plus mettre un pied devantl’autre.

Et il me lance un regard que je comprends…

– Vous êtes témoins, n’est-cepas ?

– Oui, sergent.

 

On a emmené Queslier auquel on a mis, sousson tombeau, les fers aux pieds et aux mains.

Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas êtreaperçu !…

Justement une bande de gradés fait son entréedans le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein depunch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent de garde pourtrinquer avec leur collègue de service. Il y a eu une promotion cematin, paraît-il ; un des pieds-de-banc, Balanzi, a été nommésergent-major. C’est le factionnaire qui, tout bas, vient de mejeter cette nouvelle.

Il a raison. J’entends des hurlements, mêlés àdes éclats de rire, sortir du marabout. En chœur, les chaouchsentonnent une chanson :

Nous avons un sergent-major…

… Il a cinq pieds, six pouces,

Et des galons en or !

Des galons en or ! Dire que c’est avec çaqu’on étrangle un peuple !

 

Personne ? Pas de danger ? Lasentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me glisse jusqu’au tombeaude Queslier.

– Rien n’est perdu, vois-tu, rien. Jepasserai au conseil, mais je m’en tirerai. Il n’est pas possiblequ’ils osent me condamner. Si je croyais le contraire… Mais non, cen’est pas possible… Tu as compris mon coup d’œil, tout àl’heure ? J’aime bien mieux que ce soit toi qui me serves detémoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m’aider à me tirerde leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieuqu’avec une bourrique, j’aurais été frais !… Allons, monvieux, ne te fais pas de bile, va ; ça n’en vaut pas la peine,tout ça. Nous retournerons à Paris, malgré eux, les crapules !Et nous irons voir s’il y a encore de la place dans un jardin de larue des Rosiers où l’on colle autre chose que des espaliers, lelong des murs.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer