Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 2

 

Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnierde deuxième classe au 41e d’artillerie. Six mois ôtés desoixante, restent cinquante-quatre.

– Ça commence à se tirer, dit moncamarade de lit, un Bordelais qui s’est engagé aussi, un cochonvendu comme moi.

– C’est égal, c’est encore rudementlong.

– De quoi ? de quoi ? s’écrieun conducteur de la classe 76, un gros garçon qui va être libéré duservice dans quelques jours et qui hurle : La classe !toute la journée. – De quoi ? On trouve le temps long ?on s’embête ? Est-ce qu’on a été te chercher, dis donc, pourt’amener au régiment ? Est-ce que tu n’y es pas venu toutseul ? Il faut avoir un sacré toupet pour se plaindre de cequ’on a demandé ! Pourquoi t’es-tu engagé, alors ?Pourquoi n’es-tu pas resté chez toi ?

Alors, dans la chambrée, des rires éclatent,des ricanements grincent.

– La planche à pain était tombée.

– Le four était démoli.

– Il avait mis sa soupière auMont-de-Piété.

Ah ! je les connais par cœur, cesvieilles railleries régimentaires, ces plaisanteries toujours lesmêmes, qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au cœur,les premiers jours. Maintenant encore, peut-être, elles mechatouillent désagréablement, mais elles ne me font plus monter lerouge au visage et ne me donnent plus l’envie de me jeter sur lesblagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au risquede me rendre ridicule et d’ameuter contre moi la haine et lemépris. Je comprends qu’ils ont le droit de me regarder de haut,eux qui n’ont rejoint le régiment qu’au moment où les Pandores leuront apporté leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corpsen rechignant, comme des chiens qu’on fouette, malgré les rubans deleurs chapeaux et leurs chansons mouillées d’eau-de-vie. Je ne leuren veux plus, quand ils me font sentir, même un peu lourdement,leur mépris de paysans ou d’ouvriers obligés de quitter la charrueou le marteau pour empoigner un fusil, quand ils me jettent au nezleur commisération dédaigneuse – que je commence à trouver légitime– pour les propres-à-rien incapables de faire œuvre de leurs dixdoigts et réduits, aussitôt qu’ils s’aperçoivent que leurs pères nesont pas nés avant eux, à piquer une tête dans l’armée.

Je ne leur en veux plus, mais je persiste àtrouver le temps très long.

 

Comment les ai-je passés ces six mois quiforment la dixième partie du temps que je me suis engagé àconsacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon pays ?Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je les ai passés,voilà tout.

J’ai appris à monter à cheval, à fairel’exercice du sabre, du revolver et du mousqueton. J’ai désapprisla manière de marcher d’une façon convenable, de porter les mainsautrement que Dumanet et d’avoir l’air d’autre chose que d’unindividu ficelé dans un uniforme terminé en bas par des bottes deporteur d’eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot àcirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus raisonner.J’ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur laver laqueue à grande eau. J’ai perdu l’habitude de me débarbouiller tousles jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porteplus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle ilfaut cracher très longtemps pour la contraindre à conserver leshuit plis réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je neporte pas de chaussettes. Je sais que je dois le respect à messupérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter moi-même.Pour sortir en ville, je mets un dolman, et ça me fait plaisir,parce qu’il descend un peu plus bas que ma veste et qu’on ne peutpas voir quand je me baisse ou quand je m’assieds, combien machemise est sale ; je mets aussi des gants blancs et çam’ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me moucher –avec le mouchoir du père Adam.

Je m’astique, régulièrement quatre heures parjour, les fesses sur une selle. Je manœuvre d’une façon passable.Quand je suis de garde et de faction, j’ai l’air tout aussi bêtequ’un factionnaire quelconque. Je tiens ma place assezconvenablement aux revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là,je l’avoue, je me pique d’honneur. Je ne voudrais pas ternirl’éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voitdéfiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinièresbien peignées et aux sabots noircis, portant des harnachementsastiqués au sang de bœuf – du sang qu’on va chercher dans desseaux, à l’abattoir, – des hommes fourbis, dorés, brillants surtoutes les coutures et dont pas un, sur cent, n’a du lingepropre.

Ce ne sont pas les travaux engageants, lesoccupations intéressantes, les spectacles attrayants qui manquentici, au contraire. Eh bien ! malgré tout, je m’ennuie.

Je m’ennuie en me levant, à quatre heures dumatin, pour la corvée d’écurie. Je m’ennuie au pansage, je m’ennuieà la manœuvre. Je m’ennuie en montant la garde ; je m’ennuiequand je sors en ville, la main gantée, tenant le sabre, àl’ordonnance, les yeux tournés à droite et à gauche pour chercherun supérieur à saluer. Je m’ennuie en pénétrant dans la cuisine, enme frottant aux cuisiniers raides de graisse, vêtus de pantalonsimmondes, de bourgerons infects. Je m’ennuie de ne jamais trouverdans ma gamelle que de la viande qui est de la carne, du bouillon,qui est de l’eau chaude, et des légumes qu’on a cueillis sur lestas d’ordures d’un marché au lieu de les récolter dans les champs.Je m’ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salirma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drapjaune – qui empeste la sueur de cheval.

Et je m’ennuie surtout le soir, lorsque,étendu dans mon lit où les puces et les punaises ne me laissent pasfermer l’œil, je pense à la fatigante tristesse de la journée quivient de finir.

Je m’embête furieusement, mais je fais lesplus grands efforts pour ne pas le laisser voir. J’espère que çafinira par se passer. Je prends mon courage à deux mains et tâchede faire preuve de bonne volonté. J’y mets du mien, tant que jepeux.

Je n’en mets pas assez, cependant. Il y adifférentes choses… la théorie, notamment… Je la récite à peu près,pas trop mal – pas trop bien non plus – mais toujours d’un tongnan-gnan, indifférent, sans conviction. Ça paraît me laisserfroid, ne rien me dire. Je n’ai pas l’air de me figurer quel’avenir de la France est là-dedans.

– Aucune de ces phrases : « Aucommandement, Haut pistolet ! – La baguette en avant. – Lesrênes passées sur l’encolure » ne font bondir votre cœur dansvotre poitrine, m’a dit l’autre jour le capitaine-instructeur.

C’est juste ; il est peu rebondissant,mon cœur. Si jamais on me dissèque, je crois que les carabinsauront bien du mal à jouer à la raquette avec.

Il y a encore une autre chose qui achève de memettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façondéplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dansl’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré deluisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ouà un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » merépète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans,régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pasme faire astiquer.

– Alors, vous n’arriverez à rien.

Ça ne m’étonnerait pas.

– Vous devriez demander à vous fairerayer du peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar’chef, unassez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement etpersonne ne vous punirait. Réfléchissez à ça.

J’y réfléchirai. En attendant, je couche enpermanence à la salle de police.

 

Un soir, on vient m’y chercher. Il paraîtqu’il y a du nouveau… On mobilise une batterie pour l’envoyer enTunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et jesuis inscrit un des premiers.

– Quand part-on ?

– Dans deux jours. Vous emmenez voschevaux – sans harnachement, sans rien – et vous allez vous fairearmer à Vincennes.

À Vincennes ? Pour aller enTunisie ? Pourquoi pas à Dunkerque ?

Quelle drôle d’idée ! Enfin, tantmieux ! Je reverrai peut-être Paris, en passant.

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