Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 35

 

Le dernier jour est arrivé !

Il y en a qui chantent ça, en descendant dumagasin d’habillement. Moi, je ne chante pas. Je ne porte plus latriste livrée de la Compagnie, pourtant. On vient de me la retirer,en même temps que les fers – que je gardais depuis dix jours. J’aiun uniforme d’artilleur avec lequel je vais rentrer en France. Nouspartons demain, dix ou douze libérables, à la pointe du jour, pourfaire les six étapes qui doivent nous mener à Gabès, où nousprendrons le bateau.

 

Je ne chante pas, non que je sois triste – aucontraire ! – mais j’ai peur. Je suis comme le marin à qui lesol sur lequel il met le pied, après un long voyage, paraîtchancelant. Et puis, une crainte folle m’a saisi, il y a un grandquart d’heure, au moment où je pénétrais dans le magasind’habillement, sans retirer mon képi.

– Voulez-vous vous découvrir,insolent ! m’a crié le sergent d’habillement d’une voixfurieuse.

J’ai compris que cet homme, outré de me voirpartir, moi qu’il déteste, cherchait une querelle d’Allemand. Jen’ai rien dit. Je ne veux rien dire de toute la soirée. Il est sixheures ; je vais aller me coucher sous un marabout dont je nebougerai pas jusqu’à demain. Je ne veux pas me donner à moi-mêmel’occasion de faire une sottise, de compromettre ma liberté que jetouche – enfin.

 

Je suis étendu sous une tente. Je faissemblant de dormir, pour qu’on me laisse tranquille, mais je nedors pas. Je pense.

Je pense à cette armée que je vais quitter. Jel’envisage froidement, laissant de côté toutes mes haines.

 

C’est une chose mauvaise. C’est uneinstitution malsaine, néfaste.

L’armée incarne la nation. L’histoire nous metça dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries, detous les mensonges. Drôle d’histoire que celle-là ! Dixanecdotes y résument un siècle, une gasconnade y remplit un règne.Batailles ! batailles ! combats ! Elle a osé fourrerla Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et jusquedans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le grandmouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans lechaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupeau vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, lasanctification de la guerre, la glorification du carnage…

Ah ! Mascarille ! toi qui voulais lamettre en madrigaux, l’Histoire !

Elle nous a donné le chauvinisme, cettehistoire-là ; le chauvinisme, cette épidémie qui s’abat surles masses et les pousse, affolées, à la recherche d’undictateur.

L’armée incarne la nation ! Elle ladiminue. Elle incarne la force brutale et aveugle, la force auservice de celui qui sait lui plaire et – c’est triste à dire, maisc’est vrai – de celui qui peut la payer.

« Cela s’est fait, mais ne se feraplus. » Si, la blessure ne se guérira point. La gangrène yest.

L’armée, c’est le réceptacle de toutes lesmauvaises passions, la sentine de tous les vices. Tout le mondevole, là-dedans, depuis le caporal d’ordinaire, depuis l’homme decorvée qui tient une anse du panier, jusqu’à l’intendant général,jusqu’au ministre. Ce qui se nomme gratte etrabiau en bas s’appelle en haut boni etpot-de-vin. Tout le monde s’y déteste, tout le monde s’yenvie, tout le monde s’y torture, tout le monde s’y espionne, toutle monde s’y dénonce. Cela, au nom de soi-disant principes dediscipline dégradante, de hiérarchie inutile. Avoir un grade, c’estavoir le droit de punir. Punir toujours, punir pour tout. De peinescorporelles, naturellement ; celles-là seules sont en vigueur…Ah ! c’est triste qu’un bout de galon permette à un homme demettre en prison son ennemi – ou de faire fusiller soncamarade.

L’armée, c’est le cancer social, c’est lapieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ilsdevront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulentvivre.

Ah ! je sais bien : lepatriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée,rien ; et ce serait grand bien, vraiment, s’il n’était plusl’apanage d’une caste, la chose d’une coterie, l’objet curieux quedes escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu’ils montrentde temps en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante quiapplaudit. Ce sentiment-là, je crois, n’est pas forcément cousu aufond d’un pantalon rouge. Il y a peut-être autant de patriotismedans l’écrasement banal d’un maçon qui tombe d’un échafaudage oudans la crevaison ignorée d’un mineur foudroyé par un coup degrisou, que dans la mort glorieuse d’un général tué à l’ennemi. Etil y a de bons patriotes, voyez-vous, qui haïssent la guerre, maisqui la feraient avec joie – si l’on tentait d’assassiner la France– parce qu’ils auraient l’espoir grandiose, ceux-là, non pasd’écraser un peuple, mais d’anéantir, avec le gouvernement qui lerégit, toutes les tendances rétrogrades, féodales, anachroniques –le caporalisme.

 

Je réfléchis longtemps à ces choses. Je penseaussi aux trois années que j’ai passées ici, à mon existence deparia ! Quelle vie ! quel spectacle !…

 

Et, lorsqu’ils ont défilé devant mes yeux,bien en lumière, tous ces affreux tableaux que j’évoque avechorreur, je m’aperçois que je n’en ai vu nettement qu’un côté,jusqu’à présent, et qu’une partie m’en a échappé, – la partie laplus ignoble, sans doute, de ces conséquences de lacompression.

Emporté par la passion, aveuglé par la haine,je n’ai jamais senti à mes côtés, parmi mes compagnons deservitude, que les insoumis, que ceux qui résistaient, ne voulaientpas plier ; les seuls événements qui aient frappé mon espritsont ceux grâce auxquels s’est affirmée la lutte de l’homme quiveut rester libre contre la discipline abjecte. Les journéesremplies de la farce grossière de l’existence servile n’ont rienlaissé en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et quant au grandtroupeau des disciplinés, des soumis, des domestiqués, je ne l’aimême pas dédaigné, je ne l’ai point vu. Qu’une bassesse de cesmalheureux, par-ci par-là, m’ait fait hausser les épaules, qu’unede leurs vilenies m’ait fait lever le cœur, c’est possible. Rien deplus.

 

C’est pour cela que je les ai badigeonnés enrouge, tous les fonds couleur de cendre ; et je sens que jen’aurai jamais le courage, maintenant, de plaquer des rappels degris sur les vigueurs des premiers plans.

Ah ! c’est bien la platitude et labanalité, pourtant, qui s’étalent, comme de larges nappes d’eaucroupissante, au-dessus desquelles font saillie, de loin en loin,les aspérités des caractères forts.

 

Ce côté-là m’a échappé… Ma foi, tantmieux ! J’ai déjà remué tant de boue pour les retirer de lafange où ils gisaient, tous ces souvenirs amers…

 

– Froissard, tu dors ?

Ce sont des camarades, qui viennent me faireleurs adieux et me souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, desParisiens, me donnent des commissions…

Le clairon ! Un coup de langueprolongé : c’est l’extinction des feux.

Encore une nuit et je serai libre.

 

Libre !… Demain !

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