Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 6

 

– Ah ! il n’en manque pas de cegibier-là ! s’écrie le sous-officier en ricanant. Et,s’adressant à moi :

– Allons, ouvrez votre sac.

J’ouvre le sac à distribution que j’ai apportéet j’en tire mes effets de linge et chaussures. Il examine le toutau fur et à mesure, minutieusement.

– Vous n’avez pas d’argent survous ?

– Non.

– Vous ne pouvez pas dire : Non,sergent ? Où avez-vous donc appris la politesse, bougre decochon ? Déshabillez-vous.

Je me déshabille et il palpe mes habitsscrupuleusement, froissant le col de la chemise et la ceinture dupantalon, fourrant les mains dans mes souliers. Il me fait ouvrirla bouche et cracher par terre. Il regarde s’il ne tombe pas despièces de cent sous.

– C’est bon. Si jamais l’on trouve survous de l’argent, du tabac ou d’autres choses défendues, gare àvous. – Venez avec moi.

Je le suis, en chemise, mes effets sous lebras. Il me fait entrer dans une baraque dont la porte estsurmontée d’un écriteau portant ces mots : « Magasind’habillement ». Tout le long des murs courent des rayonschargés d’uniformes, de linge, de gros paquets enveloppés de papiergris ; au plafond sont suspendus des sacs, des ceinturons, desustensiles de campement.

– Encore un ! hurle un sous-officierqui, tout au fond, écrit sur un gros registre. On n’en finit jamaisavec ces salauds-là. Flanquez-moi vos affaires dans un coin. Ça al’air encore joliment propre, tout ça ! Plein de poux, aumoins… Arrivez ici, nom de Dieu !

Il me jette à la figure un pantalon, une vesteet une capote.

– Essayez-moi ça.

J’enfile le pantalon. Un pantalon deprisonnier, en drap gris, tout uni. J’endosse la capote, griseaussi, avec des boutons de cuivre sans grenade, sans numéro ;au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n’y a pas de glacedans la baraque et je le regrette. Je voudrais bien pouvoir meregarder un peu. Je dois ressembler à un pensionnaire de Centrale.Il ne me manque plus que le bonnet.

– Attrapez ça.

Je reçois en pleine poitrine une chose en drapgris – toujours – dont je ne m’explique pas bien la nature. Jefinis par m’apercevoir que c’est un képi. Un képi extraordinaire,par exemple. Très haut de forme, sans boutons, sans jugulaire, un 5rouge simplement collé sur l’étoffe grise, orné d’une visièrefantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de long, cettevisière ; c’est un carré de cuir d’une épaisseur extravagantedans lequel un cordonnier intelligent trouverait moyen de découperune paire de semelles ; avec un peu d’industrie, il pourraitmême réserver de quoi fabriquer les talons. Elle m’étonne, cettevisière ; je n’en reviens pas. Quel a été le dessein dugouvernement en dotant les compagnies de discipline d’uncouvre-chef comportant un accessoire de dimensions aussiexagérées ? A-t-il voulu faire preuve de sa mansuétude, mêmeenvers des indignes, en leur donnant le moyen de préserver descoups de soleil leurs nez indisciplinés ? N’a-t-il pas plutôtvoulu leur fournir un petit meuble portatif, une tablette toujoursutile dans les hasards des campements et qui peut leur servir àdéposer la portion retirée de leur gamelle ou à étendre la feuillede papier à lettres qui doit porter de leurs nouvelles à leursparents ?

– Êtes-vous gêné dans votreuniforme ? me demande le sergent d’habillement.

Pas le moins du monde. Je danse dedans. Lesjambes du pantalon ressemblent à deux sacs dans lesquels mes tibiasse perdent ; je pourrais mettre un locataire dans la capote.Quant au képi, deux fois trop grand, il ne me descend pas tout àfait sur les yeux parce que mes oreilles l’arrêtent en route.

– Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment,un fusil, un sac. Et votre veste, vous l’oubliez ?

C’est vrai, j’oubliais ma veste que je n’aipas essayée et qui est restée par terre. Le sergent paraît furieuxde ma négligence.

– La veste, ici, constitue la grandetenue. Vous entendez ? Pour le travail, vous mettrez votrepantalon de treillis et votre blouse. Pour les appels et à partirde la soupe du soir, le pantalon de drap et la capote. Le pantalonde drap et la veste sont réservés pour les circonstancesexceptionnelles.

Ça me paraît très logique. En effet, si lessoldats de l’armée régulière revêtent la veste pour faire lescorvées les plus dégoûtantes, celle des latrines, par exemple, ilest clair qu’on ne peut mieux punir ceux qui se sont mal conduitsqu’en les contraignant à endosser le même vêtement pour les revuesde général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère bien malfait, profondément perverti, pour ne pas être sensible à uneprescription de ce genre-là.

Cette réflexion me met en gaîté. J’esquisse unsourire léger – oh ! très léger. – Seulement, le sergentl’aperçoit tout de même.

– Vous riez de mes observations, nom deDieu ! Vous serez privé de vin pendant huit jours !Venez, que je vous mène chez le perruquier.

Le perruquier, qui a été averti, probablement,est à la porte avec ses instruments. Il repasse son rasoir sur unevieille semelle de godillot. Que va-t-il me faire ? Va-t-il selivrer sur moi à l’une de ces expériences dont on m’a parlé auKef ? Tient-on absolument à connaître le fond de moncaractère ? Va-t-il me saigner aux quatre membres pour voir sije supporterai l’opération sans crier ? Va-t-il simplement mecirconcire ?

– Faites-le asseoir sur cette pierre aupied de votre marabout, lui dit le sergent à qui un de sescollègues vient de faire signe et qui est forcé des’éloigner ; et je vous engage à le soigner.

Ça y est. Je m’assois plus mort que vif. Jeregarde mon bourreau dans les yeux, comme pour implorer sapitié.

Il n’a pas l’air méchant. Il a plutôt l’airtriste. Il porte la tenue de travail – blouse et pantalon blancs –et un képi comme le mien. C’est un disciplinaire aussi, évidemment.J’en serai peut-être quitte pour la peur. Il abandonne son rasoiret prend une paire de ciseaux.

– Je vais commencer par les cheveux.

Et il se met en devoir de me les tailler, leplus ras possible. Tout en travaillant il cause.

– Tu es arrivé ce matin ?

– Oui.

– Combien as-tu encore de temps àfaire ?

– Trois ans.

– Trois ans ! – Il ricane –Assieds-toi un peu. Ça va se passer.

Puis, s’apercevant sans doute que sessarcasmes m’attristent, il reprend, d’une voix basse, de cette voixdes prisonniers qui craignent d’être entendus et qui jettent, enparlant, des regards furtifs autour d’eux :

– Tu sais, ce que je t’en dis, c’est pourblaguer. Le temps paraît long, ici ; mais enfin, ça se tiretout de même. Ainsi, moi, j’avais vingt mois à faire quand je suisarrivé et, dans trois mois, je serai libéré.

– Ah !

– Oui. À moins que d’ici là il nem’arrive quelque anicroche. On n’est jamais sûr du lendemain, ici.C’est à qui essayera de vous faire passer au conseil de guerre. Lescongés sont en caoutchouc, on les rallonge facilement. C’estpourtant bien assez de nous faire faire notre temps jour pourjour.

– Ah ! l’on fait ses cinq ans enentier ?

– Tout juste. Tu ne savais pas ça ?Je parie que tu ne sais seulement pas comment ça se passe,ici ?

Et il me donne des détails. Il m’apprendqu’aucun des règlements en vigueur dans l’armée régulière n’estapplicable aux Compagnies de Discipline et qu’elles sontentièrement soumises, par le fait, au bon plaisir du capitaine. Ilest formellement défendu de communiquer avec les soldats des autrescorps ainsi qu’avec les indigènes et les colons ; quant auxlettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, qui s’assurequ’elles ne contiennent ni argent ni mandat, et qui retient mêmeles timbres, quand elles en renferment. La nourriture ? Ellene vaut pas cher ; l’ordinaire est mis en coupe réglée. Leprêt ? On le touche en nature – quand on le touche. On n’estadmis au prêt qu’après deux mois au moins de séjour à lacompagnie ; à la première punition de prison, on est rayé dela liste.

– Alors, où passent les cinq centimes parjour et par homme alloués par l’État ?

– Moi non plus. Probablement où passe levin que les chaouchs suppriment régulièrement à la moitié del’effectif. Tu sais ce que c’est qu’un chaouch ? C’est unpied-de-banc, ou simplement un pied. Et un pied-de-banc, c’est unsergent. – Nous, on nous appelle les Camisards.

– Ah ! mais à propos, le sergentd’habillement m’a déclaré tout à l’heure que je serais privé de vinpendant huit jours.

– Eh bien ! pendant huit jours ilboira à ta santé le quart de vin accordé aux troupes de Tunisie. Tucommences bien, ajoute-t-il en riant. Si tu continues comme ça,avant huit jours tu iras faire un voyage là dedans.

Et il me désigne une petite cour fermée demurs derrière lesquels on entend les pas alourdis d’hommespesamment chargés, le cliquetis des armes qu’on manœuvre, descommandements longuement espacés.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est la prison. Les prisonniers sonten train de faire le peloton. Tu ne connais pas la prison,ici ? et la cellule ? et les fers ?

Je fais un signe de tête négatif.

– Non ? Eh bien, je te souhaite dene jamais faire connaissance avec. Et puis, tu peux te vanterd’avoir de la chance : tu arrives juste au moment où les silossont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la cour, cestrois trous à moitié bouchés avec du sable ? C’étaient lessilos. J’en ai vu descendre, là-dedans, des malheureux !Ah ! là, là !

– Et on les a supprimés, cessilos ?

– Oui, il y a un mois environ. On y avaitmis un type auquel on avait attaché les mains derrière le dos. Il yest resté près de quinze jours. À midi et le soir on lui jetait,comme d’habitude son bidon d’eau qui se vidait en route et sonquart de pain qu’il attrapait comme il pouvait. Je me souviens que,pendant les cinq ou six derniers jours, il criait constamment pourqu’on le fît sortir. Enfin, quand on l’a retiré, il était à moitiémangé par les vers.

– Oui, mangé par les vers, reprend leperruquier qui a fini de me couper les cheveux et remue un vieuxblaireau dans un quart de fer blanc. Tu comprends bien qu’ayant lesmains attachées derrière le dos, il ne pouvait pas se déculotter.Il était forcé de faire ses besoins dans son pantalon. À force, lesexcréments ont engendré des vers et les vers se sont mis à luimanger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre à moitiédévorés. On l’a porté à l’hôpital et il est mort huit jours après.Le médecin en chef a fait du pétard et a réclamé au ministère.Alors, on a supprimé les silos. Oh ! ça ne fait rien, il y ades choses qui les remplacent avantageusement. Tu verras. Lève lementon, que je te rase. Tu sais, ici, on rase tout, barbe etmoustache. Les disciplinaires n’ont pas le droit d’en porter. C’estce qui les distingue des condamnés aux travaux publics qui, eux,portent la barbe et la moustache, mais ont la tête complètementrasée à l’aide d’un rasoir. C’est pour ça qu’on les appelle lesTêtes-de-Veaux.

– Ah ! et pourquoi leur rase-t-on lecrâne, à eux, et la face à nous ?

– C’est ce qu’on se demande, me répond leperruquier.

Sans doute, et c’est à quoi l’on ne peuttrouver de réponse, la bêtise s’alliant toujours, et dans une largemesure, à la méchanceté, dans la rédaction des règlementsmilitaires.

 

Tout d’un coup, le clairon sonne.

– C’est la breloque, me dit le perruquierqui a cessé de me raser, la sonnerie qui annonce la fin du travail.Tu vas voir les hommes revenir des chantiers. Oh ! ils ne sontpas beaucoup ; une cinquantaine, tout au plus. Le reste est àdroite et à gauche, dans des détachements. Seulement, ils vontprobablement rentrer tous au Dépôt un de ces jours ; on ditque la compagnie va partir prochainement pour le Sud.

– Vraiment ?

– Oui. Le capitaine est depuis deux joursà Tunis pour prendre des ordres… Tiens, les voilà.

Ils rentrent en effet, les disciplinaires quireviennent du travail ; quatre par quatre, correctementalignés, leurs outils sur l’épaule, ils pénètrent dans le camp ets’alignent devant la rangée des marabouts. Ils ont un air sinistre,avec leurs figures glabres, bronzées, leurs yeux sans expressionsous leurs sourcils froncés, leurs physionomies d’esclaves éreintéset rageurs. Ils entrent l’un après l’autre dans une baraque où ilsdéposent leurs pelles et leurs pioches, que le sous-officier quim’a reçu le matin compte au fur et à mesure, et disparaissent dansles tentes. Le sergent a fini de dénombrer les pelles etles pioches. Il ferme la porte de la baraque et m’aperçoit.

– Qu’est-ce que vous foutez là ?Voulez-vous vous dépêcher d’aller astiquer vos armes et votrefourniment ! On ne vous a pas dit que vous comptiez à la 10esection ?… Vous comptez à la 10e. Voilà votre marabout, enface. Portez-y vos affaires. Et que je vous y repince, le bec enl’air !…

J’entre dans la tente, traînant derrière moimes effets entassés dans un couvre-pieds. Sept ou huit hommes, danscette tente, accroupis sur des nattes, occupés à nettoyer leursfusils. Je cherche une place. Aucun d’eux ne m’adresse la parole.On dirait qu’ils ont peur de se compromettre.

– Tiens, mets-toi là, me dit à la fin ungarçon sec et maigre, de taille assez exiguë, mais à la physionomiefranche et ouverte, aux yeux noirs pleins d’énergie. Mets-toi là etnettoie tes affaires. Il y a revue d’armes à une heure.

– À une heure ? Bah ! alors,j’ai le temps ; il est à peine dix heures.

– Ah ! tu as le temps, s’écrient enmême temps quatre ou cinq de mes nouveaux camarades. Tu vas voir çatout à l’heure, comme on a le temps de faire quelque chose,ici ! Depuis cinq heures du matin nous sommes au travail, etjusqu’à huit heures du soir si tu nous trouves un quart d’heure deliberté, tu seras rudement malin.

Ils ont eu raison. Je n’ai pas été assez malinpour trouver ce quart d’heure-là.

À dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallualler s’aligner, se mettre en rangs et défiler un par un devant lacuisine où chacun prend, en passant, une gamelle à moitié vide. Àonze heures, le clairon a sonné de nouveau. Encore un alignement,encore un défilé sous un hangar où l’on nous a rangés encercle ; il s’agissait, cette fois-ci, d’une théorie de troisquarts d’heure sur le respect dû aux supérieurs. À midi, nouvellesonnerie, nouvel alignement. On fait l’appel général. De midi etdemie à une heure, les pieds-de-banc passent une revue d’armes dansles tentes. À une heure, le clairon appelle au travail. Ons’aligne, on double par quatre et l’on part pour les chantiers donton revient à cinq heures. À cinq heures et demie, clairon,alignement, défilé devant la cuisine, On a une demi-heure pourmanger la soupe. À six heures, le clairon se fait encore entendre.On se dirige cette fois-ci – toujours après s’être alignés – versun grand terrain où s’élèvent des appareils de gymnastique. Uneheure et demie de trapèze, de barre fixe et de corde à nœuds ;la dernière demi-heure est consacrée aux sauts de piste. Le claironsonne, comme la nuit tombe ; c’est la retraite. On rentre aucamp, on s’aligne une dernière fois et les chaouchs procèdent àl’appel du soir. On a le droit de dormir jusqu’au lendemain, cinqheures du matin. De dormir, bien entendu ; il est défendu deparler, en effet, après l’appel du soir – ainsi qu’il est interditde causer sur les chantiers – et les chaouchs veillent, en rôdantcomme des chiens autour des tentes, à l’observation desrèglements.

Y ai-je assez souffert, mon Dieu ! surces chantiers, pendant les quatre mortelles heures de travail del’après-midi ! Il s’agit de creuser une rampe conduisantfacilement à la Medjerdah qui coule à deux cents mètres du camp. Onm’avait muni d’une pioche. Il y avait certainement deux heures queje m’escrimais avec cet instrument, que je n’avais pas encoreabattu assez de terre pour cacher le fond de la brouette. C’estqu’elle était dure en diable, cette terre ! Il m’en venait descalus aux mains, je suais à grosses gouttes, j’avais les brasrompus et je n’avançais pas. Les chaouchs qui nous gardaient, lerevolver au côté, venaient bien, à tour de rôle, me menacer de mefiche dedans et me traiter d’imbécile. Ça m’encourageait un peu,évidemment, mais mon outil persistait à ne faire au sol tunisienque d’insignifiantes blessures. J’étais forcé de m’avouer que jen’étais pas plus adroit de mes mains qu’un cochon de sa queue.

Je devais bénéficier, il est vrai, d’unecirconstance atténuante : j’étais gêné, très gêné dans mesefforts. Chaque fois que je portais la tête en avant et quej’étendais les bras pour accompagner le coup de pioche, mon képi medescendait sur les yeux. Je n’y voyais plus clair du tout. À lafin, exaspéré, j’ai pris le parti de mettre mon couvre-chef enarrière, en casseur d’assiettes, la grande visière en l’air, toutedroite, menaçant le ciel.

Un caporal est accouru.

– Vous n’en foutez pas un coup !bougre de feignant ! Vous avez de la veine que ce soit lapremière journée ! Si vous travaillez comme ça demain, gare àvotre peau ! Et puis, qu’est-ce que c’est que cette manière dese coiffer à la d’Artagnan, avec un air de se fiche dupeuple ? Coiffez-vous droit !

– Caporal, mon képi me descend sur lesyeux. Il est beaucoup trop grand.

– Mettez de l’herbe dans le fond.

J’ai arraché quatre ou cinq poignées d’herbeset je les ai mises dans le fond. Il m’en pend des brins sur lefront et sur les joues. Je dois ressembler à un dieu marin quivoyage incognito, avoir l’air d’un palefrenier distrait qui craintde ne plus penser à la provende de son cheval, d’un herboriste enexcursion qui a oublié sa boite de fer-blanc. Et puis c’est d’ungênant ! Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se figurepas comme c’est gênant, d’avoir des végétaux sur la tête.

 

Enfin, la journée est finie. Ouf ! Àpropos, j’en ai encore combien, comme celle-là, à passer ?

Trois fois trois cent-soixante-cinq font…Mille quatre-vingt-quinze. Mille quatre-vingt-quinze jours pareilsà celui-là ! Mais il y a de quoi devenir fou !

Et, m’étendant sur la natte qui me sert dematelas, je me plonge dans des réflexions lugubres.

 

Mon voisin, celui qui, le matin, m’a indiquéune place à côté de lui, se tourne de mon coté.

– Tu n’as pas de tabac, aumoins ?

– Non.

Il me passe un paquet de tabac et du papier àcigarettes. Puis, il s’enveloppe la tête de son couvre-pieds pourenflammer une allumette qu’il fait craquer tout en toussant trèsfort.

– Tu feras comme moi pour allumer et tucacheras le feu. Il est défendu de fumer après l’appel et il nefaut pas faire voir la lumière. D’ailleurs, tu n’es pas admis auprêt ; tu n’a pas le droit de fumer.

Je suis ses indications et, quand j’ai alluméune cigarette, il reprend :

– Comment t’appelles-tu, déjà ?

– Froissard.

– Ne parle pas si fort ; on pourraitt’entendre et on te flanquerait dedans. On peut causer, mais toutbas. Moi, je m’appelle Queslier. Tu es de Paris ?

– Oui.

– Moi aussi. Il y en a pas mal deParisiens, ici. Eh bien ! puisque nous sommes pays, je vais tedonner un bon conseil : c’est de faire l’imbécile tant que tupourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. Tucomprends, nous sommes au dépôt ; ils se sentent forts ;ils sont presque aussi nombreux que nous, et si ne marchions pasdroit, ils ont des troupes régulières, à côté d’eux. Ah !quand on est en détachement, c’est autre chose. Moi j’y étais.J’étais au détachement de Sandouch ; je suis tombé malade etl’on m’a expédié à l’hôpital. De là, on m’a envoyé ici. Endétachement, on est beaucoup plus libre ; on est là quaranteou cinquante hommes, au plus, avec trois ou quatre gradés qui,quelquefois, n’en mènent pas large.

– Et tu n’y retourneras pas, àSandouch ?

– Mais non. J’aime autant ça. Tout lemonde y est malade. Sur cent vingt que nous étions, je suis sûrqu’il y en a à peine dix exempts de fièvres et de dysenterie. Onnous faisait tracer une route dans des terrains marécageux ;alors, tu comprends… Du reste, la Compagnie ne va pas tarder àpartir d’ici.

– Tu crois ? Et oùira-t-on ?

– Je ne sais pas. Dans le Sud. J’aientendu le capitaine en parler l’autre jour. Il est justement àTunis pour cette affaire-là. Dans le courant du mois prochain, tuverras rentrer les détachements. Seulement. je ne sais pas commentcelui de Sandouch s’y prendra pour revenir, à moins de faire lesétapes à quatre pattes.

– Ils sont si malades que cela ?demande un homme couché en face de moi, de l’autre côté de latente, que j’ai vu revenir de Tunis, par le chemin de fer, dans lasoirée, avec ses armes et son sac.

Queslier ne répond pas ; et, quand oncommence à entendre les ronflements de l’individu qui s’est décidéà s’endormir, il se penche vers moi.

– Tu sais, quand tu auras quelque chose àdire, garde-le pour toi, ça vaudra mieux. Ne t’avise pas d’allerfaire part de tes impressions au premier venu. Le camp est plein debourriques.

Et, comme je parais étonné del’expression :

– Oui, des bourriques, des moutons, desespions, si tu veux. C’en est plein. À part cinq ou six anciens, iln’y a ici que des jeunes, des nouveaux arrivés, un troupeau devaches qui ne demandent qu’à se mettre bien dans les papiers despieds-de-banc. Pour ça, vois-tu, ils feraient tout. Ils sedénoncent réciproquement ; ils se cassent du sucre sur le dosles uns des autres. Ils vendraient leur père. Qu’est-ce que jedis ? Le vendre ? Ils sont bien trop bêtes pour ça :ils le donneraient. Défie-toi d’eux. Si je t’en parle, tu sais,c’est par expérience. Il y a assez longtemps que je suis à laCompagnie pour les connaître.

– Depuis combien de temps yes-tu ?

– Depuis dix mois.

– Et combien en as-tu encore àfaire ?

– Quarante.

– Quarante ? Mais tu y fais donc toncongé ?

Il me raconte son histoire. Il estmécanicien-ajusteur. Depuis l’âge de dix-huit ans, il faisaitpartie d’un groupe socialiste dont il avait suivi assidûment lesséances jusqu’au moment de la conscription. Après avoir tiré, ausort, un mauvais numéro, ne se sentant aucun goût pour l’étatmilitaire, ne comprenant pas, d’ailleurs, pourquoi le gouvernementlui demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, non-possédant,pour la défense de la propriété, il hésita fort à rejoindre lecorps qui devait lui être désigné ultérieurement. Il s’adressa àquelques chefs du parti révolutionnaire qui l’engagèrent à faireson temps, tout au moins s’il était envoyé dans un régiment casernéen France. L’ordre de route arriva. On l’envoyait à Saint-Girons.Il s’y rendit et y passa près de trois mois, très tranquille, ne selivrant à aucune propagande. Un beau jour, le colonel le fitappeler et lui déclara qu’il avait l’intention de l’envoyer enAfrique ; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. Cebataillon manquait de comptables ; le commandant en réclamaità chaque courrier. Queslier pouvait très bien fairel’affaire ; on avait pensé à lui ; il avait de bonnesnotes, paraissait robuste, etc. Bref, il fut conduit à Marseille,embarqué sur un paquebot qui partait pour la Tunisie. Aussitôtqu’il fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander et luidit à brûle-pourpoint : « Vous êtes une canaille. Vousavez fait partie d’une société secrète qui s’appelle : laDynamite. Du reste, voilà les notes qu’on m’a transmises àvotre sujet. Le colonel n’a pas voulu vous traiter comme vous leméritiez, en France, à cause de ces sales journaux qui fourrentleur nez dans tout ce qui ne les regarde pas. C’est pour cela qu’ilvous a envoyé ici. Et moi, je vous déclare ceci : c’est que,si vous ne filez pas droit, je vous montrerai comment je traite lescommunards. Vous voyez ces quatre galons-là ? Eh bien !je n’en avais que trois avant la Commune ; le quatrième, on mel’a donné pour en avoir étripé quelques douzaines, de cessalauds !… Allez, crapule ! »

Vingt-quatre heures après, Queslier avaitquinze jours de prison pour avoir manqué à l’appel du soir. Enréalité, il s’était trouvé en retard de deux minutes à peine. Ilécrivit une lettre de réclamation au général commandant le corpsd’occupation. Le commandant, ayant eu connaissance du fait, écrivitde son côté au général pour protester contre les calomniesenfermées dans la missive expédiée par un de ses soldats. Legénéral, édifié par les notes que le commandant avait jointes à salettre, considérant en outre que Queslier s’était servi d’encreviolette pour correspondre avec lui, lui octroya généreusementsoixante jours de prison.

Queslier fit sans murmurer ces soixante jours.Au bout des deux mois, comme il allait sortir, le commandant eutl’idée de visiter les locaux disciplinaires. Il examinaminutieusement les murs et finit par découvrir sur l’un d’euxl’inscription qu’il cherchait sans doute. On avait écrit sur lamuraille : « Vive la Révolution sociale ! »Queslier protesta de son innocence. Néanmoins, il fut maintenu enprison jusqu’à nouvel ordre, passa au conseil de corps huit joursaprès et fut presque aussitôt dirigé sur la 5e compagnie dediscipline.

– Hein ? Qu’est-ce que tu endis ? me demande Queslier. Est-ce assez canaille ? Est-ceassez jésuite ? Tu vois, maintenant, je n’ai pas d’intérêt àdissimuler, n’est-ce pas ? Eh bien ! je te jure que cen’est pas moi qui avais écrit sur le mur.

– C’est raide tout de même.

– Écoute donc quelque chose de plus raideencore, si c’est possible. J’avais, dans le groupe dont je faisaispartie, à Paris, deux camarades qui ont tiré au sort en même tempsque moi. Ils ont eu de bons numéros. Ils n’avaient qu’un an àfaire. On les a expédiés dans un régiment en garnison du côté deBordeaux ; il y ont passé huit jours et, au bout de cettesemaine, sans jugement, sans rien, sans les faire passer au conseilde guerre ni au conseil de corps, sans les prévenir, on leur a misles menottes aux mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes,comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j’ai oublié lenuméro, mais qui occupe plusieurs points dans le Sud-Oranais.

– Ah ! oui, continue-t-il au boutd’un instant, on voit de drôles de choses. Pourtant, à vrai dire,il n’y a là rien d’étonnant. Avec un gouvernement bourgeois !…Tu as l’air d’avoir reçu de l’éducation, toi ? Tu esbachelier, au moins ?

– Oui.

– T’es-tu occupé quelquefois desquestions sociales ?

– Très peu.

– Ah ! Eh bien ! si tu veux, jet’instruirai là-dessus, moi. Tu verras qu’il n’y a pas que du cotondans nos idées, à nous, et qu’il n’y a pas besoin de savoir lelatin pour voir clair. C’est curieux comme, généralement, les gensinstruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout de la tente, ungrand garçon, bachelier aussi, pas mauvais diable, mais si peumalin ! Il ne se rend même pas compte de sa situation,l’animal, et, quand il sera rentré dans la vie civile, si jamais ily a un coup de chien, je suis sûr qu’il nous canardera avecplaisir, nous qui ne demanderions qu’à nous faire crever la peaupour mettre un terme à un état de choses dont il a été victime.Parole d’honneur, les illettrés ont l’intelligence plusouverte ; celui qui est couché à côté de moi, là, il comprendtrès bien…

– Celui qui a les bras couverts detatouages ?

– Les bras ? Si tu disais le corps.Il est tatoué des pieds à la tête. Il est tatoué en amiral. Il a lecostume complet ; les palmes par devant, les pans de l’habitbrodé sur les fesses, les épaulettes sur les épaules, les ornementssur le cou et les bandes du pantalon sur les jambes. On lui a mêmetatoué une paire de bottes avec des glands, sur les mollets et surles pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l’appelle l’Amiral, àcause de ses tatouages. C’est un très bon garçon. Dans la tente, tupeux te fier à lui et à Barnoux, le bachelier. Barca… Dis donc,voilà au moins une heure que nous causons. Si nous dormions unpeu ?

Oui, mais auparavant, je voudrais bien luiposer une question qui me brûle la langue.

– On m’a dit qu’il y avait des sorties,qu’on pouvait, au bout d’un certain temps, sortir de la compagnieet être versé dans l’armée régulière. Est-ce vrai ?

Queslier se met sur son séant.

– Oui, c’est vrai. Pour sortir d’ici, ily a deux moyens : faire comme celui-ci…

Et il étend le bras vers l’homme qui lui aadressé la parole tout à l’heure, et auquel il n’a pas voulurépondre.

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

– Il a rendu un faux témoignage pourfaire plaisir à un chaouch ; un chaouch qui voulait sedébarrasser d’un pauvre diable qui l’embêtait. Le chaouch aprétendu faussement que l’individu en question l’avait insulté etce lâche-là, auquel je casserais la gueule si je ne craignais qu’onne me fît payer sa sale peau plus cher qu’elle ne vaut, a affirméavoir entendu l’insulte. Il revient aujourd’hui de Tunis où il aservi de témoin à charge et a fait condamner l’autre à cinq ans detravaux publics. Quand on veut gagner une sortie, le plus simpleest de faire comme lui. Maintenant, il y a encore un autremoyen.

– Quel moyen ?

– Lécher les pieds des gradés, se mettreà genoux devant eux. Ça, c’est moins difficile, mais, c’est égal,je n’ai jamais pu m’y habituer.

Et Queslier s’allonge sur sa natte.

 

Je réfléchis longtemps. Oui, c’est dégoûtant,c’est odieux, de faire partie de cette bande de chiens-couchantsqui s’en vont, l’oreille basse et la queue en trompette, flatterleurs maîtres et lécher les mains de leurs bourreaux ; maispasser trois années ici, dans ce bagne, dans un pareilmilieu !… C’est l’abrutissement, sans doute ; la mort,peut-être… En aurai-je la force, seulement ? Aurai-je la forcede recommencer, sans paix ni trêve, des journées comme celle que jeviens de finir ? Aurai-je le courage de souffrir, pendanttrois ans, tout seul, sans personne pour me soutenir, – sanspersonne pour me regarder, – avec le fantôme de la liberté futurequi fuira devant moi et le spectre de la liberté passée qui, déjà,grimace douloureusement ?…

Me mettre à plat ventre dans la boue,alors ? Payer ma délivrance avec la sale monnaie qui a coursici, ramasser ma grâce dans l’ordure ?… Ah !malheureux !…

Et je ne sais comment, tout d’un coup, sedresse devant mes yeux l’image d’une vieille parente qui m’a élevé,une protestante austère. Je me souviens d’un jour où, après avoirfait quelque sottise, je m’étais jeté à ses genoux pour luidemander pardon, et je me rappelle avec quelle force la vieillecalviniste m’avait remis sur mes pieds en criant :

– Relève-toi, gamin ! Un homme nedoit s’agenouiller que devant Dieu !

Je ne crois plus en Dieu – en son Dieu.

Je ne me mettrai à genoux devant personne.

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