Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 29

 

Je suis perdu ! Cette pensée ne me quittepas. Elle me harcèle ; je ne vois pas autre chose, rien, rien.Et, chaque fois que je m’écrie en moi-même, indigné :

– Mais l’accusation portée contre moi estun infâme mensonge ! C’est faux !

J’entends la voix blanche du Corse quirépond : « C’est vrai ! »

Et je sens que le Corse aura raison, toujoursraison, et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu de la capotegrise, ne pèse pas plus, devant l’affirmation du galonné, qu’uneplume devant un coup de vent… C’est à se briser la tête contre lesmurs !

 

Perdu !… Je me redis ce mot tout le longdes vingt-cinq kilomètres que j’ai à faire, les mains attachées,pour arriver à Aïn-Halib.

Perdu !… Je me le redis encore quand, lesoir, on m’a mis les fers aux pieds et aux mains et qu’on m’a jetédans le coin du ravin où l’on relègue les hommes en prévention.

Dix ans de travaux publics ! Ah !mieux vaudrait la mort, mille fois !… La mort… Et je mesouviens de la réponse de Queslier, un jour où nous parlions duconseil de guerre : « Si jamais, par malheur, ils m’yfaisaient passer, ce n’est ni à cinq ans ni à dix ans de prisonqu’ils me condamneraient. » Et je vois son geste rapidemettant en joue un chaouch.

 

– Est-ce un cadenas anglais que tu as àtes fers ? murmure une voix qui sort du tombeau voisin dumien.

Je me retourne, tant bien que mal, etj’aperçois sous la toile relevée la moitié d’un visage qui ne m’estpas connu.

– Oui, c’est un cadenas anglais.Pourquoi ?

– Parce que j’ai une fausse clef que jeme suis faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais pas,mais moi, je te connais, ou plutôt j’ai entendu parler de toi. Jevais aller te détacher.

Et, en effet, rampant avec des précautions desauvage, l’homme se glisse le long de mon tombeau et se met àtravailler le cadenas.

– Ça y est. Défaisons quatre ou cinqtours et refermons. Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedanset les retirer à volonté. Tu es en prévention de conseil deguerre ? Tu viens d’El-Ksob ?

– Oui.

– Alors, on n’instruira ton affaire quedemain dans l’après-midi. Moi, j’ai déjà été appelé chez lecapiston. Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de lasemaine pour passer au tourniquet.

– Pourquoi passes-tu au conseil deguerre ?

– Pour refus d’obéissance. J’attraperaideux ans de prison. Je l’ai fait exprès. Je m’embêtais ici…

Il a un rire idiot.

 

– Tu comprends, quand j’aurai fini mesdeux ans, je serai versé dans une autre compagnie… J’y seraipeut-être moins mal qu’ici… Tu sais, je t’ai détaché, mais tâche dene pas le faire voir. Ne profite pas de ça pour aller tepromener…

 

Non, mon ami, non, je n’irai pas me promener.Pas aujourd’hui, du moins ; mais demain, après laconfrontation avec les témoins chez le capitaine, si je vois quel’ignoble complot qu’on a formé contre moi réussit, si je vois quele crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps préméditéest sur le point de s’accomplir, eh bien ! il se pourrait quej’aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n’y voitpoint à trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp,que je prenne une baïonnette dans un marabout et que j’entre toutdoucement, sans me laisser voir de personne, dans la baraque oùronflent les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine.Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j’aie du sang aux mainslorsque je viendrai réveiller le chef de poste, après ma promenadenocturne, pour le prier de m’écrouer.

Tu ne m’aurais pas détaché, n’est-ce pas, situ t’étais douté de ça ? Et si je te livrais mon secretmaintenant, tu appellerais le chaouch de garde à grands cris,n’est-ce pas ? Mais tu ne te doutes de rien ; tu dorspeut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison enperspective, toi qui fais exprès de passer au conseil deguerre ! Et tu ne supposes pas qu’il y ait des gens assez fouspour ne vouloir y passer à aucun prix et pour préférer, lorsque lesbuveurs de sang ont résolu de leur voler dix années de leur vie,douze balles dans la peau à dix ans de travaux publics.

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