Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 9

 

Le train nous a débarqués à Tunis et nousavons traversé la ville, escortés par les poveridisgraziati ! des Italiens et les : Pauvresmalheureux ! des Français, pour aller camper auprès de lacaserne d’artillerie.

Le lendemain matin, nous nous sommes mis enmarche pour La Goulette. Il pleuvait. Le sol gras était détrempé etl’on n’avançait qu’avec une peine extrême. Malgré les pausesfréquentes, les traînards devenaient de plus en plus nombreux et,toutes les cinq minutes, un homme tombait qu’il fallait débarrasserde son sac ou hisser sur les mulets qui nous suivaient. Lecapitaine galopait d’un bout à l’autre de la colonne, criant,tempêtant, exhortant, sans pouvoir venir à bout de la fatigue desuns et de la mauvaise volonté des autres, anciens disciplinaires,blasés sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant dutiers comme du quart, et faisant exprès de ne pas avancer pour nepas laisser en arrière leurs camarades malades. Les plus jeunesseuls, les derniers arrivés à la compagnie, voulaient bienl’écouter ; et ils marchaient en avant, en rangs serrés,presque alignés, toujours à cinq ou six cents mètres de la cohuedes traînards.

 

– Regarde donc les pierrots, là-bas,s’écrie l’Amiral, qui fait partie d’un groupe au milieu duquel jeme trouve ; oh ! là, là ! regarde-les donccavaler ; on dirait qu’ils ont le feu au cul !

– Qu’est-ce que tu veux ? répondQueslier. C’est tout bleu, ça arrive de France et, dame ! aumoindre mot des chaouchs, ça fait dans ses pantalons.

– C’est clair, riposte Bernoux, lebachelier qui couchait dans ma tente à Zous-el-Souk, et quiinterrompt une discussion qu’il a engagée depuis au moins uneheure, au sujet des mœurs carthaginoises, avec un jeune homme quirevient de détachement, un licencié ès lettres qui est poète. C’estclair. Seulement, il y a une chose regrettable : c’est que cesjeunes soldats, terrorisés par les cris et les menaces de messieursles gradés, ne tarderont pas à se transformer en véritablesmouchards. Il faudra faire bien attention à nous si nous ne voulonspas être victimes de leur couardise.

Le licencié, Rabasse, approuve du geste ;mais Queslier ne partage pas son opinion.

– Il y en aura toujours une bonne moitiéqui ne se transformeront pas en bourriques. Quant aux autres…

– Les autres, on les dressera, s’écriel’Amiral.

– On leur fera rentrer leursbourriqueries dans la gueule à coups de riclos, riposte un grandgaillard sec et maigre, qu’on appelle le Crocodile, et qui,paraît-il, ne sort pas de la prison.

– Y a que ça à faire, déclaretranquillement une espèce de gringalet à la figure osseuse, pâlesous le hâle, aux membres grêles, à la bouche crispée de voyouparisien dont il a l’accent canaille ; et, s’ils rouspettent,y a qu’à les faire en douceur, au père François. Tu sais,Crocodile, le coup du foulard ?

Et il fait le geste, tranquillement cynique,grinçant un crac ! qui fait courir son rictus d’une oreille àl’autre et lui donne une physionomie d’un comique effrayant. Il leferait comme il le dit, d’ailleurs, cet astèque qu’on a surnomméAcajou à cause de ses cheveux rouges et qui se vante d’avoir, àParis, au cours d’une rixe, saigné un cogne dans l’escalier d’unbastringue.

 

– Voulez-vous marcher, oui ou non ?s’écrie un pied-de-banc que le capitaine a envoyé pour hâterl’allure des retardataires et qui est arrivé à notre groupe.

– Sergent, répond Barnoux avec urbanité,je vous ferai observer que la marche s’exécute par une série depas. Nous exécutons une série de pas. Donc, nous sommes enmarche.

Acajou proteste.

– La marche, c’est pas ça. La marche,c’est ce qui vous tire des larmes des pieds.

– Il est évident, ajoute Rabasse, sans sesoucier de l’interruption, que, puisqu’il n’est question que de lamarche et non de sa rapidité, la succession plus ou moins promptedes susdits pas ne fait absolument rien à l’affaire.

– Avez-vous fini de me répondre, nom deDieu ! hurle le chaouch. Je vais tous vous fourrer dedans.

Acajou s’approche de lui :

– Va donc un peu te baigner, eh !sale outil !

– Un témoin ! un témoin ! rugitle sergent avec son accent corse. On m’a insulté !

Et, saisissant le bras de Queslier :

– Vous avez entendu ce que m’a dit cethomme ?

Queslier se dégage et ne répond rien.

– Voulez-vous dire que vous l’avezentendu, hein ! voulez-vous le dire ?…

– Hé ! Queslier, ricane leCrocodile, il se figure peut-être que nous comprenons le corse.Nous autres, on est de Pantruche ; on n’entrave pas lecorsico.

Et, comme il marche derrière le sous-officier,il lui donne, comme par mégarde, un coup de pied dans lestalons.

– Pardon, excuse, sergent… c’est mon piedqu’a glissé.

Le chaouch, rageur, m’attrape par le bras.

– Vous avez entendu, vous ? Ne ditespas non ou je vous ferai passer en conseil de guerre. Je le jurepar le sang du Christ.

– Je n’ai rien entendu.

Le Corse s’en va, la figure blanche, lespoings crispés, mâchant des Porco di Cristo !

 

– Tu marcheras toujours avec nous pendantles étapes, me dit l’Amiral. Sans ça, les chaouchs chercheraient àte jouer un sale tour. Ne va jamais avec ces pierrots, là-bas…Tiens, où sont-ils ? on ne les voit plus.

On ne les voit plus, en effet. La route estcouverte, tout au loin, de traînards qui n’ont pas l’air trèspressés d’arriver à l’étape. Ils s’en vont tranquillement, deux pardeux ou trois par trois, à quinze ou vingt mètres les uns desautres, s’interpellant de temps en temps en temps pour se fairepart des menaces que leur ont distribuées les pieds-de-banc et pourrire à gorge déployée de l’inutilité de leurs efforts. Notre groupeest un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, qui n’ont pas terminéleur discussion, se prennent au collet toutes les cinq minutes ets’arrêtent pour se crier d’une voix furieuse :

– Je te dis qu’il y avait un aqueduc pouramener l’eau à Carthage !

– Et moi, je te dis qu’il n’y avait quedes citernes !…

– C’est trop fort ! LisFlaubert !

– Flaubert s’est trompé !

 

Nous avons mis plus de six heures pour faireles dix-huit kilomètres de l’étape.

– Nous allons voir si ça se passera commeça après le débarquement à Gabès, siffle entre ses dents serrées lecapitaine qui, à cheval, assiste à l’arrivée des retardatairesqu’il dévisage comme pour les reconnaître au besoin.

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