Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 3

 

J’ai revu Paris.

Beaucoup trop, malheureusement. Au moment oùnous étions prêts à nous embarquer pour le pays des Kroumirs, uncontre-ordre est arrivé. On nous a démobilisés et l’on nous aversés dans les différentes batteries d’un des régiments casernésdans la place. Je suis resté presque un an à Vincennes.

À Nantes, l’impression qu’avait produite surmoi le métier militaire était une impression d’ennui malcaractérisé, de fatigue physique et intellectuelle, de pesanteurcérébrale. J’avais d’abord été étonné, secoué comme on l’esttoujours quand on pénètre dans un milieu inconnu, et, étourdi,ébloui, je n’avais vu que la surface des choses, je n’avais pujuger que leur ombre. Puis, sous l’influence de l’atmosphèrealourdissante dans laquelle je vivais, me livrais chaque jour aumême trantran monotone, je m’étais laissé aller peu à peu àl’observation animale des règlements, à l’accoutumance irréfléchiedes prescriptions, à l’acceptation d’une vie toute machinale debête de somme qui prend tous les matins le même collier pour lemême travail et dont l’existence misérable est réglée d’avance,jour par jour et heure par heure, par la méchanceté ou l’idiotied’un maître impitoyable. Un mois de plus, et ma personnalitésombrait dans le gouffre où s’en sont englouties tant d’autres. Jene pensais plus. J’étais presque une chose. J’étais sur le point defaire un soldat.

Un soldat – un bon soldat peut-être – maisrien de plus. Je n’avais pas perdu assez tôt mon caractèreparticulier, ce qui fait que, dans la vie civile, on est soi et nonun autre, pour espérer arriver jamais à monter en grade. Je n’avaispas assez vite pris ma part de ce caractère général qui assimile sibien un troupier à un autre troupier, et qui ne les différenciequelque peu que par le degré de respect que la discipline leurinspire et par la somme de terreur qu’elle fait peser sur eux. – Onavait eu le temps de s’apercevoir que je n’avais pas la foi. Je nepouvais plus guère me sauver, même par les œuvres. Un ambitieux atout à gagner, dans l’armée, à se laisser déprimer le cerveau, dèsles premiers jours, par le coup de pouce des règlements.D’ailleurs, à moins de circonstances assez rares, d’événements quirompent la monotonie d’une existence abêtissante, vous permettentde remettre la main sur votre personnalité, il faut toujours envenir là, tôt ou tard. Mais alors, on ne vous tient pas plus comptede votre soumission, de votre dressage – c’est le mot consacré –qu’on ne tient compte à un cheval vicieux de s’être laissé dompterpar la fatigue.

Je ne l’avais pas adopté assez vite, cet étatd’esprit que les adjudicataires d’habillements militairesfournissent à trois cent mille hommes, en même temps que leursvêtements en mauvais drap et leurs chaussures en cuir factice. Maisil n’est jamais trop tard pour bien faire. Un mois de plus, je lerépète, j’étais dressé, et je faisais un soldat.

 

Mon séjour à Vincennes a tout changé.

Je ne suis pas un soldat.

– Vous n’êtes pas un soldat ! Vousêtes un malheureux !

C’est le colonel, entouré de tous lesofficiers du régiment, qui vient de me dire ça en passant une revuede chambres.

J’avais cru jusqu’ici que les deuxtermes : soldat et malheureux, étaient synonymes. Il paraîtque non, car il a ajouté :

– Les soldats, on les honore. Lesmalheureux comme vous, on les fait passer par des chemins où il n’ya pas de pierres.

Là-dessus, tous les officiers m’ont fait degros yeux terribles. Je m’y attendais : le colonel avait l’airfurieux. S’il avait eu l’air gai, ces messieurs auraient fait leurbouche en cul de poule.

J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eûtl’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’ilaurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.

En attendant, je dois passer incessamment parun chemin où il n’y a pas de pierres. Quel est ce chemin ? Jel’ignore, mais je sais très bien qu’il ne me conduira pas à Rome,quoi qu’en dise le proverbe. Les différents chemins que je suisdepuis onze mois me mènent toujours au même endroit : laprison.

Je n’en sors plus, de la prison ; ou,quand j’en sors, c’est pour attraper bien vite une nouvellepunition qui m’y réintègre pour un laps de temps déterminé, par lebon plaisir de qui de droit. Mon domicile habituel se compose d’unesalle oblongue, privée de jour et dont l’atmosphère estcontinuellement viciée par des émanations qui s’échappent d’uneespèce d’armoire mal fermée. Cette armoire est l’antre de Jules,Jules, l’inséparable compagnon des prisonniers, l’urne lacrymatoiredes affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais comme, aubout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas defaire sentir trop autocratiquement sa présence ; et c’est toutau plus si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin,pour le punir d’avoir, pendant la nuit, abusé de la permission àlui accordée de repousser du goulot. Mon lit se compose de quelquesplanches inclinées et d’un couvre-pieds troué que le brigadier degarde me passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puceslivrent aux punaises des batailles acharnées.

On me fait sortir plusieurs fois par jour,ainsi que mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à desexercices variés et intelligents. Nous commençons par la corvée deslatrines ; après quoi nous nettoyons les abreuvoirs. Puis,nous passons au balayage. Le balayage est notre occupationdominante ; nous balayons partout, nous n’oublions rien ;nous nous montrons impitoyables ; le moindre fétu de paille netrouve pas grâce devant nous ; et si, par hasard, un crottinapparaît, nous nous précipitons dessus comme des dévots sur unmorceau de la vraie croix. Aussi, il est certainement impossible detrouver une cour plus propre que la cour de notre quartier. Uneseule chose m’étonne : c’est que nous ne l’ayons pas encorecirée.

Une existence pareille est bien indigne, bienvile, bien abrutissante, n’est-ce pas ? Eh bien ! je lapréfère à la vie que mènent les bons soldats, – ceux qu’on honore,– à la vie qu’on mène dans ces trois grands corps de bâtiment àcinq étages, vie d’abrutissement malpropre, de misère monotone.Non, maintenant, je ne pourrai plus faire « mes cinqans » comme les autres, courbant la tête sous les règlements,respectant les consignes, m’habituant à l’épouvantable banalité destableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner– les yeux fermés – les ordres absurdes de brigadiers ou desous-officiers stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourraiplus supporter sans murmurer l’ironie lourde ou la grossièreté bêtedu langage des officiers, triste langage qu’ils se transmettent lesuns aux autres, au mess ou au cercle, comme les cabotines decafé-concert de bas étage se repassent, dans la coulisse, leursgants fanés et leurs bijoux en strass.

La sensation que me fait éprouver l’étatmilitaire n’est plus une sensation d’ennui, c’est une sensation dedégoût. Dégoût terrible, continuel, et d’autant plus invincible queje me suis efforcé de le vaincre.

Oui, j’ai essayé d’en avoir raison toutd’abord, en revenant d’une permission de quatre jours, que j’avaispassée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes. J’avaisquitté, chez un camarade, mon pantalon basané et mon shako en cuirbouilli pour reprendre des vêtements de civil. Et, tout d’un coup,je m’étais senti plus léger, plus dispos, délivré d’une gêneénorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements, –libre. – Je m’étais trouvé tout étonné de pouvoir agir à ma guise,sans nulle contrainte, me demandant presque si c’était bien vrai,me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtempsenchaîné à qui l’on vient de retirer son collier. Choseétrange ! en dépouillant mon uniforme, j’avais dépouillé lestristes idées que j’avais acquises depuis mon entrée au service etj’avais retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuisplusieurs mois, pendant ces quatre jours, j’ai pensé, j’airéfléchi, j’ai raisonné ; je me suis aperçu que j’ai joué cinqans de ma vie à pile ou face et que le profil qui reste à découvertme fait une vilaine grimace.

Ah ! je l’avais bien prévu dès le premierjour, le jour où j’avais signé de si mauvais cœur ma feuilled’engagement, je l’avais bien prévu, que je ne ferais pas àl’armée, comme me le demandait mon oncle, l’honneur de mon pays etla gloire de ma famille. Mais, au moins, j’avais espéré que jepourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq annéesque je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j’en suis à medemander s’il n’aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, lenuméro matricule que j’aurais fait si j’étais resté à Nantes, quede venir à Paris chercher l’aversion de ma profession, lahaine de mon esclavage. Car, maintenant, c’est fait. Lesrésolutions de soumission et d’obéissance que j’ai abandonnées, jen’ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles étaienttombées, comme ces loques par trop sordides qu’un chiffonnierexpulse avec dédain de son cachemire d’osier, qu’il remue quelquetemps du bout du crochet et qu’il se décide à lâcher.

Depuis, je suis retourné bien des fois àParis. Seulement, comme je n’avais pas complété ma masse, en débet,et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce depermission, je m’abstenais de lui réclamer ses petits carrés depapier et je partais « en bordée ». Je passais cinq ousix jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant quequelques camarades qui n’avaient pas toujours le temps de s’occuperde moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant aureste, je n’avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles dela beauté du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, quis’étaient envolées je ne savais où. Pendant des journées, j’allaispar les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvantavidement l’air libre. Là seulement je me sentais vivre, et biendes fois, en pensant aux années de servitude qui m’attendaientencore, l’envie m’est montée au cœur de terminer une de ces bordéespar le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant pas être punicomme déserteur, furieux contre moi au moment de rentrer auquartier. Je me reprochais le triste courage qui me portait àfranchir la grille. J’aurais remercié avec effusion un passant qui,d’une poussée brutale, m’aurait jeté à l’intérieur.

Immédiatement, j’étais mis en prison ;l’absence illégale, voilà le principal motif de mes punitions. J’enai encore quelques-unes pour ivresse. Mon Dieu, oui ! Je mesuis piqué le nez quelquefois…

On me punit aussi assez souvent pour réponsesinconvenantes. Je suis inconvenant, c’est vrai, mais ce n’est pastout à fait de ma faute. C’est une mauvaise habitude qui m’estvenue tout d’un coup, à la suite d’avanies faites de gaîté de cœur,de vexations idiotes, d’affronts de toutes sortes que longtempsj’avais avalés sans rien dire. Un beau jour, j’ai découvert que ceparti pris d’injures m’avait gonflé le cœur, aigri le caractère,comme ces gouttes d’eau qui, tombant une à une, commencent parglisser sur la pierre et finissent par la creuser.

 

Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l’étatmilitaire est maintenant si grand que je m’estime fort heureux dene plus partager l’existence de ces hommes, mes camarades, que jevois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel estsorti, marchant sur la pointe du pied, parlant bas, n’osant pas semontrer aux fenêtres, le grand chef se promenant encore dans lacour du quartier.

Toute la semaine, ils ont vécu ainsi,courbaturés par la répétition inutile des mêmes manœuvres et desmêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religionsoldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leurinspire la doctrine de l’obéissance passive. Véritables bêtes desomme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mallogés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèced’idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sanscesse dans leur langage imbécile, ils n’ont plus que deuxpréoccupations, ils n’éprouvent plus que deux besoins : mangeret dormir. Et, aujourd’hui, dimanche, comme ils ont la permissionde sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues,bêtement, deux par deux ou trois par trois, s’entretenant encore –exclusivement – pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, desdétails du service, des commandements, des consignes – esclaves sibien faits à leur servitude qu’ils ne savent plus, au moment durepos, parler d’autre chose que des coups de fouet qu’ils ont reçusou de la solidité de leur manille. – Puis, ils s’en iront dans lescabarets louches, dans les ruelles où l’on vend de l’eau-de-vie quirâpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ilss’attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant àtue-tête :

C’est à boire qu’il nous faut !…

en attendant que la nuit tombe et qu’ilspuissent aller s’engouffrer, gueulant bien fort et se tenant parles bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois,comme au théâtre, devant la porte des putains.

Ô bétail aveugle et sans pensée, chair à canonet viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cetteéglise : la caserne et de sa chapelle : le lupanar !Ah, oui, je rejoindrai tout à l’heure, avec plaisir, la« boîte » dont je suis sorti hier et où je dois rentrerbientôt, le rapport me portant ce matin huit jours de prison pourréponse insolente. Plutôt la prison que le spectacle de cetavachissement stupide, de l’écœurante banalité de cette viemisérable ! Plutôt la désertion – le seul vrai remèdepeut-être – plutôt tout que de jouer un rôle, puisque j’aiconscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cetteparade où Mangin s’impose aux spectateurs et arrive, à force dedonner des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris, à sefaire prendre au sérieux – même par sa victime.

 

J’entends sonner onze heures. Onzeheures ! Et l’on n’est pas encore venu me chercher pour meconduire à la « Malle ! » Est-ce qu’ils nepenseraient plus à moi, par hasard ? Je m’étends sur mon lit,mon lit que je ne fatigue pas beaucoup, d’ordinaire ; ce qui,d’ailleurs, n’empêche pas le fourrier de m’imputertrimestriellement toutes les dégradations possibles. J’essaye depiquer un roupillon. Je commence à m’endormir.

– Froissard, au bureau !

J’ouvre à demi l’œil gauche. C’est le mar’chefqui m’appelle.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Il y a qu’il faudrait d’abord vouslever quand on vous appelle et prendre la position militaire pourparler à vos supérieurs. Hum !… Réunissez tous vos effets etportez-les au magasin d’habillement. Vous êtes désigné pour fairepartie d’un détachement de cinquante hommes qui va relever unepartie de la 13e batterie bis, au Kef, enTunisie. Vous partez demain.

Comment ! on va en Afrique aussisimplement que cela, maintenant ? Autrefois, c’était pluscompliqué : il fallait faire cinq ou six fois le tour de laFrance pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça n’envalait peut-être pas mieux pour ça.

– Avez-vous fini vos réflexions ? Onvous dit que vous partez demain soir et que dans trois jours vousprenez le bateau.

Est-ce qu’il va sur l’eau, au moins, cebateau-là ?

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