Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 30

 

– Oui, mon capitaine, oui ! j’aitout entendu. C’était moi qui faisais la cuisine des gradés, àEl-Ksob. Vous savez probablement que, dans le mur de leur baraque,on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour passer lesplats. Eh bien ! ce guichet était resté ouvert. Quand j’ai vuFroissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suisdissimulé le long du mur et j’ai prêté l’oreille…

C’est Queslier qui parle, Queslier qui a faitdes pieds et des mains pour remonter d’El-Ksob au dépôt, car ilsait quelle infâme machination a été ourdie contre moi, car il neveut pas, lui qui a vu tendre le traquenard dans lequel je suistombé, que je sois la victime des imposteurs galonnés qui ont juréma perte. Il dit tout, – et sans ménager ses expressions, mafoi : – la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un moisauparavant ; la rentrée subite de Craponi dans sa maison,lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atrocequ’il a donnée à ses sous-ordres.

– Voici ses propres paroles, moncapitaine :

« Froissard est là. Je vais ressortir etlui demander ce qui l’amène ; aussitôt qu’il aura dit cinq ousix mots, je crierai : « Vous m’insultez,misérable ! » Vous sortirez et vous le saisirezsolidement. Nous le ferons passer au conseil et vous me servirez detémoins. Sarà divertevole. Comme ça, nous pourrons aller àTunis. »

 

– Vous mentez ! s’écrie le capitainequi, assis devant le pupitre de la salle des rapports, a bondi sursa chaise.

Queslier étend la main.

– Mon capitaine, je jure que je dis lavérité.

– Prenez garde à ce que vous dites !Si vous essayez de tromper la justice, de calomnier vos supérieurs,un châtiment épouvantable vous attend ! Réfléchissez à ce quevous allez dire. Jusqu’à présent je n’ai rien entendu. Je vousinterrogerai encore dans cinq minutes. Réfléchissez, Queslier,réfléchissez ! Vous voulez sauver un camarade,malheureux ! Savez-vous s’il est digne de votre dévouement,d’abord ! Savez-vous s’il ne va pas faire des aveux, tout àl’heure ? Savez-vous s’il n’en a pas fait déjà ?Ah ! mon pauvre enfant ! Tenez, allez-vous-en !sortez d’ici ! Profitez d’un moment d’indulgence. J’ai pitiéde vous. Je ne suis pas seulement votre capitaine, votrecommandant, je suis aussi votre père ; vous retournerez cesoir à votre détachement et j’ignorerai que vous êtes venu ici.Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous compromettez pasdavantage, ne persistez pas…

– Mon capitaine, ma place est ici.

– Indiscipliné ! mauvaisetête ! rebelle ! canaille ! Gare à votre peau !on ne rit pas avec moi ! Vous entendez ?… On ne ritpas !… Je vous le ferai voir, moi ! Bougre !…

Le capitaine écume. Subitement, il se calme.Il croise les bras sur le pupitre.

– À vous, Froissard. Qu’avez-vous à direpour vous justifier ?

 

On m’a fait asseoir sur une chaise dont lapaille me brûle le derrière. J’ai des picotements par tout lecorps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas rester en place.C’est impossible. Pour cent mille francs et une montre en or, je nedemeurerais pas sur cette chaise. Je me lève.

– Mon…

– Asseyez-vous !

Je me rassieds.

– Mon capitaine…

C’est plus fort que moi, je me lèveencore.

– Asseyez-vous !

Je me rassieds. Oh ! cettechaise !…

– Mon capitaine, lorsque je me suisprésenté…

– Asseyez-vous !

C’est vrai, je me suis encore levé.

– Lorsque je me suis présenté devant…

Je ne suis plus assis que sur une fesse.

– …Devant le sergent Craponi…

Je ne suis plus assis du tout ; je suis,à moitié courbé, comme si je faisais une révérence, et j’ai crispémon poing derrière mon dos, sur le dossier du siège d’angoisse.

– Je lui ai dit simplement…

J’ai lâché le dossier et je me suisredressé.

– … Sergent, je suis…

– Asseyez-vous !

 

J’empoigne la chaise à deux mains et, à toutevolée, je la lance contre le mur. On entend un craquement.

– Vous avez brisé cette chaise, vouspayerez ça. Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise auprévenu.

Ah ! non ! Qu’on me donne laquestion, si l’on veut, mais pas de chaise ! La commodité dela conversation, peut-être ; mais l’incommodité de la défense,pour sûr !

Et, afin que ça finisse plus vite, je m’écrie,sans faire semblant de m’apercevoir que l’horrible meuble est déjàderrière moi :

– Je suis innocent ! Je n’ai insultépersonne : la déposition de vos gardes-chiourme est un affreuxmensonge !

– Vous payerez tout ça !…Asseyez-vous !

Si l’on veut. Maintenant, ça m’est égal. Lecapitaine se tourne vers Queslier.

– Persistez-vous dans vos précédentesdéclarations ? Ce que vous avez dit est-il vrai ?

– C’est vrai.

– Sergent Craponi, est-ce vrai ?

– C’est faux.

Oh ! quelle différence d’intonation entrela voix franche de Queslier et la voix fausse du Corse ! Commel’une a la clarté de la vérité et l’autre l’accent sourd dumensonge !

– Sergent Norvi, est-ce vrai ?

– C’est faux.

– Sergent Balanzi, est-ce vrai ?

– C’est faux.

– Caporal Balteux…

J’entends d’avance sa réponse… Je suisfoutu !

 

Mais Queslier s’est élancé vers le caporal etl’a saisi par le bras.

– Caporal, vous êtes Français,vous ! Vous n’êtes pas Corse ! Les Français ne savent pasmentir ! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent,prêter la main…

Le capitaine s’est levé. Il frappe du poingsur le pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamationsde Queslier.

– Caporal ! Suivez l’exemple de voschefs… la hiérarchie !… la famille !… Vous retournerezvoir votre famille avec des galons d’or… Vous serez sergent !Vous êtes un des premiers sur le tableau d’avancement…

– Vous savez tout ; ne soyez passergent, soyez honnête homme. Ça vaut mieux, allez !

Le caporal étend la main. Il fait signe qu’ilveut parler.

Un grand silence.

 

– Les sergents vous ont trompé, moncapitaine. Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je lejure !…

On nous a fait sortir, Queslier et moi.

 

Je ne passerai pas au conseil de guerre.Seulement, j’aurai soixante jours de prison pour bris d’unustensile appartenant à l’État. Ce qu’il est veinard, l’État !Je voudrais bien être à sa place.

Non, j’aimerais mieux avoir ce qui reste de lachaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a soixante joursde prison. Lui, par exemple, c’est pour s’être permis de saisirfamilièrement par le bras un supérieur, pendant le service.

– Qu’est-ce que ça fiche ? me dit-ilau moment où l’on nous boucle. Pourvu que ça compte sur lecongé.

** * * * * * * * *

Voilà trois mois, déjà, que l’affreuxcauchemar est passé ; trois mois qu’il s’est effacé,l’horrible rêve de l’existence brisée comme une lame d’épée par lebâton d’un manant ; trois mois que le spectre du crime àaccomplir a disparu de devant mes yeux.

Ah ! je suis soulagé d’un grand poids. Ilm’a rendu bien vil, l’infâme métier. J’ai volé, j’ai forniqué. Maisj’ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et tremblants lefantôme de l’assassinat…

… Cette phrase que je viens d’écrire me faithonte. Elle ment. Je ne l’efface pas, je la laisse. Je n’ai pas lecourage, vraiment, de la biffer d’un trait de plume, car c’est biendur de tout dire, même quand on s’est promis de faire uneconfession sincère – même quand on n’a pas de remords.

Pas de remords, non. Je n’ai été, là encore,que l’agent contraint et aveugle d’une cause hors de moi. Avoir desménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment, ai agi en brute,ce serait avoir des égards pour ceux qui, depuis si longtemps,appuient sur mon esprit leur lourd talon. Et ce n’est que justice,après tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains tachéesde sanie et de sang.

J’ai assassiné.

 

Ah ! je veux me hâter, maintenant. J’enai assez de ces horreurs ; j’en ai trop de ces ignominies. Jesens que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à goutte toutela honte qu’on m’a fait boire et plaquer de larges taches, sur lepapier blanc, avec toutes les infamies qu’on m’a forcé àcommettre…

 

Il a fallu aller nettoyer les puits, àBir-Tala. Travail dur, répugnant. On a choisi, pour l’accomplir,une équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit heures dusoir, pour faire, pendant la nuit, l’étape de quarante kilomètres,dans les montagnes où aucun chemin n’est tracé. Nous nousapercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l’un de nousmanque à l’appel. C’est un jeune soldat, peu habitué à la marche,qui a dû rester en arrière. Nous l’attendons en vain toute lajournée et, la nuit venue, nous allumons de grands feux.

– Ce saligaud-là s’est au moins faitpincer par les Arabes, ronchonne l’adjudant qui nous commande. Iln’est guère admissible qu’il soit resté dans la montagne. Enfin, sidemain, à dix heures, il n’est pas là, je donnerai la demi-journéeà six d’entre vous pour aller à sa recherche.

La nuit et la matinée se passent.Personne.

 

– Vous allez partir deux par deux, chacund’un côté. Vous, Froissard, avec l’Amiral, par là ; vous, danscette direction.

– Mon adjudant, il nous faudrait del’eau.

On la mesure, l’eau. Celle qu’on pourraittirer du puits n’est pas buvable, et il reste à peine un petittonneau sur les quatre que les mulets ont apportés d’Aïn-Halib. Lachaleur est accablante, justement.

– Ce ne sera pas trop d’un bidon, ditl’Amiral.

– Un bidon ! comme vous yallez ! s’écrie l’adjudant. Un demi-bidon, s’il vousplaît.

– Mais, mon adjudant, puisque le tonneauétait encore plein tout à l’heure…

– Et ce qu’il m’a fallu pour matoilette ?

Nous avons un cri de stupéfaction.

– Sa toilette ! le moment est bienchoisi…

– Qu’est-ce que c’est ?Demi-tour ! et vite !

Et nous partons, sous le soleil de plomb,gravissant les montagnes abruptes, dégringolant les pentescaillouteuses des oueds, avec cette chopine d’eau, bientôtbouillante, et dont il ne reste pas une goutte au bout d’uneheure.

 

Combien de temps avons-nous marché, l’Amiralet moi ? Je l’ignore. Mais je sais que jamais je n’ai tantsouffert de la chaleur, que jamais la soif ne m’a torturé ainsi. Ilvient un moment où, le corps en sueur, exténués, la gorge sèche,nous laissons tomber nos fusils par terre et nous nous étendons,haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt d’écumedesséchée sur les lèvres ; nous ne pouvons plus parler.L’Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous remettre enroute. Où allons-nous ? Droit devant nous. Nous n’avons plusl’espoir de retrouver le camarade égaré. Il est mort, sansdoute ; il est tombé entre les mains des Arabes et l’onn’entendra plus jamais parler de lui, pas plus que de ces traînardsqui, à la queue des colonnes, disparaissent mystérieusement.

Nous n’en pouvons plus. Il ne nous reste qu’àregagner le camp. Nous gravissons une crête pour nous orienter.L’Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement, il pousse un cristrident et, derrière un rocher, disparaît en courant. Je lesuis…

Alors, que s’est-il passé ? Comment direcette chose ? Comment rendre cette image que j’ai là, devantles yeux ?

 

Un puits avec une margelle de pierresrouges ; deux Arabes, un vieux et un jeune, un enfant dequinze ans, tirant de l’eau dont ils remplissent des outres placéessur un ânon ; l’Amiral saisissant le vieillard par le bras, levieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame quibrille et l’Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanchetoute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorgel’enfant qui n’a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, àtrois reprises, ma baïonnette dans la poitrine…

En moins d’une minute, tout cela. Et quoiencore ? Je ne me rappelle pas ; je ne sais plus. Lesavons-nous précipités dans le puits, les cadavres ? Jel’ignore. En vérité, je l’ignore. Et je ne sais même pas si nous enavons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rougeet qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avaitsubitement quittés, un instant, nous est revenue plus ardente…

 

Ce que je vois bien, par exemple, – oh !très distinctement ! – c’est l’Amiral assis près du puits danslequel il s’amuse à jeter des cailloux en disant :

– Ah ! le vieux chameau ! Il nevoulait pas me laisser boire dans sa guerba !

Et je ris doucement, moi, car je viens defaire reluire au soleil ma baïonnette que j’ai frottée avec dusable après l’avoir passée dans des touffes d’alfa. Paroled’honneur ! elle est plus propre et plus nette que si ellesortait de chez l’armurier.

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