Contes et Nouvelles en vers – Livre I

La Mandragore

 

 

Au présent conte on verra lasottise

D’un Florentin. Il avait femme prise

Honnête et sage autant qu’il estbesoin ;

Jeune pourtant, du reste toutebelle :

Et n’eût-on cru de jouissance telle

Dans le pays, ni même encor plus loin.

Chacun l’aimait, chacun la jugeait digne

D’un autre époux : car quant àcelui-ci,

Qu’on appelait Nicia Calfucci,

Ce fut un sot en son temps très insigne.

Bien le montra, lorsque bon gré, mal gré

Il résolut d’être père appelé ;

Crut qu’il ferait beaucoup pour sa patrie

S’il la pouvait orner de Calfuccis.

Sainte ni saint n’était en paradis

Qui de ses vœux n’eût la tête étourdie.

Tous ne savaient ou mettre ses présents.

Il consultait matrones, charlatans,

Diseurs de mots, experts sur cetteaffaire :

Le tout en vain : car il ne put tantfaire

Que d’être père. Il était buté là,

Quand un jeune homme, après avoir enFrance

Étudié, s’en revint à Florence,

Aussi leurré qu’aucun de par-delà ;

Propre, galant, cherchant partout fortune,

Bien fait de corps, bien voulu dechacune :

Il sut dans peu la carte du pays ;

Connut les bons et les méchantsmaris ;

Et de quel bois se chauffaient leursfemelles ;

Quels surveillants ils avaient mis prèsd’elles ;

Les si, les car, enfin tous lesdétours ;

Comment gagner les confidents d’amours,

Et la nourrice, et le confesseur même,

Jusques au chien ; tout y fait quand onaime.

Tout tend aux fins, dont un seul iota

N’étant omis, d’abord le personnage

Jette son plomb sur Messer Nicia,

Pour lui donner l’ordre de Cocuage.

Hardi dessein ! l’épouse de léans

À dire vrai recevait bien les gens ;

Mais c’était tout : aucun de sesamants

Ne s’en pouvait promettre davantage.

Celui-ci seul, Callimaque nommé,

Dès qu’il parut fut très fort à son gré.

Le galant donc près de la forteresse

Assied son camp, vous investit Lucrèce,

Qui ne manqua de faire la tigresse

À l’ordinaire, et l’envoya jouer :

Il ne savait à quel saint se vouer,

Quand le mari, par sa sottise extrême,

Lui fit juger qu’il n’était stratagème,

Panneau n’était, tant étrange semblât,

Où le pauvre homme à la fin ne donnât,

De tout son cœur, et ne s’en affublât.

L’amant et lui, comme étant gens d’étude,

Avaient entre eux lié quelquehabitude :

Car Nice était docteur en droitcanon :

Mieux eût valu l’être en autre science

Et qu’il n’eut pris si grande confiance

En Callimaque. Un jour au compagnon

Il se plaignit de se voir sans lignée.

À qui la faute ? il était vertgalant,

Lucrèce jeune, et drue, et bientaillée :

« Lorsque j’étais à Paris, ditl’amant,

Un curieux y passa d’aventure.

Je l’allai voir : il m’apprit centsecrets :

Entre autres un pour avoir géniture :

Et n’était chose à son compte plus sûre.

Le grand Mogor l’avait avec succès

Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme.

Mainte princesse, et mainte et mainte dame

En avait fait aussi d’heureux essais.

Il disait vrai, j’en ai vu des effets.

Cette recette est une médecine

Faite du jus de certaine racine,

Ayant pour nom mandragore ; et ce jus

Pris par la femme opère beaucoup plus

Que ne fit onc nulle ombre monacale

D’aucun couvent de jeunes frères plein.

Dans dix mois d’hui je vous fais pèreenfin ;

Sans demander un plus long intervalle.

Et touchez là : dans dix mois etdevant

Nous porterons au baptême l’enfant.

– Dites-vous vrai ? repartit MesserNice.

Vous me rendez un merveilleux office.

– Vrai ? je l’ai vu faut-il répétertant ?

Vous moquez-vous d’en douterseulement ?

Par votre foi, le Mogor est-il homme

Que l’on osât de la sorte affronter ?

Ce curieux en toucha telle somme

Qu’il n’eut sujet de s’enmécontenter. »

Nice reprit : « Voilà choseadmirable !

Et qui doit être à Lucrèce agréable !

Quand lui verrai-je un poupon sur lesein ?

Notre féal, vous serez le parrain ;

C’est la raison : dès hui je vous enprie.

– Tout doux, reprit alors notre galant,

Ne soyez pas si prompt, je voussupplie :

Vous allez vite : il faut auparavant

Vous dire tout. Un mal est dansl’affaire :

Mais ici-bas put-on jamais tant faire

Que de trouver un bien pur et sansmal ?

Ce jus doué de vertu tant insigne

Porte d’ailleurs qualité très maligne.

Presque toujours il se trouve fatal

À celui-là qui le premier caresse

La patiente ; et souvent on enmeurt. »

Nice reprit aussitôt :« Serviteur ;

Plus de votre herbe : et laissons làLucrèce

Telle qu’elle est : bien grand merci dusoin.

Que servira, moi mort, si je suispère ?

Pourvoyez-vous de quelque autrecompère :

C’est trop de peine, il n’en est pas besoin.‘

L’amant lui dit : ‘ Quel esprit est levôtre !

Toujours il va d’un excès dans un autre.

Le grand désir de vous voir un enfant

Vous transportait naguèred’allégresse :

Et vous voilà, tant vous avez de presse,

Découragé sans attendre un moment.

Oyez le reste ; et sachez que Nature

A mis remède à tout, fors à la mort.

Qu’est-il de faire afin que l’aventure

Nous réussisse, et qu’elle aille à bonport ?

Il nous faudra choisir quelque jeune homme

D’entre le peuple ; un pauvremalheureux,

Qui vous précède au combat amoureux

Tente la voie, attire et prenne en somme

Tout le venin : puis le danger ôté

Il conviendra que de votre côté

Vous agissiez sans tarder davantage ;

Car soyez sûr d’être alors garanti.

Il nous faut faire in anima vili

 

Ce premier pas ; et prendre unpersonnage

Lourd et le peu ; mais qui ne soitpourtant

Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,

Ni d’un toucher si rude et si sauvage

Qu’à votre femme un supplice ce soit.

Nous savons bien que Madame Lucrèce

Accoutumée à la délicatesse

De Nicia, trop de peine en auroit.

Même il se peut qu’en venant à la chose

Jamais son cœur n’y voudrait consentir.

Or, ai-je dit, un jeune homme, et pourcause :

Car plus sera d’âge pour bien agir,

Moins laissera de venin, sans nuldoute :

Je vous promets qu’il n’en laisseragoutte. »

 

Nice d’abord eut peine àdigérer

L’expédient ; allégua le danger,

Et l’infamie : il en serait enpeine :

Le magistrat pourrait le rechercher

Sur le soupçon d’une mort si soudaine.

Empoisonner un de ses citadins !

Lucrèce était échappée aux blondins,

On l’allait mettre entre les bras d’unrustre !

« Je suis d’avis qu’on prenne un hommeillustre,

Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt

En mille endroits cornera lemystère !

Sottise et peur contiendront ce pitaud.

Au pis aller l’argent le fera taire.

Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,

Et le coquin même n’y songeant pas,

Vous ne tombez proprement dans le cas

De cocuage. Il n’est pas dit encore

Qu’un tel paillard ne résiste au poison.

Et ce nous est une double raison

De le choisir tel que la mandragore

Consume en vain sur lui tout son venin.

Car quand je dis qu’on meurt, je n’entendsdire

Assurément. Il vous faudra demain

Faire choisir sur la brune le sire :

Et dès ce soir donner la potion.

J’en ai chez moi de la confection.

Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,

D’aller paraître en aucune façon.

Ligurio choisira le garçon :

C’est là son fait : laissez-lui cetoffice.

Vous vous pouvez fier à ce valet

Comme à vous-même : il est sage etdiscret.

J’oublie encor que pour plus d’assurance

On bandera les yeux à ce paillard :

Il ne saura qui, quoi, n’en quelle part,

N’en quel logis, ni si dedans Florence

Ou bien dehors on vous l’aura mené. »

Par Nicia le tout futapprouvé.

Restait sans plus d’y disposer sa femme.

De prime face elle crut qu’on riait ;

Puis se fâcha ; puis jura sur son âme

Que mille fois plutôt on la tuerait.

Que dirait-on si le bruit encourait ?

Outre l’offense et péché trop énorme,

Calfuce et Dieu savaient que de tout temps

Elle avait craint ces devoirscomplaisants,

Qu’elle endurait seulement pour la forme.

Puis il viendrait quelque matin difforme

L’incommoder, la mettre sur lesdents ?

Suis-je de taille à souffrir toutesgens ?

« Quoi ! recevoir un pitaud dans macouche ?

Puis-je y songer qu’avecque dudédain ?

Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin,

Ni roi, ni roc ne feront qu’autre touche

Que Nicia jamais onc à ma peau. »

 

Lucrèce étant de la sortearrêtée,

On eut recours à frère Timothée.

Il la prêcha ; mais si bien et sibeau,

Qu’elle donna les mains par pénitence.

On l’assura de plus qu’on choisirait

Quelque garçon d’honnête corpulence ;

Non trop rustaud ; et qui ne luiferait

Mal ni dégoût. La potion fut prise.

Le lendemain notre amant se déguise,

Et s’enfarine en vrai garçonmeunier ;

Un faux menton, barbe d’étrangeguise ;

Mieux ne pouvait se métamorphoser.

Ligurio qui de la faciende

Et du complot avait toujours été,

Trouve l’amant tout tel qu’il le demande,

Et ne doutant qu’on n’y fût attrapé

Sur le minuit le mène à Messer Nice ;

Les yeux bandés ; le poil teint ; etsi bien

Que notre époux ne reconnut en rien

Le compagnon. Dans le lit il se glisse

En grand silence : en grand silenceaussi

La patiente attend sa destinée ;

Bien blanchement, et ce soir atournée.

Voire ce soir ? atournée ; et pourqui ?

Pour qui ? j’entends : n’est-ce pasque la dame

Pour un meunier prenait trop desouci ?

Vous vous trompez ; le sexe en useainsi.

Meuniers ou rois, il veut plaire à touteâme.

C’est double honneur, ce semble en unefemme

Quand son mérite échauffe un esprit lourd

Et fait aimer les cœurs nés sans amour.

Le travesti changea de personnage,

Sitôt qu’il eut dame de tel corsage

À ses côtés, et qu’il fut dans le lit.

Plus de meunier ; la galande sentit

Auprès de soi la peau d’un honnête homme.

Et ne croyez qu’on employât au somme

De tels moments. Elle disait toutbas :

« Qu’est ceci donc ? ce compagnonn’est pas

Tel que j’ai cru : le drôle a la peaufine.

C’est grand dommage : il ne méritehélas

Un tel destin : j’ai regret qu’autrépas

Chaque moment de plaisirl’achemine. »

Tandis l’époux enrôlé tout de bon,

De sa moitié plaignait bien fort la peine.

Ce fut avec une fierté de reine

Qu’elle donna la première façon

De cocuage ; et pour le décoron

Point ne voulut y joindre ses caresses.

À ce garçon la perle des Lucrèces

Prendrait du goût ? quand le premiervenin

Fut emporté, notre amant prit la main

De sa maîtresse ; et de baisers deflamme

La parcourant : « Pardon (dit-il)Madame.

Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait

C’est Callimaque : approuvez sonmartyre.

Vous ne sauriez ce coup vous en dédire.

Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.

S’il est fatal toutefois que j’expire,

J’en suis content : vous avez dans vosmains

Un moyen sûr de me priver de vie ;

Et le plaisir bien mieux qu’aucuns venins

M’achèvera, tout le reste est folie.

 

Lucrèce avait jusque-làrésisté ;

Non par défaut de bonne volonté ;

Ni que l’amant ne plût fort à labelle :

Mais la pudeur et la simplicité

L’avaient rendue ingrate en dépit d’elle.

Sans dire mot, sans oser respirer,

Pleine de honte et d’amour tout ensemble,

Elle se met aussitôt à pleurer.

« À son amant peut-elle se montrer

Après cela ? qu’en pourra-t-ilpenser ?

Dit-elle en soi ; et qu’est-ce qu’il luisemble ?

J’ai bien manqué de courage etd’esprit. »

Incontinent un excès de dépit

Saisit son cœur ; et fait que lapauvrette

Tourne la tête, et vers le coin du lit

Se va cacher pour dernière retraite.

Elle y voulut tenir bon, mais en vain.

Ne lui restant que ce peu de terrain,

La place fut incontinent rendue.

Le vainqueur l’eut a sa discrétion ;

Il en usa selon sa passion :

Et plus ne fut de larme répandue.

Honte cessa ; scrupule autant en fit.

Heureux sont ceux qu’on trompe à leurprofit.

L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,

Trop tôt encor pour l’objet de ses vœux.

« Il faut, dit-il, beaucoup plus d’uneattaque

Contre un venin tenu si dangereux. »

Les jours suivants notre couple amoureux

Y sut pourvoir : l’époux ne tardaguères

Qu’il n’eût atteint tous ses autresconfrères.

Pour ce coup-là fallut se séparer ;

L’amant courut chez soi se recoucher.

 

À peine au lit il s’était misencore,

Que notre époux joyeux et triomphant

Le va trouver, et lui conte comment

S’était passé le jus de mandragore :

D’abord, dit-il, j’allai tout doucement

Auprès du lit écouter si le sire

S’approcherait, et s’il en voudrait dire.

Puis je priai notre épouse tout bas

Qu’elle lui fît quelque peu de caresse,

Et ne craignît de gâter ses appas.

C’était au plus une nuit d’embarras.

« Et ne pensez, ce lui dis-je,Lucrèce,

Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper,

Je saurai tout ; Nice se peut vanter

D’être homme à qui l’on n’en donne àgarder.

Vous savez bien qu’il y va de ma vie.

N’allez donc point faire larenchérie :

Montrez par là que vous savez aimer

Votre mari plus qu’on ne croitencore :

C’est un beau champ. Que si cette pécore

Fait le honteux, envoyez sans tarder

M’en avertir ; car je me vaiscoucher.

Et n’y manquez ; nous y mettrons bonordre.

Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’aubout.

Savez-vous bien que ce rustre y pritgoût ?

Le drôle avait tantôt peine à démordre.

J’en ai pitié : je le plains aprèstout.

N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’onl’enterre.

Et quant à vous venez nous voir souvent.

Nargue de ceux qui me faisaient laguerre ;

Dans neuf mois d’hui je leur livre unenfant. »

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