Ballade
Cet ouvrage est demeuré imparfait pour desecrètes raisons : et par malheur ce qui y manque estl’endroit le plus important ; je veux dire les réflexions quefirent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure.Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce jel’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait àplusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourraencore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient unen quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste aujugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu,et qu’il y ait du manquement en cela ; je prie le lecteur del’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.
Hier je mis chez Cloris entrain de discourir
Sur le fait des romans Alizon la sucrée.
« N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, desouffrir
Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,
Tandis que les romans sont si chèredenrée ?
Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint versdu temps,
De messire Honoré l’histoire fut brûlée.
– Oui pour vous, dit Cloris, qui passezcinquante ans
Moi qui n’en ai que vingt, je prétends quel’Astrée
Fasse en mon cabinet encor quelqueséjour :
Car pour vous découvrir le fond de mapensée,
Je me plais aux livres d’amour. »
Cloris eut quelque tort deparler si crûment,
Non que Monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvreexquise
Étant petit garçon je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise.
Aussi contre Alizon je faillis d’avoirprise ;
Et soutins haut et clair, qu’Urfé par-ci, par-là,
De préceptes moraux nous instruit à saguise.
« De quoi, dit Alizon, peut servir toutcela ?
Vous en voit-on aller plus souvent àl’église ?
Je hais tous les menteurs ; et pour voustrancher court,
Je ne puis endurer qu’une femme medise :
Je me plais aux livres d’amour. »
Alizon dit ces mots avec tantde chaleur,
Que je crus qu’elle était en vertusaccomplie ;
Mais ses péchés écrits tombèrent parmalheur :
Elle n’y prit pas garde. Enfin étantsortie,
Nous vîmes que son fait était papelardie,
Trouvant entre autres points dans saconfession :
« J’ai lu maître Louis mille fois en mavie ;
Et même quelquefois j’entre en tentation,
Lorsque l’ermite trouve Angélique endormie
Rêvant à tels fatras souvent le long dujour.
Bref sans considérer censure ni demie.
Je me plais aux livres d’amour. »
Ah ! ah ! dis-je,Alizon ! vous lisez les romans !
Et vous vous arrêtez à l’endroit del’Ermite !
Je crois qu’ainsi que vous pleined’enseignements
Oriane prêchait faisant la chattemite.
Après mille façons, cette bonne hypocrite,
Un pain sur la fournée emprunta ditl’auteur :
Pour un petit poupon l’on sait qu’elle en futquitte :
Mainte belle sans doute en a ri dans soncœur.
Cette histoire, Cloris, est du papemaudite :
Quiconque y met le nez devient noir comme unfour.
Parmi ceux qu’on peut lire, et dont voicil’élite,
Je me plais aux livres d’amour.
Clitophon ale pas par droit d’antiquité :
Héliodore peut par son prix leprétendre :
Le roman d’Ariane est très bieninventé :
J’ai lu vingt et vingt fois celui dePolexandre :
En fait d’événements, Cléopâtre etCassandre,
Entre les beaux premiers doivent êtrerangés :
Chacun prise Cyrus, et la Carte duTendre ;
Et le frère et la sœur ont les cœurspartagés.
Même dans les plus vieux je tiens qu’on peutapprendre.
Perceval le Gallois vient encore àson tour :
Cervantès me ravit ; et pour tout ycomprendre,
Je me plais aux livres d’amour.
Envoi
À Rome on ne lit point Boccace sansdispense :
Je trouve en ses pareils bien du contre et dupour.
Du surplus (honni soit celui qui mal ypense !)
Je me plais aux livres d’amour.