LIVRE TROISIÈME
Les Oies du père Philippe
Je dois trop au beausexe ; il me fait trop d’honneur
De lire ces récits ; si tant est qu’illes lise.
Pourquoi non ? c’est assez qu’il condamneen son cœur
Celles qui font quelque sottise.
Ne peut-il pas sans qu’il le dise,
Rire sous cape de ces tours,
Quelque aventure qu’il y trouve ?
S’ils sont faux, ce sont vainsdiscours ;
S’ils sont vrais, il les désapprouve.
Irait-il après tout s’alarmer sans raison
Pour un peu de plaisanterie ?
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles, souffrez monlivre ;
Je réponds de vous corps pour corps :
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-onbien vivre
Qu’on ne s’enferme avec les morts ?
Le monde ne vous connaît guères,
S’il croit que les faveurs sont chez vousfamilières :
Non pas que les heureux amants
Soient ni phénix ni corbeaux blancs ;
Aussi ne sont-ce fourmilières.
Ce que mon livre en dit, doit passer pourchansons.
J’ai servi des beautés de toutes lesfaçons :
Qu’ai- je gagné ? très peu dechose ;
Rien. Je m’aviserais sur le tard d’êtrecause
Que la moindre de vous commît le moindremal !
Contons ; mais contons bien ; c’estle point principal ;
C’est tout : à cela près, censeurs, jevous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autreoreille.
Censurez tant qu’il vous plaira
Méchants vers, et phrases méchantes ;
Mais pour bons tours, laissez-leslà ;
Ce sont choses indifférentes ;
Je n’y vois rien de périlleux.
Les mères, les maris, me prendront auxcheveux
Pour dix ou douze contes bleus !
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait mon livre irait lefaire !
Beau sexe, vous pouvez le lire ensûreté ;
Mais je voudrais m’êtreacquitté
De cette grâce par avance.
Que puis-je faire en récompense ?
Un conte ou l’on va voir vos appastriompher :
Nulle précaution ne les peut étouffer.
Vous auriez surpassé le printemps etl’aurore
Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunesans,
Outre l’éclat des cieux, et les beautés deschamps,
Il eût vu les vôtres encore.
Aussi dès qu’il les vit il en sentit lescoups ;
Vous surpassâtes tout ; il n’eut d’yeuxque pour vous ;
Il laissa les palais : enfin votrepersonne
Lui parut avoir plus d’attraits
Que n’en auraient à beaucoup près
Tous les joyaux de la Couronne.
On l’avait dès l’enfance élevé dans unbois.
Là son unique compagnie
Consistait aux oiseaux : leur aimableharmonie
Le désennuyait quelquefois.
Tout son plaisir était cet innocentramage :
Encor ne pouvait-il entendre leur langage.
En une école si sauvage
Son père l’amena dès ses plus tendres ans.
Il venait de perdre sa mère ;
Et le pauvre garçon ne connut la lumière
Qu’afin qu’il ignorât les gens :
Il ne s’en figura pendant un fort longtemps
Point d’autres que les habitants
De cette forêt ; c’est-à-dire
Que des loups, des oiseaux, enfin ce quirespire
Pour respirer sans plus, et ne songer àrien.
Ce qui porta son père à fuir toutentretien,
Ce furent deux raisons ou mauvaises oubonnes ;
L’une la haine des personnes,
L’autre la crainte ; et depuis qu’à sesyeux
Sa femme disparut s’envolant dans lesCieux,
Le monde lui fut odieux :
Las d’y gémir, et de s’y plaindre,
Et partout des plaintes ouïr,
Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,
Et le reste des femmes craindre.
Il voulut être ermite ; et destina sonfils
À ce même genre de vie.
Ses biens aux pauvres départis,
Il s’en va seul, sans compagnie
Que celle de ce fils, qu’il portait dans sesbras :
Au fond d’une forêt il arrête ses pas.
(Cet homme s’appelait Philippe, ditl’histoire.)
Là, par un saint motif, et non par humeurnoire,
Notre ermite nouveau cache avec très grandsoin
Cent choses à l’enfant ; ne lui dit prèsni loin
Qu’il fut au monde aucune femme,
Aucuns désirs, aucun amour ;
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour
La nourriture de son âme.
À cinq il lui nomma des fleurs, desanimaux ;
L’entretint de petits oiseaux ;
Et parmi ce discours aux enfants agréable,
Mêla des menaces du diable ;
Lui dit qu’il était fait d’une étrangefaçon :
La crainte est aux enfants la premièreleçon.
Les dix ans expirés, matière plus profonde
Se mit sur le tapis : un peu de l’autremonde
Au jeune enfant fut révélé ;
Et de la femme point parlé.
Vers quinze ans lui fut enseigné,
Tout autant que l’on put, l’auteur de lanature ;
Et rien touchant la créature.
Ce propos n’est alors déjà plus de saison
Pour ceux qu’au monde on veutsoustraire ;
Telle idée en ce cas est fort peunécessaire.
Quand ce fils eut vingt ans,son père trouva bon
De le mener à la ville prochaine.
Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’àpeine
Aller quérir son vivre : et lui mortaprès tout
Que ferait ce cher fils ? comment venir àbout
De subsister sans connaîtrepersonne ?
Les loups n’étaient pas gens qui donnassentl’aumône.
Il savait bien que le garçon
N’aurait de lui pour héritage,
Qu’une besace et qu’un bâton :
C’était un étrange partage.
Le père à tout cela songeait sur ses vieuxans.
Au reste il était peu de gens
Qui ne lui donnassent la miche.
Frère Philippe eût été riche
S’il eut voulu. Tous les petits enfants
Le connaissaient ; et du haut de leurtête,
Ils criaient : « Apprêtez laquête ;
Voilà frère Philippe. » Enfin dans lacité
Frère Philippe souhaité
Avait force dévots ; de dévotes pasune ;
Car il n’en voulait point avoir.
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans sondevoir,
Le pauvre homme le mène voir
Les gens de bien, et tente la fortune.
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa cefils.
Voilà nos ermites partis.
Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,
Et de tous objets assortie :
Le prince y faisait son séjour.
Le jeune homme tombe des nues
Demandait : « Qu’est-ce là ? –Ce sont des gens de cour.
– Et là ? – Ce sont palais. – Ici ?– Ce sont statues. »
Il considérait tout : quand de jeunesbeautés
Aux yeux vifs, aux traits enchantés,
Passèrent devant lui ; dès lors nulleautre chose
Ne put ses regards attirer.
Adieu palais ; adieu ce qu’il vientd’admirer :
Voici bien pis, et bien une autre cause
D’étonnement.
Ravi comme en extase à cet objetcharmant :
« Qu’est-ce là, dit-il à son père,
Qui porte un si gentil habit ?
Comment l’appelle-t-on ? » cediscours ne plut guère
Au bon vieillard, qui répondit :
« C’est un oiseau qui s’appelle oie.
– Ô l’agréable oiseau ! dit le fils pleinde joie.
Oie, hélas ! chante un peu, que j’entendeta voix.
Peut-on point un peu te connaître ?
Mon père je vous prie et mille et millefois,
Menons-en une en notre bois ;
J’aurai soin de la faire paître. »