Contes et Nouvelles en vers – Livre I

Le Muletier

 

Un roi lombard (les rois dece pays

Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)

Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits

Maître Boccace auteur de cette histoire,

Portait le nom d’Agiluf en son temps.

Il épousa Teudelingue la Belle,

Veuve du roi dernier mort sans enfants,

Lequel laissa l’état sous la tutelle

De celui-ci, prince sage et prudent.

Nulle beauté n’était alors égale

À Teudelingue ; et la couche royale

De part et d’autre était assurément

Aussi complète, autant bien assortie

Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon

En badinant fit choir de son brandon

Chez Agiluf, droit dessus l’écurie :

Sans prendre garde, et sans se soucier

En quel endroit ; dont avecque furie

Le feu se prit au cœur d’un muletier.

Ce muletier était homme de mine,

Et démentait en tout son origine,

Bien fait et beau, même ayant du bon sens.

Bien le montra ; car, s’étant de lareine

Amouraché, quand il eut quelque temps

Fait ses efforts et mis toute sa peine

Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,

Le compagnon fit un tour d’homme habile.

Maître ne sais meilleur pour enseigner

Que Cupidon ; l’âme la moins subtile

Sous sa férule apprend plus en un jour,

Qu’un maître es arts en dix ans auxécoles.

Aux plus grossiers par un chemin biencourt

Il sait montrer les tours et les paroles.

 

Le présent conte en est unbon témoin.

Notre amoureux ne songeait près ni loin

Dedans l’abord à jouir de sa mie.

Se déclarer de bouche ou par écrit

N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,

Mourut ou non, d’en passer sonenvie ;

Puisqu’aussi bien plus vivre nepouvait ;

Et mort pour mort, toujours mieux luivalait,

Auparavant que sortir de la vie,

Éprouver tout, et tenter le hasard.

L’usage était chez le peuple lombard

Que quand le roi, qui faisait lit à part

(Comme tous font) voulait avec sa femme

Aller coucher, seul il se présentait,

Presque en chemise, et sur son dos n’avait

Qu’une simarre ; à la porte ilfrappait

Tout doucement ; aussitôt une dame

Ouvrait sans bruit ; et le roi luimettait

Entre les mains la clarté qu’ilportait ;

Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme

D’abord la dame éteignait en sortant

Cette clarté ; c’était le plussouvent

Une lanterne, ou de simples bougies.

Chaque royaume a ses cérémonies.

 

Le muletier remarquacelle-ci ;

Ne manqua pas de s’ajuster ainsi ;

Se présenta comme c’était l’usage,

S’étant caché quelque peu le visage.

La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.

Nul cas n’était à craindre en l’aventure

Fors que le roi ne vînt pareillement.

Mais ce jour-là s’étant heureusement

Mis à chasser, force était que nature

Pendant la nuit cherchât quelque repos.

Le muletier frais, gaillard, et dispos,

Et parfumé, se coucha sans rien dire.

Un autre point, outre ce qu’avons dit,

(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit

Quelque chagrin, soit touchant son empire,

Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,

Ne sonnait mot en prenant ses ébats.

À tout cela Teudelingue était faite.

Notre amoureux fournit plus d’une traite.

Un muletier à ce jeu vaut trois rois.

Dont Teudelingue entra par plusieurs fois

En pensement, et crut que la colère

Rendait le prince outre son ordinaire

Plein de transport, et qu’il n’y songeaitpas.

En ses présents le Ciel est toujoursjuste :

Il ne départ à gens de tous états

Mêmes talents. Un empereur auguste

A les vertus propres pour commander :

Un avocat sait les points décider :

Au jeu d’amour le muletier faitrage :

Chacun son fait ; nul n’a tout enpartage.

 

Notre galant s’étantdiligenté,

Se retira sans bruit et sans clarté,

Devant l’aurore. Il en sortait à peine,

Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine ;

Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.

« Certes, Monsieur, je sais bien, luidit-elle,

Que vous avez pour moi beaucoup dezèle ;

Mais de ce lieu vous ne faites encor

Que de sortir : même outrel’ordinaire

En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.

Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez

Que ne soit trop ; votre santé m’estchère. »

Le roi fut sage, et se douta dutour ;

Ne sonna mot, descendit dans lacour ;

Puis de la cour entra dans l’écurie

Jugeant en lui que le cas provenait

D’un muletier, comme l’on lui parlait.

Toute la troupe était lors endormie,

Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.

Le roi n’avait lanterne ni bougie.

En tâtonnant il s’approcha de tous ;

Crut que l’auteur de cette tromperie

Se connaîtrait au battement du pouls.

Pas ne faillit dedans sa conjecture ;

Et le second qu’il tâta d’aventure

Était son homme ; à qui d’émotion,

Soit pour la peur, ou soit pour l’action,

Le cœur battait, et le pouls toutensemble.

Ne sachant pas où devait aboutir

Tout ce mystère, il feignait de dormir.

Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’iltremble,

En certain coin va prendre des ciseaux

Dont on coupait le crin à ses chevaux.

« Faisons, dit-il, au galant unemarque,

Pour le pouvoir demain connaîtremieux. »

Incontinent de la main du monarque

Il se sent tondre. Un toupet de cheveux

Lui fut coupé, droit vers le front dusire.

Et cela fait le prince se retire.

II oublia de serrer le toupet ;

Dont le galant s’avisa d’un secret

Qui d’Agiluf gâta le stratagème.

Le muletier alla sur l’heure même

En pareil lieu tondre ses compagnons.

Le jour venu, le roi vit ces garçons

Sans poil au front. Lors le prince en sonâme :

« Qu’est ceci donc ! qui croiraitque ma femme

Aurait été si vaillante au déduit ?

Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit

Fourni d’ébat à plus de quinze ouseize ? »

Autant en vit vers le front de tondus.

« Or bien, dit-il, qui l’a fait si setaise :

Au demeurant qu’il n’y retourneplus. »

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