Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeurde moules
Sire Guillaume allant enmarchandise,
Laissa sa femme enceinte de sixmois ;
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise,
Nommée Alix, du pays champenois.
Compère André l’allait voir quelquefois
À quel dessein, besoin n’est de le dire,
Et Dieu le sait : c’était un maîtresire ;
Il ne tendait guère en vain sesfilets ;
Ce n’était pas autrement sa coutume.
Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point.
Le trop d’esprit ne l’incommodaitpoint :
De ce défaut on n’accusait la belle.
Elle ignorait les malices d’Amour.
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour.
Son mari donc se trouvant en emplette,
Elle au logis, en sa chambre seulette,
André survient, qui sans long compliment
La considère ; et lui ditfroidement :
« Je m’ébahis comme au bout duroyaume
S’en est allé le compère Guillaume,
Sans achever l’enfant que vousportez :
Car je vois bien qu’il lui manque uneoreille
Votre couleur me le démontre assez,
En ayant vu mainte épreuve pareille.
– Bonté de Dieu ! reprit-elleaussitôt,
Que dites-vous ? quoi d’un enfantmonaut
J’accoucherais ? n’y savez-vousremède ?
– Si da, fit-il, je vous puis donner aide
En ce besoin, et vous jurerai bien,
Qu’autre que vous ne m’en ferait tantfaire.
Le mal d’autrui ne me tourmente enrien ;
Fors excepté ce qui touche aucompère :
Quant à ce point je m’y ferais mourir.
Or essayons, sans plus en discourir,
Si je suis maître à forger des oreilles.
– Souvenez-vous de les rendre pareilles,
Reprit la femme. – Allez, n’ayez souci,
Répliqua-t-il, je prends sur moiceci. »
Puis le galant montre ce qu’il sait faire.
Tant ne fut nice (encor que nice fut)
Madame Alix, que ce jeu ne lui plut.
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection
À son travail ; faisant ore untendon,
Ore un repli, puis quelquecartilage ;
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.
« Demain, dit-il, nous polironsl’ouvrage,
Puis le mettrons en sa perfection ;
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
– Je vous en suis, dit-elle, bientenue :
Bon fait avoir ici-bas un ami. »
Le lendemain, pareille heure venue,
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente.
« Je viens, dit-il, toute affairecessante,
Pour achever l’oreille que savez.
– Et moi, dit-elle, allais par un message
Vous avertir de hâter cet ouvrage :
Montons en haut. » Dès qu’ils furentmontés,
On poursuivit la chose encommencée.
Tant fut ouvré, qu’Alix dans la pensée
Sur cette affaire un scrupule semit ;
Et l’innocente au bon apôtre dit :
« Si cet enfant avait plusieursoreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné.
– Rien, rien, dit-il ; à cela j’aisoigné ;
Jamais ne faux en rencontrespareilles. »
Sur le métier l’oreille était encor,
Quand le mari revient de son voyage ;
Caresse Alix, qui du premier abord :
« Vous aviez fait, dit-elle, un belouvrage.
Nous en tenions sans le compèreAndré ;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente.
Sire André donc, toute affaire cessante
En a fait une : il ne faut oublier
De l’aller voir, et l’en remercier ;
De tels amis on a toujours affaire. »
Sire Guillaume, au discoursqu’elle fit,
Ne comprenant comme il se pouvait faire
Que son épouse eût eu si peu d’esprit,
Par plusieurs fois lui fit faire un récit
De tout le cas ; puis outre de colère
Il prit une arme à côte de son lit ;
Voulut ruer la pauvre Champenoise,
Qui prétendait ne l’avoir mérité.
Son innocence et sa naïveté
En quelque sorte apaisèrent la noise.
« Hélas Monsieur, dit la belle enpleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait dudommage ?
Je n’ai donné vos draps ni votreargent ;
Le compte y est ; et quant audemeurant,
André me dit quand il parfit l’enfant,
Qu’en trouveriez plus que pour votreusage :
Vous pouvez voir, si je menstuez-moi ;
Je m’en rapporte à votre bonne foi. »
L’époux sortant quelque peu de colère,
Lui répondit : « Or bien, n’enparlons plus ;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire,
J’en suis d’accord, contester là-dessus
Ne produirait que discourssuperflus :
Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte
Qu’en ce logis j’attrape le galant :
Ne parlez point de notre différend ;
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte
Il vous le faut avoir adroitement ;
Me feindre absent en un second voyage,
Et lui mander, par lettre ou par message,
Que vous avez à lui dire deux mots.
André viendra ; puis de quelquespropos
L’amuserez ; sans toucher àl’oreille ;
Car elle est faite, il n’y manque plusrien. »
Notre innocente exécuta très bien
L’ordre donné ; ce ne fut pasmerveille ;
La crainte donne aux bêtes de l’esprit.
André venu, l’époux guère ne tarde,
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde
Où se sauver : nul endroit il ne vit,
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe ; Alix ouvre laporte ;
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le galant.
Sire Guillaume était armé de sorte
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main forte,
Ne le voulant sans doute assassiner ;
Mais quelque oreille au pauvre hommecouper
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie,
Pays cruel et plein de barbarie.
C’est ce qu’il dit à sa femme toutbas :
Puis l’emmena sans qu’elle osât riendire ;
Ferma très bien la porte sur le sire.
André se crut sorti d’unmauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose.
Sire Guillaume, en rêvant à son cas
Change d’avis, en soi-même propose
De se venger avecque moins de bruit,
Moins de scandale, et beaucoup plus defruit.
« Alix, dit-il, allez quérir la femme
De sire André ; contez-lui votre cas
De bout en bout ; courez, n’y manquezpas.
Pour l’amener vous direz à la dame
Que son mari court un péril trèsgrand ;
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseursd’oreilles
On fait souffrir en rencontrespareilles :
Chose terrible, et dont le seul penser
Vous fait dresser les cheveux à latête ;
Que son époux est tout près d’ypasser ;
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à lafête.
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
Elle pourra faire changer la peine ;
Amenez-la, courez ; je vous promets
D’oublier tout moyennant qu’ellevienne. »
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut
Chez sire André dont la femme accourut
En diligence, et quasi horsd’haleine ;
Puis monta seule, et ne voyant André,
Crut qu’il était quelque part enfermé.
Comme la dame était en cesalarmes,
Sire Guillaume ayant quitté ses armes
La fait asseoir, et puis commenceainsi :
« L’ingratitude est mère de toutvice.
André m’a fait un notable service ;
Par quoi, devant que vous sortiez d’ici,
Je lui rendrai si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix : je veux d’un si bontour
Me revancher, et je pense une chose :
Tous vos enfants ont le nez un peucourt :
Le moule en est assurément la cause.
Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder
Nous pourvoyions de ce pas àl’affaire. »
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit
Moitié raisin, moitié figue, en jouit.
La dame prit le tout en patience ;
Bénit le ciel de ce que la vengeance
Tombait sur elle, et non sur sireAndré ;
Tant elle avait pour lui de charité.
Sire Guillaume était de son côté
Si fort ému, tellement irrité,
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce
Du talion, rendant à son époux
Fèves pour pois, et pain blanc pourfouace.
Qu’on dit bien vrai que se venger estdoux !
Très sage fut d’en user de la sorte :
Puisqu’il voulait son honneur réparer,
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront à mon sens se tirer.
André vit tout, et n’osa murmurer ;
Jugea des coups ; mais ce fut sans riendire ;
Et loua Dieu que le mal n’était pire.
Pour une oreille il aurait composé.
Sortir à moins, c’était pour luimerveilles :
Je dis à moins ; car mieux vaut, toutprise,
Cornes gagner que perdre ses oreilles.