L’Oraison de Saint Julien
Beaucoup de gens ont uneferme foi
Pour les brevets, oraisons, et paroles.
Je me ris d’eux ; et je tiens, quant àmoi
Que tous tels sorts sont recettesfrivoles.
Frivoles sont ; c’est sansdifficulté.
Bien est-il vrai, qu’auprès d’une beauté
Paroles ont des vertus non pareilles
Paroles font en amour desmerveilles :
Tout cœur se laisse à ce charme amollir.
De tels brevets je veux bien meservir ;
Des autres non. Voici pourtant un conte,
Que l’oraison de Monsieur saint Julien
Renaud d’Ast produisit un grand bien.
S’il ne l’eût dite, il eût trouvé mécompte
À son argent, et mal passé la nuit.
Il s’en allait deversChâteau-Guillaume :
Quand trois quidams (bonnes gens, et sansbruit,
Ce lui semblait, tels qu’en tout unroyaume
Il n’aurait cru trois aussi gens de bien)
Quand n’ayant dis-je aucun soupçon derien,
Ces trois quidams tout pleins decourtoisie,
Après l’abord, et l’ayant salué
Fort humblement : » Si notrecompagnie,
Lui dirent-ils, vous pouvait être à gré,
Et qu’il vous plût achever cette traite
Avecque nous, ce nous serait honneur.
En voyageant, plus la troupe est complète,
Mieux elle vaut ; c’est toujours lemeilleur.
Tant de brigands infectent la province,
Que l’on ne sait à quoi songe le prince
De le souffrir : mais quoi lesmalvivants
Seront toujours. » Renaud dit à cesgens
Que volontiers. Une lieue étant faite,
Eux discourant, pour tromper le chemin
De chose et d’autre, ils tombèrent enfin
Sur ce qu’on dit de la vertu secrète
De certains mots, caractères, brevets,
Dont les aucuns ont de très bons effets.
Comme de faire aux insectes la guerre,
Charmer les loups, conjurer letonnerre :
Ainsi du reste ; ou sans pact ni demi
(De quoi l’on soit pour le moins averti)
L’on se guérit, l’on guérit sa monture,
Soit du farcin, soit de lamémarchure ;
L’on fait souvent ce qu’un bon médecin
Ne saurait faire avec tout son latin.
Ces survenants de mainte expérience
Se vantaient tous ; et Renaud ensilence
Les écoutait. » Mais vous, ce luidit-on,
Savez-vous point aussi quelqueoraison ?
De tels secrets, dit-il, je ne me pique,
Comme homme simple, et qui vis àl’antique.
Bien vous dirai qu’en allant par chemin
J’ai certains mots que je dis au matin
Dessous le nom d’oraison ou d’antienne
De saint Julien ; afin qu’il nem’avienne
De mal gîter : et j’ai même éprouvé
Qu’en y manquant cela m’est arrivé.
J’y manque peu : c’est un mal quej’évite
Par-dessus tous, et que je crains autant.
– Et ce matin, Monsieur, l’avez-vousdite ? »
Lui repartit l’un des trois en riant.
« Oui, dit Renaud. – Or bien, répliqual’autre,
Gageons un peu quel sera le meilleur,
Pour ce jour d’hui, de mon gîte ou duvôtre. »
Il faisait lors un froidplein de rigueur
La nuit de plus était fort approchante,
Et la couchée encore assez distante
Renaud reprit : » Peut-êtreainsi que moi
Vous servez-vous de ces mots en voyage.
– Point, lui dit l’autre ; et vous jurema foi
Qu’invoquer saints n’est pas trop monusage
Mais si je perds, je le pratiquerai.
– En ce cas-là volontiers gagerai,
Reprit Renaud, et j’y mettrais ma vie
Pourvu qu’alliez en quelquehôtellerie ;
Car je n’ai là nulle maison d’ami.
Nous mettrons donc cette clause au pari,
Poursuivit-il, si l’avez agréable :
C’est la raison. » L’autre luirépondit :
« J’en suis d’accord ; et gage votrehabit,
Votre cheval, la bourse aupréalable ;
Sûr de gagner, comme vous allezvoir. »
Renaud dès lors put biens’apercevoir
Que son cheval avait changé d’étable.
Mais quel remède ? en côtoyant unbois,
Le parieur ayant changé de voix :
« Çà, descendez, dit-il, mongentilhomme :
Votre oraison vous fera bon besoin.
Château-Guillaume est encore un peuloin. »
Fallut descendre. Ils lui prirent en somme
Chapeau, casaque, habit, bourse, etcheval ;
Bottes aussi. » Vous n’aurez tant demal
D’aller à pied », lui dirent lesperfides.
Puis de chemin (sans qu’ils prissent deguides)
Changeant tous trois, ils furent aussitôt
Perdus de vue ; et le pauvre Renaud,
En caleçons, en chausses, en chemise,
Mouillé, fangeux, ayant au nez la bise
Va tout dolent ; et craint avecraison
Qu’il n’ait ce coup, malgré son oraison,
Très mauvais gîte ; hormis qu’en savalise
Il espérait. car il est à noter,
Qu’un sien valet contraint de s’arrêter
Pour faire mettre un fer à sa monture,
Devait le joindre. Or il ne le fit pas.
Et ce fut là le pis de l’aventure.
Le drôle ayant vu de loin tout le cas,
(Comme valets souvent ne valent guères)
Prend à côté, pourvoit à ses affaires,
Laisse son maître, à travers champss’enfuit,
Donne des deux, gagne devant la nuit
Château-Guillaume, et dans l’hôtellerie
La plus fameuse, enfin la mieux fournie,
Attend Renaud près d’un foyer ardent,
Et fait tirer du meilleur cependant.
Son maître était jusqu’au cou dans lesboues ;
Pour en sortir avait fort à tirer.
Il acheva de se désespérer,
Lorsque la neige en lui donnant aux joues
Vint à flocons, et le vent qui fouettait.
Au prix du mal que le pauvre homme avait,
Gens que l’on pend sont sur des lits deroses.
Le sort se plaît à dispenser les choses
De la façon : c’est tout mal ou toutbien.
Dans ses faveurs il n’a point demesures :
Dans son courroux de même il n’omet rien
Pour nous mater : témoin lesaventures
Qu’eut cette nuit Renaud qui n’arriva
Qu’une heure après qu’on eût fermé laporte.
Du pied du mur enfin il s’approcha.
Dire comment, je n’en sais pas la sorte.
Son bon destin, par un très grand hasard,
Lui fit trouver une petite avance
Qu’avait un toit ; et ce toit faisaitpart
D’une maison voisine du rempart.
Renaud ravi de ce peu d’allégeance
Se met dessous. Un bonheur, comme on dit,
Ne vient point seul : quatre ou cinqbrins de paille
Se rencontrant, Renaud les étendit.
« Dieu soit loué dit-il, voilà monlit. »
Pendant cela le mauvais temps l’assaille
De toutes parts : il n’en peut presqueplus.
Transi de froid, immobile, et perclus,
Au désespoir bientôt il s’abandonne,
Claque des dents, se plaint, tremble, etfrissonne
Si hautement que quelqu’un l’entendit.
Ce quelqu’un-là c’était uneservante ;
Et sa maîtresse une veuve galante
Qui demeurait au logis que j’ai dit ;
Pleine d’appas, jeune, et de bonne grâce.
Certain marquis gouverneur de la place
L’entretenait ; et de peur être vu,
Trouble, distrait, enfin interrompu
Dans son commerce au logis de la dame,
Il se rendait souvent chez cette femme,
Par une porte aboutissante auxchamps ;
Allait, venait, sans que ceux de la ville
En sussent rien ; non pas même sesgens
Je m’en étonne ; et tout plaisirtranquille
N’est d’ordinaire un plaisir demarquis :
Plus il est su, plus il leur sembleexquis.
Or il avint que la même soirée
Ou notre Job sur la paille étendu
Tenait déjà sa fin toute assurée,
Monsieur était de Madame attendu :
Le souper prêt, la chambre bienparée ;
Bons restaurants, champignons, etragoûts ;
Bains, et parfums, matelas blancs etmous ;
Vin du coucher ; toute l’artillerie
De Cupidon, non pas le langoureux,
Mais celui-là qui n’a fait en sa vie
Que de bons tours, le patron des heureux,
Des jouissants. Étant donc la donzelle
Prête à bien faire, avint que le marquis
Ne put venir : elle en reçût l’avis
Par un sien page, et de cela la belle
Se consola : tel était leur marché.
Renaud y gagne : il nefut écouté
Plus d’un moment, que pleine de bonté
Cette servante et confite en tendresse,
Par aventure autant que sa maîtresse,
Dit à la veuve : » Un pauvresouffreteux
Se plaint là-bas, le froid est rigoureux,
Il peut mourir : vous plaît-il,Madame,
Qu’en quelque coin l’on le mette àcouvert ?
– Oui, je le veux, répondit cette femme.
Ce galetas qui de rien ne nous sert
Lui viendra bien : dessus quelquecouchette
Vous lui mettrez un peu de paillenette ;
Et là dedans il faudra l’enfermer :
De nos reliefs vous le ferez souper
Auparavant, puis l’envoyez coucher. »
Sans cet arrêt c’était faitde la vie
Du bon Renaud. On ouvre, ilremercie ;
Dit qu’on l’avait retiré du tombeau,
Conte son cas, reprend force etcourage :
Il était grand, bien fait, beaupersonnage,
Ne semblait même homme en amour nouveau,
Quoiqu’il fût jeune. Au reste il avaithonte
De sa misère, et de sa nudité :
L’Amour est nu, mais il n’est pas crotté.
Renaud dedans, la chambrière monte ;
Et va conter le tout de point en point.
La dame dit : » Regardez sij’ai point
Quelque habit d’homme encor dans monarmoire :
Car feu Monsieur en doit avoir laissé.
– Vous en avez, j’en ai bonnemémoire »,
Dit la servante. Elle eut bientôt trouvé
Le vrai ballot. Pour plus d’honnêteté,
La dame ayant appris la qualité
De Renaud d’Ast (car il était nommé)
Dit qu’on le mît au bain chauffé pourelle.
Cela fut fait ; il ne se fit prier.
On le parfume avant que l’habiller.
Il monte en haut, et fait à la donzelle
Son compliment, comme homme bien appris.
On sert enfin le souper du marquis.
Renaud mangea tout ainsiqu’un autre homme ;
Même un peu mieux ; la chronique ledit :
On peut à moins gagner de l’appétit.
Quant à la veuve, elle ne fit en somme
Que regarder, témoignant son désir :
Soit que déjà l’attente du plaisir
L’eut disposée ; ou soit parsympathie ;
Ou que la mine, ou bien le procédé
De Renaud d’Ast eussent son cœur touché.
De tous côtés se trouvant assaillie,
Elle se rend aux semonces d’Amour.
« Quand je ferai, disait-elle, cetour,
Qui l’ira dire ? il n’y va rien dunôtre.
Si le marquis est quelque peu trompé,
Il le mérite, et doit l’avoir gagné,
Ou gagnera ; car c’est un bon apôtre.
Homme pour homme et péché pour péché
Autant me vaut celui-ci que cet autre.
Renaud n’était si neuf qu’il ne vît bien
Que l’oraison de Monsieur saint Julien
Ferait effet, et qu’il aurait bon gîte.
Lui hors de table, on dessert au plusvite.
Les voilà seuls : et pour le fairecourt
En beau début. La dame était mise
En un habit à donner de l’amour.
La négligence à mon gré si requise,
Pour cette fois fut sa dame d’atour.
Point de clinquant, jupe simple et modeste
Ajustement moins superbe que leste ;
Un mouchoir noir de deux grands doigts tropcourt
Sous ce mouchoir ne sais quoi fait autour :
Par là Renaud s’imagina le reste.
Mot n’en dirai : mais je n’omettraipoint
Qu’elle était jeune, agréable, ettouchante
Blanche surtout, et de taille avenante
Trop ni trop peu de chair et d’embonpoint.
À cet objet qui n’eût eu l’âme émue !
Qui n’eût aimé ! qui n’eût eu desdésirs
Un philosophe, un marbre, une statue,
Auraient senti comme nous ces plaisirs.
Elle commence à parler la première,
Et fait si bien que Renaud s’enhardit
Il ne savait comme entrer enmatière ;
Mais pour l’aider la marchande luidit :
« Vous rappelez en moi la souvenance
D’un qui s’est vu mon unique souci :
Plus je vous vois, plus je crois voiraussi
L’air et le port, les yeux, la remembrance
De mon époux ; que Dieu lui fassepaix :
Voilà sa bouche, et voilà tous sestraits. »
Renaud reprit : « Ce m’est beaucoupde gloire
Mais vous, Madame, à quiressemblez-vous ?
À nul objet, et je n’ai point mémoire
D’en avoir vu qui m’ait semblé si doux.
Nulle beauté n’approche de la vôtre.
Or me voici d’un mal chu dans unautre :
Je transissais, je brûle maintenant.
Lequel vaut mieux ? » La bellel’arrêtant,
S’humilia pour être contredite.
C’est une adresse à mon sens non petite.
Renaud poursuit : louant par le menu
Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il n’a pointvu
Et qu’il verrait volontiers si la belle
Plus que le droit ne se montrait cruelle.
« Pour vous louer comme vous méritez,
Ajouta-t-il, et marquer les beautés
Dont j’ai la vue avec le cœur frappée,
(Car près de vous l’un et l’autres’ensuit)
Il faut un siècle, et je n’ai qu’une nuit,
Qui pourrait être encor mieuxoccupée. »
Elle sourit ; il n’en fallut pasplus.
Renaud laissa les discours superflus.
Le temps est cher en amour comme enguerre.
Homme mortel ne s’est vu sur la terre
De plus heureux ; car nul point n’ymanquait.
On résista tout autant qu’il fallait,
Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle
Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle.
Au demeurant je n’ai pas entrepris
De raconter tout ce qu’il obtintd’elle ;
Menu détail, baisers donnés et pris,
La petite oie ; enfin ce qu’onappelle
En bon français les préludesd’amour ;
Car l’un et l’autre y savait plus d’untour.
Au souvenir de l’état misérable
Ou s’était vu le pauvre voyageur
On lui faisait toujours quelquefaveur :
« Voilà, disait la veuve charitable,
Pour le chemin, voici pour les brigands,
Puis pour la peur puis pour le mauvaistemps ; »
Tant que le tout pièce à pièce s’efface.
Qui ne voudrait se racquitter ainsi ?
Conclusion, que Renaud sur la place
Obtint le don d’amoureuse merci.
Les doux propos recommencent ensuite
Puis les baisers, et puis la noix confite.
On se coucha. La dame ne voulant
Qu’il s’allât mettre au lit de sa servante
Le mit au sien, ce fut fait prudemment
En femme sage, en personne galante.
Je n’ai pas su ce qu’étant dans le lit
Ils avaient fait ; mais comme avecl’habit
On met à part certain reste de honte,
Apparemment le meilleur de ce conte
Entre deux draps pour Renaud se passa.
Là plus à plein il se récompensa
Du mal souffert, de la perte arrivée
De quoi s’étant la veuve bien trouvée
Il fut prié de la venir revoir :
Mais en secret ; car il fallaitpourvoir
Au gouverneur. La belle non contente
De ses faveurs, étala son argent.
Renaud n’en prit qu’une somme bastante
Pour regagner son logis promptement.
Il s’en va droit à cettehôtellerie,
Ou son valet était encore au lit.
Renaud le rosse, et puis change d’habit,
Ayant trouvé sa valise garnie.
Pour le combler, son bon destin voulut
Qu’on attrapât les quidams ce jour même.
Incontinent chez le juge il courut :
Il faut user de diligence extrême
En pareil cas ; car le greffe tientbon,
Quand une fois il est saisi des choses
C’est proprement la caverne au Lion.
Rien n’en revient : là les mains ne sontcloses
Pour recevoir, mais pour rendre tropbien :
Fin celui-là qui n’y laisse du sien.
Le procès fait une belle potence
À trois côtés fut mise en pleinmarché :
L’un des quidams harangua l’assistance
Au nom de tous, et le trio branché
Mourut contrit et fort bien confessé.
« Après cela, doutez dela puissance
Des oraisons, dira quelqu’un de ceux
Dont j’ai parlé ; trois gens par deverseux
Ont un roussin, et nombre de pistoles
Qui n’aurait cru ces gens-là fortchanceux ?
Aussi font-ils flores et caprioles,
(Mauvais présage) et tout gais et joyeux
Sont sur le point de partir leur chevance,
Lorsqu’on les vient prier d’une autredanse.
En contr’échange un pauvre malheureux
S’en va périr selon toute apparence,
Quand sous la main lui tombe une beauté
Dont un prélat se serait contenté.
Il recouvra son argent, son bagage,
Et son cheval, et tout son équipage,
Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien,
Eut une nuit qui ne lui coûta tien.