Le Différend de Beaux Yeux et de BelleBouche
Belle Bouche et Beaux Yeuxplaidaient pour les honneurs
Devant le juge d’Amathonte.
Belle Bouche disait : » Je m’enrapporte aux cœurs
Et leur demande s’ils font compte
De Beaux Yeux ainsi que de moi.
Qu’on examine notre emploi,
Nos traits, nos beautés et nos charmes.
Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plusd’un métier
Mais j’ignore celui de répandre leslarmes :
De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux toutentier.
Je satisfais trois sens ; eux seulementla vue.
Ma gloire est bien d’autre étendue :
L’ouïe et l’odorat ont part à mesplaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins leschansonnettes,
Belle Bouche fait des soupirs
Tels à peu près que les Zéphyrs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux unamant :
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête àfaire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter ;
Belle Bouche n’a qu’à parler :
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pasgrande affaire
Belle Bouche à toute heure étale destrésors :
Le nacre est en dedans, le corail endehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesseégale.
Les présents que nous fait la riveorientale
N’approchent pas des dons que je prétendsavoir :
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans sesrégions :
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire. »
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla :
Et, comme on peut penser, ne manqua pas dedire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dansles cœurs.
« Pourquoi leur reprocher lespleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons ; BelleBouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soupirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien :
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par lescieux :
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soitcomparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet artadmirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisonsgloire.
Si l’on tient d’elle une victoire,
On en tient cent de nous : et pour unechanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celuid’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend lesarmes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait sibien,
Que maint objet tel quel, en plus d’unerencontre,
Par ce moyen passe à la montre :
On demande qui c’est ; et souvent cen’est rien :
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit :« Jaime » ; et le disons-nous pas ?
Sans aucun bruit : notre langage
Muet qu’il est, plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autresappas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façoncharmante :
Puis il dit en changeant de ton :
« J’amuse ici la Cour par des discoursfrivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Jugeregardez-les ;
Puis prononcez votre sentence ;
Nous gagnerons notre procès. »
Philis eut quelque honte ; et puis surl’assistance
Répandit des regards si remplisd’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappé de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans sonâme.
Belle Bouche, en faveur des regards de laDame
Voyant que les esprits s’allaientpréoccupant,
Prit la parole et dit : « À cetterhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les jugescorrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pourréplique.
La nuit mon emploi dure encor :
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :
On les laisse en repos ; et leur muetlangage
Fait un assez froid personnage. »
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain decause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.