Conte d’un paysan qui avait offensé sonseigneur
Un paysan son seigneuroffensa.
L’histoire dit que c’étaitbagatelle ;
Et toutefois ce seigneur le tança
Fort rudement ; ce n’est chosenouvelle.
« Coquin, dit-il, tu mérites lahart :
Fais ton calcul d’y venir tôt outard ;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon ; et de trois peinesl’une
Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendrerepos ;
Ou de souffrir trente bons coups degaules,
Bien appliqués sur tes largesépaules ;
Ou de payer sur-le-champ cent écus. »
Le paysan consultant là-dessus :
« Trente aulx sans boire ! ah,dit-il en soi-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un péril extrême.
Les cent écus c’est le pire detous. »
Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria : » Pour Dieu,miséricorde.
Son seigneur dit : Qu’on apporte unecorde ;
Quoi le galant m’ose répondreencor ? »
Le paysan de peur qu’on ne le pende
Fait choix de l’ail ; et le seigneurcommande
Que l’on en cueille, et surtout du plusfort.
Un après un lui même il fait lecompte :
Puis quand il voit que son calcul se monte
À la trentaine, il les met dans un plat.
Et cela fait le malheureux pied-plat
Prend le plus gros ; en pitié leregarde ;
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frottés demoutarde.
Il n’oserait de la langue y toucher.
Son seigneur rit, et surtout il prendgarde
Que le galant n’avale sans mâcher.
Le premier passe ; aussi fait ledeuxième :
Au tiers il dit : » Que lediable y ait part. »
Bref il en fut à grand-peine au douzième,
Que s’écriant : »Haro la gorgem’ard
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte àboire. »
Son seigneur dit : » Ah, ah,sire Grégoire,
Vous avez soif ! je vois qu’en vosrepas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or buvez donc ; et buvez à votreaise :
Bon prou vous fasse : Holà, du vin,holà.
Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,
Il vous faudra choisir après cela
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
– Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vosbontés
Que les aulx soient sur les coupsprécomptés :
Car pour l’argent, par trop grosse est lasomme :
Où la trouver moi qui suis un pauvrehomme ?
– Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le seigneur ; mais laissons lesoignons. »
Pour prendre cœur, le vassalen sa panse
Loge un long trait ; se munit lededans ;
Puis souffre un coup avec grandeconstance.
Au deux, il dit : » Donnez-moipatience,
Mon doux Jésus, en tous cesaccidents ! »
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horriblegrimace ;
Au cinq un cri : mais il n’est pas aubout ;
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.
On ne vit onc si cruelle aventure.
Deux forts paillards ont chacun un bâton,
Qu’ils font tomber par poids et parmesure,
En observant la cadence et le ton.
Le malheureux n’a rien qu’une chanson.
« Grâce ! » dit-il :mais las ! point de nouvelle ;
Car le seigneur fait frapper de plusbelle,
Juge des coups, et tient sa gravité,
Disant toujours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Après vingt coups d’un ton piteux ilcrie :
« Pour Dieu cessez : hélas ! jen’en puis plus. »
Son seigneur dit : » Payez donccent écus,
Net et comptant : je sais qu’à ladesserre
Vous êtes dur ; j’en suis fâché pourvous.
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre
Vous en peut bien assister entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous ferieztondre. »
Le malheureux n’osant presque répondre,
Court au mugot, etdit : » C’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet
L’eau cependant lui coule de laface :
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que lui sert ? il convient toutpayer.
C’est grand’pitié quand on fâche sonmaître !
Ce paysan eut beau s’humilier ;
Et pour un fait, assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher lesépaules ;
Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups degaules,
Fait seulement grâce d’un carolus.