Contes et Nouvelles en vers – Livre I

Joconde

 

Jadis régnait enLombardie

Un prince aussi beau que le jour,

Et tel, que des beautés qui régnaient a sacour

La moitié lui portait envie,

L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.

Un jour en se mirant : Je fais, dit-il,gageure

Qu’il n’est mortel dans la nature

Qui me soit égal en appas

Et gage, si l’on veut, la meilleureprovince

De mes états ;

Et s’il s’en rencontre un, je promets foi deprince

De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindrapas.

 

À ce propos s’avance uncertain gentilhomme

D’auprès de Rome.

« Sire, dit-il, si Votre Majesté

Est curieuse de beauté,

Qu’elle fasse venir mon frère ;

Aux plus charmants il n’en doitguerre :

Je m’y connais un peu ; soit dit sansvanité.

Toutefois en cela pouvant m’être flatté,

Que je n’en sois pas cru, mais les cœurs devos dames :

Du soin de guérir leurs flammes

Il vous soulagera, si vous le trouvezbon :

Car de pourvoir vous seul au tourment dechacune,

Outre que tant d’amour vous seraitimportune,

Vous n’auriez jamais fait, il vous faut unsecond.

Là-dessus Astolphe répond

(C’est ainsi qu’on nommait ce roi deLombardie) :

Votre discours me donne une terrible envie

De connaître ce frère : amenez-le-nousdonc.

Voyons si nos beautés en serontamoureuses,

Si ses appas le mettront en crédit :

Nous en croirons les connaisseuses,

Comme très bien vous avez dit. »

Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.

(C’est le nom que ce frère avait).

À la campagne il vivait,

Loin du commerce et du monde.

Marié depuis peu : content, je n’en saisrien.

Sa femme avait de la jeunesse,

De la beauté, de la délicatesse ;

Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en souvintbien.

Son frère arrive, et lui faitl’ambassade ;

Enfin il le persuade.

Joconde d’une part regardait l’amitié

D’un roi puissant, et d’ailleurs fortaimable ;

Et d’autre part aussi, sa charmante moitié

Triomphait d’être inconsolable,

Et de lui faire des adieux

À tirer les larmes des yeux.

« Quoi tu me quittes, disait-elle,

As-tu bien l’âme assez cruelle,

Pour préférer à ma constante amour,

Les faveurs de la cour ?

Tu sais qu’à peine elles durent unjour ;

Qu’on les conserve avec inquiétude,

Pour les perdre avec désespoir.

Si tu te lasses de me voir,

Songe au moins qu’en ta solitude

Le repos règne jour et nuit :

Que les ruisseaux n’y font du bruit,

Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.

Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tesbois,

Ces fertiles vallons, ces ombrages sicois,

Enfin moi qui devrais me nommer lapremière :

Mais ce n’est plus le temps, tu ris de monamour

Va cruel, va montrer ta beauté singulière,

Je mourrai, je l’espère, avant la fin dujour. »

 

L’histoire ne dit point, nide quelle manière

Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,

Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit ;

Je m’en tais donc aussi de crainte de pisfaire.

Disons que la douleur l’empêcha deparler ;

C’est un fort bon moyen de se tirerd’affaire.

Sa femme le voyant tout prêt de s’enaller,

L’accable de baisers, et pour comble luidonne

Un bracelet de façon fort mignonne ;

En lui disant : « Ne le perdspas ;

Et qu’il soit toujours à ton bras,

Pour te ressouvenir de mon amourextrême :

Il est de mes cheveux, je l’ai tissumoi-même ;

Et voilà de plus mon portrait,

Que j’attache à ce bracelet. »

 

Vous autres bonnes genseussiez cru que la dame

Une heure après eut rendu l’âme ;

Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’unefemme,

Je m’en serais a bon droit défié.

Joconde partit donc ; mais ayantoublie

Le bracelet et la peinture,

Par je ne sais quelle aventure.

Le matin même il s’en souvient.

Au grand galop sur ses pas il revient,

Ne sachant quelle excuse il ferait a safemme :

Sans rencontrer personne, et sans êtreentendu,

Il monte dans sa chambre, et voit près de ladame

Un lourdaud de valet sur son sein étendu.

Tous deux dormaient : dans cet abord,Joconde

Voulut les envoyer dormir en l’autremonde :

Mais cependant il n’en fit rien ;

Et mon avis est qu’il fit bien.

Le moins de bruit que l’on peut faire

En telle affaire,

Est le plus sûr de la moitié.

Soit par prudence, ou par pitié,

Le Romain ne tua personne.

D’éveiller ces amants, il ne le fallaitpas,

Car son honneur l’obligeait en ce cas,

De leur donner le trépas.

« Vis, méchante, dit-il toutbas ;

À ton remords je t’abandonne. »

Joconde là-dessus se remet en chemin,

Rêvant à son malheur tout le long duvoyage,

Bien souvent il s’écrie, au fort de sonchagrin :

« Encor si c’était un blondin

Je me consolerais d’un si sensibleoutrage ;

Mais un gros lourdaud de valet !

C’est à quoi j’ai plus de regret :

Plus j’y pense et plus j’en enrage.

Ou l’Amour est aveugle, ou bien il n’est passage

D’avoir assemblé ces amants.

Ce sont, hélas ! sesdivertissements !

Et possible est-ce par gageure

Qu’il a causé cette aventure. »

 

Le souvenir fâcheux d’un siperfide tour

Altérait fort la beauté de Joconde :

Ce n’était plus ce miracle d’amour

Qui devait charmer tout le monde.

Les dames, le voyant arriver à la cour,

Dirent d’abord : « Est-ce là ceNarcisse

Qui prétendait tous nos cœursenchaîner ?

Quoi ! le pauvre homme a lajaunisse !

Ce n’est pas pour nous la donner.

À quel propos nous amener

Un galant qui vient de jeûner

La quarantaine ?

On se fût bien passé de prendre tant depeine. »

Astolphe était ravi ; le frère étaitconfus,

Et ne savait que penser là-dessus ;

Car Joconde cachait avec un soin extrême

La cause de son ennui.

On remarquait pourtant en lui,

Malgré ses yeux cavés, et son visageblême,

De fort beaux traits ; mais qui neplaisaient point,

Faute d’éclat et d’embonpoint.

 

Amour en eut pitié ;d’ailleurs cette tristesse

Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et devœux ;

L’un des plus grands suppôts de l’empireamoureux

Consumait en regrets la fleur de sajeunesse.

Le Romain se vit donc à la fin soulage

Par le même pouvoir qui l’avait afflige.

Car un jour étant seul en une galerie,

Lieu solitaire, et tenu fort secret :

Il entendit en certain cabinet,

Dont la cloison n’était que de menuiserie,

Le propre discours que voici :

« Mon cher Curtade, mon souci,

J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi queglace :

Je ne vois pourtant Dieu merci

Pas une beauté qui m’efface :

Cent conquérants voudraient avoir taplace,

Et tu sembles la mépriser ;

Aimant beaucoup mieux t’amuser

À jouer avec quelque page

Au lansquenet,

Que me venir trouver seule en ce cabinet.

Dorimène tantôt t’en a fait lemessage ;

Tu t’es mis contre elle a jurer,

À la maudire, à murmurer,

Et n’as quitte le jeu que ta main étantfaite,

Sans te mettre en souci de ce que jesouhaite. »

 

Qui fut bien étonné, ce futnotre Romain.

Je donnerais jusqu’à demain,

Pour deviner qui tenait ce langage,

Et quel était le personnage

Qui gardait tant son quant-à-moi.

Ce bel Adon était le nain du roi,

Et son amante était la reine.

Le Romain, sans beaucoup de peine,

Les vit en approchant les yeux

Des fentes que le bois laissait en diverslieux.

Ces amants se fiaient au soin deDorimène ;

Seule elle avait toujours la clef de celieu-là,

Mais la laissant tomber, Joconde latrouva,

Puis s’en servit, puis en tira

Consolation non petite :

Car voici comme il raisonna :

« Je ne suis pas le seul, et puisque mêmeon quitte

Un prince si charmant, pour un naincontrefait,

Il ne faut pas que je m’irrite,

D’être quitte pour un valet.

 

Ce penser le console :il reprend tous ses charmes,

Il devient plus beau que jamais ;

Telle pour lui verse des larmes,

Qui se moquait de ses attraits.

C’est à qui l’aimera, la plus prude s’enpique,

Astolphe y perd mainte pratique.

Cela n’en fut que mieux ; il en avaitassez.

Retournons aux amants que nous avonslaissés.

Après avoir tout vu le Romain se retire,

Bien empêché de ce secret.

Il ne faut à la cour ni trop voir, ni tropdire ;

Et peu se sont vantés du don qu’on leur afait

Pour une semblable nouvelle :

Mais quoi, Joconde aimait avecque trop dezèle

Un prince libéral qui le favorisait,

Pour ne pas l’avertir du tort qu’on luifaisait.

Or comme avec les rois il faut plus demystère

Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’enfaudroit,

Et que de but en blanc leur parler d’uneaffaire,

Dont le discours leur doit déplaire,

Ce serait être maladroit ;

Pour adoucir la chose, il fallut queJoconde,

Depuis l’origine du monde,

Fît un dénombrement des rois et descésars,

Qui sujets comme nous à ces communshasards,

Malgré les soins dont leur grandeur sepique,

Avaient vu leurs femmes tomber

En telle ou semblable pratique,

Et l’avaient vu sans succomber

À la douleur, sans se mettre en colère,

Et sans en faire pire chère.

« Moi qui vous parle, Sire, ajouta leRomain,

Le jour que pour vous voir je me mis enchemin,

Je fus forcé par mon destin,

De reconnaître Cocuage

Pour un des dieux du mariage,

Et comme tel de lui sacrifier. »

Là-dessus il conta, sans en rien oublier,

Toute sa déconvenue ;

Puis vint à celle du roi.

 

« Je vous tiens, ditAstolphe, homme digne de foi ;

Mais la chose, pour être crue,

Mérite bien d’être vue :

Menez-moi donc sur les lieux. »

Cela fut fait, et de ses propres yeux

Astolphe vit des merveilles,

Comme il en entendit de ses propresoreilles.

L’énormité du fait le rendit si confus,

Que d’abord tous ses sens demeurèrentperclus :

Il fut comme accablé de ce crueloutrage :

Mais bientôt il le prit en homme decourage,

En galant homme, et pour le faire court,

En véritable homme de cour.

« Nos femmes, ce dit-il, nous en ontdonne d’une ;

Nous voici lâchement trahis :

Vengeons-nous-en, et courons lepays ;

Cherchons partout notre fortune.

Pour réussir dans ce dessein,

Nous changerons nos noms, je laisserai montrain,

Je me dirai votre cousin,

Et vous ne me rendrez aucunedéférence :

Nous en ferons l’amour avec plusd’assurance,

Plus de plaisir, plus de commodité,

Que si j’étais suivi selon maqualité. »

 

Joconde approuva fort ledessein du voyage.

« Il nous faut dans notre équipage,

Continua le prince, avoir un livreblanc :

Pour mettre les noms de celles

Qui ne seront pas rebelles,

Chacune selon son rang.

Je consens de perdre la vie,

Si devant que sortir des confins d’Italie

Tout notre livre ne s’emplit ;

Et si la plus sévère à nos vœux ne serange :

Nous sommes beaux ; nous avons del’esprit ;

Avec cela bonnes lettres de change ;

Il faudrait être bien étrange,

Pour résister à tant d’appas,

Et ne pas tomber dans les lacs

De gens qui sèmeront l’argent et lafleurette,

Et dont la personne est bien faite. »

 

Leur bagage étant prêt, et lelivre surtout,

Nos galants se mettent en voie.

Je ne viendrais jamais à bout

De nombrer les faveurs que l’Amour leurenvoie :

Nouveaux objets, nouvelle proie :

Heureuses les beautés qui s’offrent à leursyeux !

Et plus heureuse encor celle qui peut leurplaire !

Il n’est en la plupart des lieux

Femme d’échevin, ni de maire,

De podestat, de gouverneur,

Qui ne tienne à fort grand honneur

D’avoir en leur registre place.

Les cœurs que l’on croyait de glace

Se fondent tous à leur abord.

J’entends déjà maint esprit fort

M’objecter que la vraisemblance

N’est pas en ceci tout à fait.

« Car, dira-t-on, quelque parfait

Que puisse être un galant dedans cettescience,

Encor faut-il du temps pour mettre un cœur àbien. »

S’il en faut, je n’en sais rien

Ce n’est pas mon métier de cajolerpersonne :

Je le rends comme on me le donne ;

Et l’Arioste ne ment pas.

Si l’on voulait à chaque pas

Arrêter un conteur d’histoire,

Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareilcas

Je promets à ces gens quelque jour de lescroire.

 

Quand nos aventuriers eurentgoûté de tout

(De tout un peu, c’est comme il fautl’entendre)

« Nous mettrons, dit Astolphe, autant decœurs à bout

Que nous voudrons en entreprendre

Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.

Arrêtons-nous pour un temps quelque part

Et cela plus tôt que plus tard ;

Car en amour, comme à la table,

Si l’on en croit la Faculté,

Diversité de mets peut nuire à la santé.

Le trop d’affaires nous accable ;

Ayons quelque objet en commun ;

Pour tous les deux c’est assezd’un. »

 

« J’y consens, ditJoconde, et je sais une dame

Près de qui nous aurons toute commodité.

Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elleest femme

D’un des premiers de la cité.

Rien moins, reprit le roi, laissons laqualité :

Sous les cotillons des grisettes,

Peut loger autant de beauté,

Que sous les jupes des coquettes.

D’ailleurs, il n’y faut point faire tant defaçon,

Être en continuel soupçon,

Dépendre d’une humeur fière, brusque, ouvolage :

Chez les dames de haut parage

Ces choses sont à craindre, et bien d’autresencor.

Une grisette est un trésor ;

Car sans se donner de la peine,

Et sans qu’aux bals on la promène,

On en vient aisément à bout ;

On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien dutout.

Le point est d’en trouver une qui soitfidèle

Choisissons-la toute nouvelle,

Qui ne connaisse encor ni le mal ni lebien.

 

« Prenons, dit leRomain, la fille de notre hôte ;

Je la tiens pucelle sans faute.

De plus puceau que cette belle ;

Sa poupée en sait autant qu’elle.

– J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des cesoir.

Il ne s’agit que de savoir

Qui de nous doit donner à cettejouvencelle,

Si son cœur se rend à nos vœux,

La première leçon du plaisir amoureux.

Je sais que cet honneur est pure fantaisie

Toutefois étant roi, l’on me le doitcéder,

Du reste il est aisé de s’en accommoder.

– Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,

Vous auriez droit de prétendre le pas,

Mais il s’agit d’un autre cas.

Tirons au sort, c’est la justice ;

Deux pailles en feront l’office.

De la chape à l’évêque hélas ils sebattaient,

Les bonnes gens qu’ils étaient.

Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage

Du prétendu pucelage.

 

La belle étant venue en leurchambre le soir,

Pour quelque petite affaire ;

Nos deux aventuriers près d’eux la firentseoir,

Louèrent sa beauté, tachèrent de luiplaire,

Firent briller une bague à ses yeux.

À cet objet si précieux

Son cœur fit peu de résistance.

Le marché se conclut, et dès la même nuit,

Toute l’hôtellerie étant dans le silence,

Elle les vient trouver sans bruit.

Au milieu d’eux ils lui font prendreplace,

Tant qu’enfin la chose se passe

Au grand plaisir des trois, et surtout duRomain,

Qui crut avoir rompu la glace.

Je lui pardonne, et c’est en vain

Que de ce point on s’embarrasse.

Car il n’est si sotte après tout

Qui ne puisse venir à bout

De tromper à ce jeu le plus sage dumonde :

Salomon qui grand clerc étoit

Le reconnaît en quelque endroit,

Dont il ne souvint pas au bonhommeJoconde.

Il se tint content pour le coup,

Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup ;

Tout alla bien, et maître Pucelage

Joua des mieux son personnage.

Un jeune gars pourtant en avait essayé.

Le temps à cela près fut fort bienemployé,

Et si bien que la fille en demeuracontente.

 

Le lendemain elle le futencor,

Et même encor la nuit suivante

Le jeune gars s’étonna fort

Du refroidissement qu’il remarquait enelle :

Il se douta du fait, la guetta, lasurprit,

Et lui fit fort grosse querelle.

Afin de l’apaiser la belle lui promit,

Foi de fille de bien, que sans aucunefaute,

Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait

Autant de rendez-vous qu’il endemanderait.

« Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse nid’hôte :

Je veux cette nuit même, ou bien je diraitout.

– Comment en viendrons-nous a bout ?

(Dit la fille fort affligée)

De les aller trouver je me suisengagée :

Si j’y manque, adieu l’anneau,

Que j’ai gagné bien et beau,

– Faisons que l’anneau vous demeure,

Reprit le garçon, tout à l’heure.

Dites-moi seulement, dorment-ils fort tousdeux ?

– Oui, reprit-elle, mais entre eux

Il faut que toute nuit je demeure couchée

Et tandis que je suis avec l’un d’euxempêchée

L’autre attend sans mot dire et s’endort biensouvent,

Tant que le siège soit vacant

C’est là leur mot. » Le gars dit àl’instant :

« Je vous irai trouver pendant leurpremier somme. »

Elle reprit : « Ah !gardez-vous-en bien ;

Vous seriez un mauvais homme.

– Non, non, dit-il, ne craignez rien,

Et laissez ouverte la porte. »

 

La porte ouverte ellelaissa ;

Le galant vint, et s’approcha

Des pieds du lit ; puis fit en sorte,

Qu’entre les draps il se glissa :

Et Dieu sait comme il se plaça ;

Et comme enfin tout se passa :

Et de ceci, ni de cela,

Ne se douta le moins du monde,

Ni le roi lombard ni Joconde.

Chacun d’eux pourtant s’éveilla

Bien étonné de telle aubade.

Le roi lombard dit à part soi :

« Qu’a donc mangé mon camarade ?

Il en prend trop ; et sur ma foi,

C’est bien fait s’il devientmalade. »

Autant en dit de sa part le Romain.

Et le garçon ayant repris haleine,

S’en donna pour le jour, et pour lelendemain ;

Enfin pour toute la semaine.

Puis les voyant tous deux rendormis à lafin,

Il s’en alla de grand matin,

Toujours par le même chemin,

Et fut suivi de la donzelle,

Qui craignait fatigue nouvelle.

Eux éveillés, le roi dit au Romain :

« Frère, dormez jusqu’à demain :

Vous en devez avoir envie,

Et n’avez à présent besoin que de repos.

– Comment ? dit le Romain : maisvous-même, à propos

Vous avez fait tantôt une terrible vie.

– Moi ? dit le roi, j’ai toujoursattendu :

Et puis voyant que c’était temps perdu,

Que sans pitié ni conscience

Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter cetendron,

Sans en avoir d’autre raison

Que d’éprouver ma patience,

Je me suis, malgré moi, jusqu’au jourrendormi.

Que s’il vous eut plu, notre ami,

J’aurais couru volontiers quelque poste.

C’eut été tout, n’ayant pas la riposte

Ainsi que vous : qu’yferait-on ?

– Pour Dieu, reprit son compagnon,

Cessez de vous railler, et changeons dematière.

Je suis votre vassal vous l’avez bien faitvoir.

C’est assez que tantôt il vous ait plud’avoir

La fillette tout entière :

Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;

Nous verrons si ce feu toujours vousdurera.

– Il pourra, dit le roi, durer toute mavie,

Si j’ai beaucoup de nuits telles quecelle-ci.

– Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,

Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaîtainsi. »

Astolphe se piqua de cette repartie ;

Et leurs propos s’allaient de plus en plusaigrir,

Si le roi n’eut fait venir

Tout incontinent la belle.

Ils lui dirent :« Jugez-nous »,

En lui contant leur querelle.

Elle rougit, et se mit à genoux ;

Leur confessa tout le mystère.

Loin de lui faire pire chère,

Ils en rirent tous deux : l’anneau luifut donné,

Et maint bel écu couronné,

Dont peu de temps après on la vit mariée,

Et pour pucelle employée.

Ce fut par là que nos aventuriers

Mirent fin à leurs aventures,

Se voyant chargés de lauriers

Qui les rendront fameux chez les racesfutures :

Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur encoûta

Qu’un peu d’adresse, et quelques feinteslarmes ;

Et que loin des dangers et du bruit desalarmes,

L’un et l’autre les remporta.

Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tantde belles,

Et leur livre étant plus que plein,

Le roi lombard dit au Romain :

« Retournons au logis par le plus courtchemin :

Si nos femmes sont infidèles,

Consolons-nous, bien d’autres le sontqu’elles.

La constellation changera quelquejour :

Un temps viendra que le flambeau d’Amour

Ne brûlera les cœurs que de pudiquesflammes :

À présent on dirait que quelque astremalin

Prend plaisir aux bons tours des maris et desfemmes.

D’ailleurs tout l’univers est plein

De maudits enchanteurs, qui des corps et desâmes,

Font tout ce qu’il leur plaît :savons-nous si ces gens

(Comme ils sont traîtres et méchants,

Et toujours ennemis, soit de l’un, soit del’autre)

N’ont point ensorcelé mon épouse et lavôtre ?

Et si par quelque étrange cas,

Nous n’avons point cru voir chose qui n’étaitpas ?

Ainsi que bons bourgeois achevons notrevie,

Chacun près de sa femme, et demeurons-enla.

Peut-être que l’absence, ou bien lajalousie,

Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nousôta. »

Astolphe rencontra dans cette prophétie.

 

Nos deux aventuriers, aulogis retournés,

Furent très bien reçus, pourtant un peugrondés ;

Mais seulement par bienséance.

L’un et l’autre se vit de baisersrégalé :

On se récompensa des pertes de l’absence,

Il fut dansé, sauté, ballé ;

Et du nain nullement parlé,

Ni du valet comme je pense.

Chaque époux s’attachant auprès de samoitié,

Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,

Le plus heureux, le plus content du monde.

La reine à son devoir ne manqua d’un seulpoint :

Autant en fit la femme de Joconde :

Autant en font d’autres qu’on ne saitpoint.

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