La San-Felice – Tome V

CLIX – LA RECONNAISSANCE ROYALE

L’exécution de Caracciolo répandit dans Naplesune consternation profonde. À quelque parti que l’on appartint, onreconnaissait, dans l’amiral, un homme à la fois considérable parla naissance et par le génie ; sa vie avait été irréprochableet pure de toutes ces souillures morales dont est si rarementexempte la vie d’un homme de cour. Il est vrai que Caracciolon’avait été un homme de cour que dans ses moments perdus, et, dansces moments-là, on l’a vu, il avait essayé de défendre la royautéavec autant de franchise et de courage qu’il avait défendu depuisla patrie.

Cette exécution fut, surtout pour lesprisonniers sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terriblespectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque, aucoucher du soleil, ainsi que le portait le jugement, la corde futcoupée et que ce cadavre, sur lequel tous les yeux étaient fixés,n’étant plus soutenu par rien, plongea dans la mer rapidement,entraîné par les boulets qu’on lui avait attachés aux pieds, un criterrible, parti de la bouche des prisonniers, s’échappa de tous lesbâtiments, et, courant à la surface des flots comme la plainte del’esprit de la mer, eut son écho dans les flancs mêmes duFoudroyant.

Le cardinal ignorait tout ce qui venait de sepasser dans cette terrible journée, non-seulement le procès, maisencore l’arrestation de Caracciolo. – Nelson, on l’a vu, avait eugrand soin de se faire amener le prisonnier par le Granatello,défendant expressément de le faire passer par le camp deRuffo ; car, à coup sûr, le cardinal n’eût point permis qu’unofficier anglais, avec lequel, d’ailleurs, il était depuis quelquesjours en complète dissidence sur un point d’honneur aussi importantque celui des traités, mît la main sur un prince napolitain, ceprince napolitain fût-il son ennemi ; à plus forte raison surCaracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d’alliance sinonoffensive, du moins défensive.

On se rappelle, en effet, qu’en se quittantsur la plage de Cotona, le cardinal et le prince s’étaient promisde se sauvegarder l’un l’autre, et, à cette époque où l’on nepouvait rien préjuger sur l’avenir, à moins d’être doué de l’espritprophétique, on pouvait aussi bien penser que ce serait le princequi sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait leprince.

Cependant, aux coups de canon tirés à bordFoudroyant, et à la vue d’un cadavre suspendu à la verguede misaine, on était accouru dire au cardinal qu’une exécutionvenait, sans aucun doute, d’avoir lieu à bord de la frégate laMinerve. Entraîné alors par un simple mouvement de curiosité,le cardinal monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l’œil nu,en effet, un cadavre qui se balançait en l’air, et envoya chercherune longue-vue. Mais, depuis que le cardinal avait quittéCaracciolo, celui-ci avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe,ce qui, à cette distance surtout, le rendait méconnaissable à sesyeux. En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels ilavait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal pensa donc que cecadavre était celui de quelque espion qui s’était laisséprendre ; et, sans plus se préoccuper de cet incident, ilallait redescendre dans son cabinet, lorsqu’il vit une barque sedétacher des flancs de la Minerve et s’avancer directementvers lui.

Cet incident le maintint à sa place.

Au fur et à mesure que la barque s’approchait,le cardinal demeurait convaincu que c’était à lui que l’officierqui la montait avait affaire. Cet officier portait l’uniforme de lamarine napolitaine, et, quoiqu’il eût été difficile au cardinald’appliquer un nom à son visage, ce visage ne lui était pas tout àfait inconnu.

Arrivé à quelques pas de la plage, l’officier,qui, depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le cardinal, lesalua respectueusement et lui montra le pli qu’il portait.

Le cardinal descendit et se trouva en mêmetemps que le messager à la porte de son cabinet.

Le messager s’inclina, et, présentant lepapier au cardinal :

– À Votre Éminence, dit-il, de la part de SonExcellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate laMinerve.

– Y a-t-il une réponse,monsieur ? demanda le cardinal.

– Non, Votre Éminence, réponditl’officier.

Et, s’inclinant, il se retira.

Le cardinal demeura assez étonné, son papier àla main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans soncabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler l’officier etl’interroger ; mais celui-ci avait répondu, avec un désirvisible de se retirer : « Il n’y a point deréponse. » Il le laissa donc continuer son chemin, rentra dansson cabinet, appela des lunettes au secours de ses mauvais yeux,ouvrit la lettre et lut :

Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffosur l’arrestation, le jugement, la condamnation et la mort deFrançois Caracciolo.

Le cardinal ne put retenir un cri dans lequelil y avait plus d’étonnement que de douleur : il croyait avoirmal lu.

Il relut ; puis l’idée lui vint alors quece cadavre qu’il avait vu flotter à la pointe d’une vergue, au boutd’une corde, était celui de l’amiral Caracciolo.

– Oh ! murmura-t-il en laissant tomberson bras inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si lesAnglais viennent pendre les princes napolitains jusque dans le portde Naples ?

Puis, après un instant, s’asseyant à sonbureau et ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, illut :

« Éminence,

» Je dois faire savoir à Votre Éminenceque j’ai reçu ce matin, de l’amiral lord Nelson, de me porterimmédiatement à bord de son bâtiment accompagné des cinq officiersde mon bord. J’ai accompli aussitôt cet ordre, et, en arrivant àbord du Foudroyant, j’ai reçu l’invitation par écrit deformer sur le vaisseau même un conseil de guerre pour y juger lechevalier don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion envers SaMajesté, notre auguste maître, et de porter une sentence sur lapeine encourue par son délit. Cette invitation a été suivieimmédiatement, et un conseil de guerre a été formé dans le carrédes officiers dudit vaisseau. J’y ai, en même temps, fait amener lecoupable. Je l’ai d’abord fait reconnaître par tous les officierscomme étant bien l’amiral ; ensuite, je lui ai fait lire lescharges réunies contre lui et lui ai demandé s’il avait quelquechose à dire pour sa défense. Il a répondu que oui ;et, toute liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défensesse sont bornées à la dénégation d’avoir volontairement servil’infâme République et à l’affirmation qu’il ne l’avait fait quecontraint et forcé et sous la menace positive de le faire fusiller.Je lui ai adressé ensuite d’autres demandes, en réponse desquellesil n’a pu nier qu’il n’eût combattu en faveur de la soi-disantRépublique contre les armées de Sa Majesté. Il a avoué aussi avoirdirigé l’attaque des chaloupes canonnières qui s’est opposée àl’entrée des troupes de Sa Majesté à Naples ; mais il adéclaré qu’il ignorait que ces troupes fussent conduites par lecardinal, et qu’il les regardait simplement comme des bandesd’insurgés. Il a, en outre, avoué avoir donné par écrit des ordrestendants à s’opposer à la marche de l’armée royale. Enfin,interrogé pourquoi, puisqu’il servait contre sa volonté, il n’avaitpoint essayé de se réfugier à Procida, ce qui était, en même temps,un moyen de se rallier au gouvernement légitime et d’échapper augouvernement usurpateur, il a répondu qu’il n’avait point pris ceparti dans la crainte d’être mal reçu.

» Éclairé sur ces divers points, leconseil de guerre, à la majorité des voix, a condamné FrançoisCaracciolo non-seulement à la peine de mort, mais encore à une mortignominieuse.

» Ladite sentence ayant été présentée àmilord Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné qu’à cinqheures de ce même jour la sentence fût mise à exécution, en pendantle condamné à la vergue de misaine et en l’y laissant pendujusqu’au coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait coupéeet le corps jeté à la mer.

» Ce matin, à midi, j’ai reçu cetordre ; à une heure et demie, le coupable, condamné, étaittransporté à bord de la Minerveet mis en chapelle, et, àcinq heures du soir, la sentence était accomplie selon l’ordre quien avait été donné.

» Je m’empresse, pour remplir mon devoir,de vous faire cette communication, et, avec le profond respect queje vous ai voué, j’ai l’honneur d’être,

» De Votre Éminence,

» Le très-dévoué serviteur,

» Comte de Thurn. »

Ruffo, atterré, relut deux fois la dernièrephrase. Cette communication était-elle l’accomplissement d’undevoir, ou simplement une insulte.

En tout cas, c’était un défi.

Ruffo y vit une insulte.

En effet, seul, comme vicaire général, seul,comme alter ego du roi, Ruffo avait le droit de vie et demort dans le royaume des Deux-Siciles. D’où venait donc que cetintrus, cet étranger, cet Anglais, dans le port de Naples, sous sesyeux, pour le défier sans doute, – après avoir déchiré lacapitulation, après avoir, à l’aide d’une équivoque indigne d’unsoldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux les tartanesqui portaient les prisonniers, – condamnait à mort, et à une mortinfâme, un prince napolitain, plus grand que lui par la naissance,égal à lui par la dignité ?

Qui avait donné à ce juge improvisé de pareilspouvoirs ?

En tout cas, si ces pouvoirs avaient étédonnés à un autre, les siens étaient annulés.

Il est vrai que les gibets étaient dressés àIschia ; mais lui, Ruffo, n’avait rien à faire avec les îles.Les îles n’avaient point, comme Naples, été reconquises parlui ; elles l’avaient été par les Anglais. Il n’y avait pointde traité avec les îles. Enfin, le bourreau deProcida, Speciale, était un juge sicilien envoyé par le roi, etqui, conséquemment, condamnait légalement au nom du roi.

Mais Nelson, sujet de Sa Majesté BritanniqueGeorge III, comment pouvait-il condamner au nom de Sa MajestéSicilienne Ferdinand Ier ?

Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Uninstant, tout ce que nous venons de dire se heurta et bouillonnadans son cerveau ; puis, enfin, sa résolution fut prise. Ilsaisit une plume, et écrivit au roi la lettre suivante :

À Sa Majesté le roi desDeux-Siciles.

« Sire,

» L’œuvre de la restauration de VotreMajesté est accomplie, et j’en bénis le Seigneur.

» Mais c’est à la suite de beaucoup depeines et de longues fatigues que cette restauration s’estaccomplie.

» Le motif qui m’avait fait prendre lacroix d’une main et l’épée de l’autre n’existe plus.

» Je puis donc – je dirai plus – je doisdonc rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti qu’avec laconviction de servir les desseins de Dieu et dans l’espéranced’être utile à mon roi.

» D’ailleurs, l’affaiblissement de mesfacultés physiques et morales m’en fait un besoin, quand maconscience ne m’en ferait pas un devoir.

» J’ai donc l’honneur de supplier VotreMajesté de vouloir bien accepter ma démission.

» J’ai l’honneur d’être avec un profondrespect, etc.

» F. cardinal Ruffo. »

À peine cette lettre était-elle expédiée àPalerme par un messager sûr et qui était autorisé à requérir aubesoin la première barque venue pour passer en Sicile, qu’il futdonné au cardinal avis de la publication de la note de Nelson, notedans laquelle l’amiral anglais accordait vingt-quatre heures auxrépublicains de la ville, et quarante-huit à ceux des environs dela capitale, pour faire leur soumission au roi Ferdinand.

Au premier regard qu’il jeta sur cette note,il reconnut celle qu’il avait refusée à Nelson de faire imprimer.Cette note, comme tout ce qui sortait de la plume de l’amiralanglais, portait le caractère de la violence et de labrutalité.

En lisant cette note et en voyant le pouvoirque s’y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d’autant plusd’avoir envoyé sa démission.

Mais, le 3 juillet, il recevait de la reinecette lettre, qui lui annonçait que sa démission étaitrefusée :

« J’ai reçu et lu avec le plus grandintérêt et la plus profonde attention la très-sage lettre de VotreÉminence, en date du 29 juin.

» Tout ce que je pourrais dire à VotreÉminence des sentiments de gratitude dont mon cœur seraéternellement rempli à son égard resterait de beaucoup au-dessousde la vérité. J’apprécie ensuite ce que Votre Éminence me dit àl’endroit de sa démission et de son désir de repos. Mieux quepersonne, je sais combien la tranquillité est chose désirable, etcombien ce calme devient précieux après avoir vécu au milieu desagitations et de l’ingratitude que porte avec soi le bien que l’onfait.

» Elle l’éprouve depuis quelques moisseulement, Votre Éminence : qu’elle sache donc combien je doisêtre plus fatiguée, moi qui l’éprouve depuis vingt-deux ans !Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne puis admettre sonaffaiblissement ; car, quel que soit son dégoût, lesadmirables actions qu’elle a accomplies et la série de lettres àmoi écrites avec tant de finesse et de talent prouvent, aucontraire, toute la force et toute la puissance de ses facultés.C’est donc à moi, au lieu d’accepter cette fatale démission donnéepar Votre Éminence dans un moment de fatigue, d’éperonner, aucontraire, votre zèle, votre intelligence et votre cœur à termineret à consolider l’œuvre si glorieusement entreprise par vous, et àla poursuivre en rétablissant l’ordre à Naples, sur une base sisûre et si solide, que, du terrible malheur qui nous est arrivé,naisse un bien et une amélioration pour l’avenir, et c’est ce queme fait espérer le génie actif de Votre Éminence.

» Le roi part demain soir avec le peu detroupes qu’il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de chosess’éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à moi,j’éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir accompagner le roi.Mon cœur eût été bien joyeux de voir son entrée à Naples. Entendreles acclamations de cette partie de son peuple qui lui est restéefidèle serait un baume infini pour mon cœur et adoucirait cettecruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexionsm’ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieuillumine et fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoupde ceux qui accompagnent le roi vous porteront de ma partl’expression de ma vraie et profonde reconnaissance, ainsi que masincère admiration pour toute la miraculeuse opération que vousavez accomplie.

» Je suis trop sincère cependant pour nepas dire à Votre Éminence que cette capitulation avec les rebellesm’a souverainement déplu, et surtout après ce que je vous avaisécrit et d’après ce que je vous avais dit. Aussi me suis-je tuelà-dessus, ma sincérité ne me permettant pas de vous complimenter.Mais, aujourd’hui, tout est fini pour le mieux, et, comme je l’aidéjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout s’expliquera et, jel’espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour le plus grandbien et la plus grande gloire de l’État.

» J’oserai, maintenant que Votre Éminencea un peu moins de travail à faire, la prier de m’entretenirrégulièrement de toutes les choses importantes qui arriveront, etelle peut compter sur ma sincérité à lui en dire mon avis. Uneseule chose me désespère, c’est de ne pouvoir l’assurer de vivevoix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance et estimeavec laquelle je suis, de Votre Éminence,

» La sincère amie,

» Caroline. »

D’après ce que nous avons démontré à noslecteurs, par tous les détails précédents, par les lettres desaugustes époux que l’on a déjà lues, par celles de la reine quel’on vient de lire, il est facile de voir que le cardinal Ruffo,auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre justice, aété, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire de laroyauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs deshistoriens : – erreurs intéressées de la part desécrivains royalistes, qui ont voulu le rendre responsable, aux yeuxde la postérité, des massacres commis à l’instigation d’un roi sanscœur et d’une reine vindicative ; – erreursinnocentes de la part des écrivains patriotes, qui, nepossédant point les documents que la chute d’un trône pouvait seulemettre dans les mains d’un écrivain impartial, n’ont point oséfaire peser sur deux têtes couronnées une si terrible imputation,et leur ont cherché non-seulement un complice, mais encore uninstigateur.

Maintenant, reprenons notre récit.Non-seulement nous ne sommes point à la fin, mais à peinesommes-nous au commencement de la honte et du sang.

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