La San-Felice – Tome V

CLXVII – LES EXÉCUTIONS

Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe duPausilippe, – car, ainsi que nous l’avons dit, il n’avait point osédescendre à Naples une seule fois pendant les vingt-huit joursqu’il était resté dans le golfe, – le roi, disons-nous, quitta lapointe du Pausilippe le 6 août, vers midi.

Comme on peut le voir par la lettre suivante,adressée au cardinal, la traversée fut bonne, et aucun cadavre,comme celui de Caracciolo, ne vint plus se dresser devant sonbâtiment.

Voici la lettre du roi :

« Palerme, 6 août 1799.

» Mon éminentissime, je ne veux pointtarder un moment à vous faire connaître mon heureuse arrivée àPalerme, après le plus heureux voyage du monde, attendu que, mardimatin, à onze heures, nous étions à la pointe du Pausilippe, etqu’aujourd’hui, à deux heures, nous avons jeté l’ancre dans le portde Palerme, avec une charmante brise et une mer comme un lac. J’airevu toute ma famille en parfaite santé, et j’ai été reçu commevous pouvez le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnesnouvelles de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi toujoursvotre même affectionné,

» Ferdinand B. »

Mais le roi n’avait pas voulu partir sansavoir vu manœuvrer la junte et officier le bourreau. Le 6 août,c’est-à-dire le jour où il partit, les supplices avaient commencédepuis longtemps, et déjà sept victimes avaient été sacrifiées surl’autel de la vengeance.

Consignons ici les noms de ces sept premiersmartyrs, et disons où ils furent exécutés.

À la porte Capuana :

6 juillet. – Dominico Perla.

7 juillet. – Antonio Tramaglia.

8 juillet. – Giuseppe Lotella.

13 juillet. – Michelangelo Ciccone.

14 juillet. – Nicola Carlomagno.

Au Vieux-Marché :

20 juillet. – Andrea Vitagliano.

Dans le château del Carmine :

3 août. – Gaetano Rossi.

Je n’ai trouvé trace de Dominico Perla quedans la liste des suppliciés. J’ai vainement cherché qui il étaitet le crime qu’il avait commis. Son nom, dernière ingratitude dusort, n’est pas même inscrit dans le livre des Martyrs de laliberté italienne d’Otto Vanucci.

Sur le second, c’est-à-dire sur Tramaglia,nous avons trouvé cette simple mention : « AntonioTramaglia, officier. »

Le troisième, Giuseppe Lotella, était unpauvre traiteur établi près du théâtre des Florentins.

Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est uneancienne connaissance à nous : on se rappelle, en effet, leprêtre patriote que Dominico Cirillo envoya chercher pour recevoirla confession du sbire. Il s’était, comme nous croyons l’avoir dit,rendu célèbre par sa prédication libérale au grand air. Il avaitfait dresser des chaires près de tous les arbres de la liberté, et,un crucifix à la main, parlant au nom du premier martyr de cetteliberté dont il devait être martyr à son tour, il racontait à lafoule les ténébreuses horreurs du despotisme et les splendidestriomphes de la liberté, – appuyant surtout ses prédications sur ceque le Christ et les apôtres avaient toujours professé la libertéet l’égalité.

Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait étécommissaire de la République. Monté sur l’échafaud, et tandis quel’on préparait la corde qui devait l’étrangler, il jeta un dernierregard sur la foule qui l’entourait, et, la voyant compacte etjoyeuse :

– Peuple stupide ! s’écria-t-il à hautevoix, tu te réjouis aujourd’hui de ma mort ; mais viendra unjour où tu la pleureras avec des larmes amères ; car mon sangretombera sur vos têtes à tous, et, si vous avez le bonheur d’êtremorts, sur celles de vos enfants !

André Vitagliano, le sixième, était un beau etcharmant jeune homme de vingt-huit ans, qu’il ne faut pas confondreavec cet autre martyr de la liberté qui mourut, quatre ansauparavant, sur le même échafaud qu’Emmanuele de Deo etGaliani.

En sortant de sa prison pour aller ausupplice, il dit au geôlier en lui donnant le peu d’argent qu’ilavait sur lui :

– Je te recommande mes compagnons : cesont des hommes, et, comme, toi aussi, tu es un homme, peut-être,un jour, seras-tu aussi malheureux qu’ils le sont.

Et il marcha souriant au supplice, montasouriant sur l’échafaud, et mourut en souriant.

Le septième, Gaetano Rossi, étaitofficier ; mais, comme il fut exécuté dans l’intérieur du fortdel Carmine, aucun détail n’a pu être recueilli sur sa mort.

Dans une seule bibliothèque, on pourraittrouver des détails curieux sur les morts ignorées : c’estdans les archives de la confrérie des bianchi, qui, ainsique nous l’avons dit, accompagnent les condamnés àl’échafaud ; mais cette confrérie, entièrement dévouée à ladynastie déchue, nous a refusé tout renseignement.

Ces premières têtes tombées, ou ces premierscorps suspendus au gibet, Naples resta onze jours sans exécution.Peut-être attendait-on des nouvelles de France.

Nos affaires n’étaient point totalementdésespérées en Italie. Championnet, comme nous l’avons dit, à lasuite de la révolution du 20 prairial, avait été remis à la tête del’armée des Alpes et avait obtenu un brillant succès. Or, le nom deChampionnet était un épouvantail pour Naples, et on l’avait vuarriver si rapidement de Civita-Castellane à Capoue, que l’oncroyait qu’il lui faudrait à peine le double de temps pour arriverde Turin à Naples.

Quelques voix commençaient à prononcer le nomde Bonaparte.

La reine elle-même, dans une de ses lettres,et nous croyons avoir cité cette lettre, disait, à propos de laflotte française qui menaçait la Sicile, que, sans aucun doute,cette flotte avait pour but d’aller chercher Bonaparte en Égypte.La reine avait vu juste. Non-seulement le Directoire pensait auretour de Bonaparte, mais encore son frère Joseph lui écrivait pourlui dire la situation de nos armées en Italie et presser son retouren France.

Cette lettre avait été portée à Bonaparte, ausiège de Saint-Jean-d’Acre, par un Grec nommé Barbaki, auquel onavait promis trente mille francs s’il remettait cette lettre àBonaparte en personne. Or, Bonaparte recevait cette lettre, qui luidonnait la première idée de son retour en France, au mois de mai1799, c’est-à-dire au moment même où avait lieu la marcheréactionnaire du cardinal.

Toutes ces circonstances, jointes à ce quel’absence du roi avait rendu quelque pouvoir au cardinal, faisaientfaire une halte à la mort. Il en coûtait surtout au cardinal delaisser exécuter des hommes qu’il reconnaissait être garantis parsa capitulation, et, au nombre de ces hommes, ce fort parmi lesforts, ce rude capitaine que nous avons vu, une échelle surl’épaule, l’épée entre les dents, la bannière de l’indépendance àla main, escalader les murs de la cité qui était un fief de safamille, Hector Caraffa, enfin, qu’il avait, par une lettre de samain, invité lui-même à se rendre.

Mais, pendant cette trêve entre les bourreauxet les condamnés, le cardinal reçut du roi la lettre suivante, quenous reproduisons dans toute sa naïveté.

« Palerme, 10 août 1799.

« Mon éminentissime, j’ai reçu votrelettre, qui m’a fort réjoui par tout ce qu’elle me dit de latranquillité et du repos dont on jouit à Naples. J’approuve quevous n’ayez pas permis à Fra-Diavolo d’entrer à Gaete comme il ledésirait ; mais, tout en convenant avec vous que ce n’estqu’un chef de brigands, je n’en reconnais pas moins que nous luiavons de grandes obligations. Il faut donc continuer de s’en serviret prendre bien garde de le dégoûter. Mais, en même temps, il fautle convaincre de la nécessité d’imposer, à lui d’abord, et ensuiteà ses hommes, le frein de la discipline, s’il veut acquérir unnouveau mérite à mes yeux.

» Passons à autre chose.

» Lorsque Pronio prit Pescara, il expédiaun adjudant pour me donner avis qu’il avait en son pouvoir, et biengardé, le célèbre comte de Ruvo, auquel il avait promis la vie, cequi n’était pas en son pouvoir. Je lui renvoyai immédiatement lemême adjudant avec ordre d’envoyer ledit Ruvo à Naples, enrépondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir si Pronio aexécuté mes ordres.

» Tenez-vous en bonne santé, etcroyez-moi toujours votre même affectionné.

» Ferdinand B. »

N’est-ce pas une chose curieuse et qui méritela publicité que cette lettre d’un roi qui recommande, dans un deses paragraphes, de récompenser un brigand, et, dans un autre, depunir un grand citoyen !

Mais plus curieux encore est cepost-scriptum :

« En rentrant à la maison, je reçoisbeaucoup de lettres de Naples par deux bâtiments qui en arrivent.J’apprends par ces lettres qu’il y a eu du bruit au Vieux-Marché,parce qu’il ne s’y est plus fait d’exécutions, et, sur ce point, nide vous, ni du gouvernement, je ne reçois aucune nouvelle, quoiquece soit votre devoir de m’en donner.

» La junte d’État ne doit point hésiterdans ses opérations ni faire des rapports vagues et généraux. Ilfaut, quand les rapports sont faits, ordonner de les vérifier dansles vingt-quatre heures, frapper les chefs surtout, et, sanscérémonie aucune, les pendre. On m’avait promis desjusticespour lundi : j’espère qu’on ne les a pasremises à un autre jour. Si vous laissez entrevoir que vous avezpeur, vous êtes frits. »

Siete friti : la chose est entoutes lettres, et il est impossible de la traduire autrement.

Que vous semble-t-il du « Vous êtesfrits ! » C’est peu royal, n’est-ce pas ? mais c’estexpressif.

Après une pareille recommandation, il n’yavait plus moyen de différer. Ces lettres reçues le 10 août ausoir, furent transmises immédiatement à la junte d’État.

Comme Hector Caraffa était particulièrementnommé dans la lettre royale, on résolut de commencer par lui et parsa fournée, c’est-à-dire par ses compagnons de captivité.

En conséquence, le lendemain 11, à la visitede midi, présidée par le Suisse Duecce, l’ordre fut donné de roulerles matelas et de les entasser dans un coin.

– Ah ! ah ! dit Hector Caraffa àManthonnet, il paraît que c’est pour ce soir.

Salvato passa son bras autour de la taille deLuisa et l’embrassa au front.

Luisa, sans répondre, laissa tomber sa têtesur l’épaule de son amant.

– Pauvre femme ! murmura Éléonore, lamort lui sera cruelle : elle aime !

Luisa lui tendit la main.

– Enfin, dit Cirillo, nous allons doncconnaître ce grand secret discuté depuis Sourate jusqu’à nous, àsavoir si l’homme a une âme.

– Pourquoi pas ? dit Velasco. Ma guitareen a bien une.

Et il tira de son instrument quelques accordsmélancoliques.

– Oui, elle a une âme quand tu la touches, ditManthonnet : ta main, c’est sa vie ; retire ta main dedessus elle, l’instrument sera mort et l’âme envolée.

– Malheureux ! qui n’y croit pas, ditÉléonore Pimentel en levant au ciel ses grands yeux espagnols. J’ycrois, moi.

– Ah ! vous êtes poëte, dit Cirillo,tandis que, moi, je suis médecin.

Salvato entraîna Luisa dans un angle de laprison, s’assit sur une pierre et la fit asseoir sur son genou.

– Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour lapremière fois nous allons parler gravement et sérieusement dudanger que nous courons. Ce soir, nous serons conduits autribunal ; cette nuit, nous serons condamnés ; demain,nous passerons la journée en chapelle ; après-demain, nousserons exécutés.

Salvato sentit tout le corps de Luisafrissonner entre ses bras.

– Nous mourrons ensemble, dit-elle avec unsoupir.

– Pauvre chère créature ! c’est ton amourqui parle ; mais, chez toi, la nature se révolte à l’idée dela mort.

– Ami, au lieu de m’encourager, vas-tum’affaiblir ?

– Oui ; car je veux obtenir de toi unechose, c’est que tu ne meures pas.

– Tu veux obtenir de moi que je ne meurepas ? Dépend-il donc de moi de vivre ou de mourir ?

– Tu n’as qu’un mot à dire pour échapper à lamort, momentanément, du moins.

– Et toi, vivrais-tu ?

– Tu sais qu’en te montrant cet homme vêtud’un costume de moine, je t’ai dit : « Mon père !tout n’est pas perdu. »

– Oui. Et tu espères qu’il pourra tesauver ?

– Un père fait des miracles pour sauver sonenfant, et mon père est une tête puissante, un cœur courageux, unesprit résolu. Mon père risquera sa vie, non pas une fois, mais dixfois, pour sauver la mienne.

– S’il te sauve, il me sauvera avec toi.

– Et si l’on nous sépare ?

Luisa jeta un cri.

– Crois-tu donc qu’ils seront assez inhumainspour nous séparer ? demanda-t-elle.

– Il faut tout prévoir, dit Salvato, même lecas où mon père ne pourrait sauver que l’un de nous.

– Qu’il te sauve, alors.

Salvato sourit en haussant doucement lesépaules.

– Tu sais bien qu’en ce cas, dit-il, jen’accepterais pas son secours ; mais…

– Mais quoi ? Achève.

– Mais si, de ton côté, tout en restantprisonnière, tu ne courais plus danger de mort, il y a cent àparier contre un que mon père et moi te sauverions à ton tour.

– Mon ami, mon cerveau se brise à chercher oùtu veux en venir. Dis-moi tout de suite ce que tu as à me dire, ouje deviendrai folle.

– Calme-toi, appuie-toi sur mon cœur etécoute.

Luisa leva ses grands yeux interrogateurs surson amant.

– J’écoute, dit-elle.

– Tu es enceinte, Luisa…

Luisa tressaillit une seconde fois.

– Oh ! mon pauvre enfant !murmura-t-elle, qu’a-t-il fait, lui, pour mourir avecmoi ?

– Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu’ilvive, et qu’en vivant, il sauve sa mère.

– Que faire pour cela ? Je ne tecomprends pas, Salvato.

– La femme enceinte est sacrée pour la mort,et la loi ne peut frapper la mère que lorsqu’elle ne frappe plusl’enfant.

– Que dis-tu ?

– La vérité. Attends le jugement, et, si,comme nous devons nous y attendre d’après ce que m’a dit lecardinal Ruffo, tu es condamnée d’avance, au moment où le jugeprononcera ta sentence, déclare ta grossesse, et cette seuledéclaration te donne un sursis de sept mois.

Luisa regarda tristement Salvato.

– Ami, dit-elle, est-ce toi, l’hommeinébranlable dans l’honneur, qui me donnes le conseil de medéshonorer publiquement ?

– Je te donne le conseil de vivre, peum’importe par quel moyen, pourvu que tu vives !Comprends-tu ?

Luisa continua du même ton, et comme si ellen’eût point entendu :

– Tout le monde sait mon mari absent depuisplus de six mois, et j’irais dire hautement, quand on me condamnerainjustement, pour un crime que je n’ai pas commis : « Jesuis une femme infidèle, une épouse adultère. » Oh ! jemourrais de honte, mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir surl’échafaud.

– Mais lui ?

– Qui, lui ?

– Lui, notre enfant ! As-tu le droit dele condamner à mort ?

– Dieu m’est témoin, mon ami, que, si, nouseussions vécu, que si, au sortir de mes entrailles déchirées,j’eusse entendu son premier vagissement, senti son haleine, baiséses lèvres ; – Dieu m’est témoin que j’eusse porté avecorgueil la boule de ma maternité ; mais, toi mort demain, moimorte dans sept mois, – car il faut toujours que je meure ! –le pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais flétri de latache éternelle de sa naissance. Un geôlier impitoyable le jetteraau coin d’une borne : il y mourra de faim, il y mourra defroid, il y sera écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato,qu’il disparaisse avec nous, et, si l’âme est immortelle, comme lecroit Léonore et comme je l’espère aussi, nous nous présenterons àDieu chargés du poids de nos fautes, mais conduisant avec nousl’ange qui nous les fera pardonner.

– Luisa ! Luisa ! s’écria Salvato,pense ! réfléchis !

– Et lui ! lui, là-bas, lui si bon, luisi noble, si grand, lorsque, sachant que j’ai eu le courage de letromper, il apprendrait que je n’ai pas eu le courage demourir ; lorsque tout le monde autour de lui connaîtrait àquel prix j’ai racheté ma vie, sous quel fardeau de honte necourberait-il pas le front ! Oh ! rien que de penser àcela, continua Luisa en se levant, mon ami, je me sens forte commeune Spartiate, et, si l’échafaud était là, j’y monterais ensouriant !

Salvato se laissa glisser à ses genoux et luibaisa passionnément la main.

– J’ai fait ce que je devais faire, luidit-il ; je te remercie de faire ce que tu dois !

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