La San-Felice – Tome V

CLXIX – LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO

Hector Caraffa ne s’était point trompé. À neufheures du soir, on entendit les pas alourdis d’une troupe arméedans l’escalier qui conduisait au cachot des prisonniers ; laporte s’ouvrit, et l’on vit dans la pénombre reluire les fusils dessoldats.

Les geôliers entrèrent ; ils portaientdes chaînes qu’ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, entombant, rendirent un son lugubre.

Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.

– Des chaînes ! des chaînes !s’écria-t-il ; ce n’est point pour nous, je présume ?

– Bon ! Et pour qui donc voulez-vous quece soit ? demanda en goguenardant un des geôliers.

Hector fit un geste de menace, chercha autourde lui un objet quelconque dont il put se faire une arme, et, n’entrouvant point, il pesa du regard le rocher qui couvrait l’orificedu puits et, comme Ajax, fut près de le soulever.

Cirillo l’arrêta.

– Ami, lui dit-il, la cicatrice la plushonorable, après celle que le fer de l’ennemi laisse au bras d’unhéros, c’est celle que laissent au bras d’un patriote les chaînesd’un tyran. Voici mon bras ; où sont nos chaînes ?

Et le noble vieillard tendit ses deuxbras.

Lorsque la porte s’était ouverte, Velasco,selon son habitude, jouait de la guitare et chantait, ens’accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les geôliers étaiententrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé, et Velasco nes’était pas interrompu.

Hector Caraffa regarda tour à tour DominiqueCirillo et l’imperturbable chanteur.

– Je suis honteux, dit-il ; car je crois,en vérité, qu’il y a ici deux hommes qui sont plus braves quemoi.

Et il tendit les bras à son tour.

Puis vint celui de Manthonnet.

Puis Salvato s’approcha. Pendant qu’onl’enchaînait, Éléonore Pimentel et Michele, qui n’avaient pas perdude vue Luisa pendant tout le temps qu’elle avait parlé à part avecson amant, soutenaient la jeune femme, tout près de tomber.

Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir,plutôt causé par le chagrin de quitter sa sœur que par la honte dutraitement qu’il subissait, et s’approcha du geôlier.

Velasco continuait de chanter sans que l’onpût reconnaître la moindre altération dans sa voix.

Un geôlier vint à lui : il fit signequ’on lui laissât finir son couplet, et, le couplet fini, brisa saguitare et tendit les bras.

On ne jugea point à propos d’enchaîner lesfemmes.

Une portion des soldats remontèrentl’escalier, afin de laisser entre eux et leurs campagnons une placeque prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter que deux defront par l’étroite échelle ; puis le reste du détachement semit à leur suite, et l’on arriva dans la cour.

Là, les soldats se placèrent sur deux rangsenfermant entre eux les prisonniers.

D’autres soldats, placés en serre-file etportant des torches, éclairaient la marche funèbre.

On parcourut ainsi, au milieu des insultes deslazzaroni, toute la rue Medina ; on passa devant la maison desdeux Backer, où redoublèrent les injures, la San-Felice ayant étéreconnue ; puis on prit la strada Monte-Oliveto, au bout delaquelle, sur le largo du même nom, s’ouvrait la porte du couventtransformé en tribunal.

Les juges, disons mieux, les bourreaux,siégeaient au second étage.

La grande salle, celle du réfectoire, avaitété transformée en chambre de justice.

Tendue de noir, elle n’avait d’autre ornementque des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons de Naples etd’Espagne, et un immense Christ placé au-dessus de la tête duprésident, symbole de douleur, non d’équité, et qui semblait êtrelà pour prouver que la justice humaine avait toujours été égarée,soit par la haine, soit par l’abjection, soit par la crainte.

On fit passer les prisonniers par un couloirobscur longeant le prétoire ; ils pouvaient entendre lesrugissements de la foule qui les attendait.

– Peuple immonde ! murmura HectorCaraffa ; sacrifiez-vous donc pour lui !

– Ce n’est pas pour lui seulement que nousnous sacrifions, répondit Cirillo ; c’est pour l’humanité toutentière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant pour lestrônes !

On ouvrit la porte qui conduisait à l’estradepréparée pour les prévenus. Un flot de lumière, une bouffée dechaleur, une tempête de cris, arrivèrent jusqu’à eux.

Hector Caraffa, qui marchait le premier,s’arrêta comme suffoqué.

– Entre là comme à Audria, dit Cirillo.

Et l’intrépide capitaine apparut le premiersur l’estrade.

Chacun de ses compagnons fut accueilli, commeil l’avait été lui-même, par des cris et des huées.

À la vue des femmes, les cris et les huéesredoublèrent.

Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau,lui passa son bras autour de la taille et la soutint.

Puis il embrassa toute la salle d’unregard.

Au premier rang des spectateurs, appuyé à labalustrade qui séparait le public des juges, était un moinebénédictin.

Au moment où les yeux de Salvato se fixèrentsur lui, il leva son capuchon.

– Mon père ! murmura tout bas Salvato àl’oreille de Luisa.

Et Luisa se releva sous un rayon d’espoir,comme un beau lis sous un rayon de soleil.

Les yeux des autres prévenus, qui n’avaientpersonne à chercher dans la salle, se portèrent sur letribunal.

Il se composait de sept juges, y compris leprésident, assis dans un hémicycle, en souvenir probablement del’aréopage athénien.

Les défenseurs et le procureur des accusés,dernière raillerie d’un semblant de justice, étaient adossés àl’estrade des accusés, avec lesquels ils n’avaient pas même été misen communication.

Un seul des conseillers manquait : donVicenzo Speciale, le juge du roi.

On savait si bien qu’il parlait au nom de SaMajesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller de nom, il étaitle véritable président du tribunal.

Il est vrai qu’il y avait un homme qui luttaitde zèle avec lui : c’était l’homme qui avait réduit les gagesdu bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.

Les prévenus s’assirent.

Quoique les fenêtres de la salle du tribunal,située au second étage, fussent ouvertes, les nombreux spectateurset les nombreuses lumières rendaient l’atmosphère presqueimpossible à respirer.

– Par le Christ ! dit Hector Caraffa, onvoit bien que nous sommes dans l’antichambre de l’enfer ; onétouffe ici !

Guidobaldi se retourna vivement vers lui.

– Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il,quand la corde te serrera la gorge !

– Oh ! monsieur, répondit Hector Caraffa,on voit bien que vous n’avez pas l’honneur de me connaître. On nepend pas un homme de mon nom ; on lui coupe le cou, et, alors,au lieu de ne pas respirer assez, il respire trop.

En ce moment, un frémissement qui ressemblaità de la terreur parcourut la salle : la porte du cabinet desdélibérations venait de s’ouvrir, et Speciale entrait.

C’était un homme de cinquante-cinq à soixanteans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats et tombant lelong de ses tempes, aux yeux noirs, petits, vifs, haineux,s’arrêtant avec une fixité qui devenait douloureuse pour celui surlequel ils s’arrêtaient ; un nez en bec de corbin s’abaissaitsur des lèvres minces et sur un menton s’avançant presque de lalongueur du nez.

Cette tête se maintenait droite, malgré labosse bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue robenoire du conseiller. Il eût été grotesque s’il ne se fût renduterrible.

– J’ai toujours remarqué, dit Cirillo a HectorCaraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour être entendu, queles hommes laids étaient méchants, les contrefaits pires. Et voilà,dit-il en montrant du doigt Speciale, voilà qui vient encore àl’appui de ma remarque.

Speciale entendit ces paroles, fit tourner satête comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui les avaitprononcées.

– Tournez-vous davantage, monsieur le juge,lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.

Et il éclata de rire, enchanté d’avoir mêléson mot à la conversation.

Cet éclat de rire eut dans la salle un échohomérique.

Si cela continuait, la séance promettaitd’être amusante pour les spectateurs.

Speciale devint livide ; mais, presqueaussitôt, le rouge lui monta au visage comme s’il allait avoir uncoup de sang.

D’une seule enjambée, il franchit la distancequi le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant desdents avec rage.

– Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comtede Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession ?

– Mes noms ? répondit celui à qui laquestion était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des princesd’Andria. Mon âge ? Trente-deux ans. Ma profession ?Patriote.

– Qu’avez-vous fait pendant la soi-disantRépublique ?

– Vous pouvez prendre la chose de plus haut etme demander ce que j’ai fait sous la monarchie ?

– Inutile.

– Ce n’est pas mon avis, et je vais vous ledire : j’ai conspiré, j’ai été mis au château Saint-Elme parcet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se coupant la gorge,que l’on pouvait trouver pire que lui ; je me suissauvé ; j’ai rejoint le brave et illustre Championnet ;je l’ai aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le généralMack à Civita-Castellana.

– Donc, interrompit Speciale, vous avez servicontre votre pays ?

– Contre mon pays, non ; contre le roiFerdinand, oui. Mon pays est Naples, et la preuve que Naples n’apas été d’avis que j’avais servi contre mon pays, c’est qu’elle m’aprié de la servir encore avec le grade de général.

– Ce que vous avez accepté ?

– De grand cœur.

– Messieurs, dit Speciale, j’espère que nousne prendrons pas même la peine de délibérer sur le châtiment àinfliger à ce traître, à ce renégat.

Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur sespieds.

– Ah ! misérable, dit-il en secouant sesfers et en se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui tedonnent le courage de m’insulter ! Si j’étais libre, tu meparlerais autrement.

– À mort ! dit Speciale ; et, commetu as le droit, en ta qualité de prince, d’avoir la tête tranchée,tu l’auras, mais par la guillotine.

– Amen ! dit Hector se rasseyantavec la plus grande insouciance et tournant le dos au tribunal.

– À toi, Cirillo ! dit Speciale. Tesnoms, ton âge, ta qualité ?

– Dominique Cirillo, répondit d’une voix calmecelui qui était interrogé. J’ai soixante ans. Sous la monarchie,j’ai été médecin ; sous la République, représentant dupeuple.

– Et devant moi, aujourd’hui,qu’es-tu ?

– Devant toi, lâche ! je suis unhéros.

– À mort ! hurla Speciale.

– À mort !… répéta comme un écho funèbrele tribunal.

– Passons. À toi, là-bas ! à toi, quiportes l’uniforme de général de la soi-disant République !

– À moi ? dirent, en même, temps,Manthonnet et Salvato.

– Non, à toi qui as été ministre de la guerre.Vite, tes noms !…

Manthonnet l’interrompit.

– Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.

– Qu’as-tu fait sous la République ?

– De grandes choses, mais pas assez grandesencore, puisque nous avons fini par capituler.

– Qu’as-tu à dire pour ta défense.

– J’ai capitulé.

– Ce n’est point assez.

– C’est fâcheux ; mais je n’ai pasd’autre réponse à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi saintedes traités.

– À mort !

– À mort ! répéta le tribunal.

– Et toi, Michele le Fou ! continuaSpeciale, Qu’as-tu fait sous la République ?

– Je suis devenu sage, répondit Michele.

– As-tu quelque chose à dire pour tadéfense ?

– Ce serait inutile.

– Pourquoi ?

– Parce que la sorcière Nanno m’a prédit queje serais colonel, puis pendu. J’ai été colonel ; il me resteà être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne m’en empêcherait pas.Ainsi donc, ne vous gênez pas pour chanter votre refrain :« À mort ! »

– À mort ! répéta Speciale. À vousmaintenant, continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.

Elle se leva, belle, calme et grave comme unematrone antique.

– Moi ? dit-elle. Je me nomme LeonoraFonseca Pimentel ; je suis âgée de trente-deux ans.

– Qu’ayez-vous à dire pour votredéfense ?

– Rien ; mais j’ai beaucoup à dire pourmon accusation, puisque, aujourd’hui, ce sont les héros que l’onaccuse et les lâches que l’on récompense.

– Dites alors, puisqu’il vous plaît de vousaccuser vous-même.

– J’ai la première crié aux Napolitains :« Vous êtes libres ! » j’ai publié un journal danslequel j’ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes destyrans ; j’ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l’Hymne à laLiberté, de Monti ; j’ai…

– Assez, interrompit Speciale ; vouscontinuerez votre panégyrique en marchant à la potence.

Leonora se rassit, calme, comme elle s’étaitlevée.

– À toi, l’homme à la guitare ! ditSpeciale s’adressant à Velasco ; car on m’a dit que tu passaiston temps à jouer de la guitare dans ta prison.

– Est-ce un crime de lèse-majesté ?

– Non ; et, si tu n’avais fait que cela,quoique ce soit le plaisir d’un fainéant, tu ne serais point ici.Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire tes noms,prénoms, âge, qualité.

– Et s’il ne me plait point de vousrépondre ?

– Cela ne m’empêchera pas de t’envoyer à lamort.

– Bon ! dit Velasco, j’irai bien sans quetu m’y envoies.

Et, d’un seul bond, d’un bond de jaguar, ilsauta par-dessus l’estrade et tomba au milieu du prétoire. Alors,sans qu’on eût le temps de l’arrêter, sans que l’on pût mêmedeviner son intention, il s’élança vers la fenêtre en faisanttournoyer ses chaînes et en criant :

– Place ! place !

Chacun s’écarta devant lui. Il bondit sur lerebord de la croisée, mais n’y demeura qu’un instant. Toute lasalle poussa un cri de terreur : il venait de plonger dans levide. Puis, presque aussitôt, on entendit la chute d’un corpspesant qui s’écrasait sur le pavé.

Velasco était allé, comme il l’avait dit, à lamort, sans que Speciale l’y envoyât : il s’était brisé lecrâne.

Il se fit un instant de silence pénible danscette salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient.Luisa se jeta entre les bras de son amant.

– Faut-il lever la séance ? demanda leprésident.

– Pourquoi cela ? dit Speciale. Vousl’eussiez condamné à mort : il s’est donné la mortlui-même ; justice est faite. Répondez, monsieur le Français,continua-t-il en s’adressant à Salvato, et dites comment il se faitque vous comparaissiez devant nous.

– Je comparais devant vous, dit Salvato, parceque je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je me nomme SalvatoPalmieri : j’ai vingt-six ans ; j’adore la liberté, jedéteste la tyrannie. C’est moi que la reine a voulu faireassassiner par son sbire Pasquale de Simone ; c’est moi qui aieu l’audace, en me défendant contre six assassins, d’en tuer deuxet d’en blesser deux. J’ai mérité la mort : condamnez-moi.

– Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuserà ce digne patriote ce qu’il demande : la mort !

– La mort ! répéta le tribunal.

Luisa s’attendait à ce résultat, et cependantelle laissa échapper un soupir qui ressemblait à ungémissement.

Le moine bénédictin leva son capuchon etéchangea un regard rapide avec Salvato.

– La ! maintenant, dit Speciale, au tourde la signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachionsaussi bien que vous, contez-nous votre petite affaire. Nom,prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous passerons auxBacker.

– Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à monépaule, dit tout bas Salvato.

Luisa se leva et prit le point d’appui qui luiétait offert.

En la voyant si jeune, si belle, si modeste,les spectateurs laissèrent échapper un murmure d’admiration et depitié.

– Huissier, dit Speciale, faites fairesilence.

– Silence ! cria l’huissier.

– Parlez, dit Salvato.

– Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit lajeune femme d’une voix douce et tremblante ; j’ai vingt-troisans ; je suis innocente du crime dont on m’accuse, mais je nedemande pas mieux que de mourir.

– Alors, dit Speciale, impatient des marquesde sympathie que de tous côtés on donnait à l’accusée ; alors,vous prétendez que ce n’est pas vous qui avez dénoncé les banquiersBacker ?

– Elle le prétend d’autant plus justement, ditMichele, que la personne qui les a dénoncés, c’est moi ; celuiqui a été chez le général Championnet, c’est moi ; celui qui adonné le conseil d’interroger Giovannina, c’est moi. Elle n’estpour rien dans tout cela, pauvre petite sœur ! Aussi, vouspouvez bien la renvoyer tranquillement, elle, et lui demander desprières, comme à une sainte qu’elle est.

– Tais-toi, Michele, tais-toi !… murmuraLuisa.

– Parle, au contraire, parle, Michele !dit Salvato.

– Et je puis d’autant mieux parler, dit lelazzarone, qu’à cette heure où je suis condamné, il ne m’enreviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu, autant dire lavérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les honnêtes gens, etnon la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du pied de laGrotte, sa voisine, n’est pas plus pure qu’elle. Elle revenait toutexprès de Pœstum pour les prévenir, ces pauvres Backer, quand elleles a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient auChâteau-Neuf ; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pourlui dire qu’il savait bien que ce n’était point elle, mais quec’était moi qui étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petitesœur, donne-la ! Ces messieurs la liront ; ils sont tropjustes pour te condamner si tu es innocente.

– Je ne l’ai point, murmura laSan-Felice : je ne sais ce que j’en ai fait.

– Je l’ai, moi, dit vivement Salvato ;fouille dans cette poche, Luisa, et donne-la.

– Tu le veux, Salvato ! murmuraLuisa.

Puis, plus bas encore.

– Et s’ils allaient faire grâce !

– Plût au ciel !

– Mais toi ?

– Mon père est là.

Luisa prit la lettre dans la poche de Salvatoet la tendit au juge.

– Messieurs, dit Speciale, cette lettrefût-elle de la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l’espèrebien, que la confiance qu’elle mérite. Vous savez que Backer filsétait l’amant de cette femme.

– L’amant ? s’écria Salvato. Oh !misérable ! ne touche pas cette immaculée, même avec tesparoles !

– Amoureux de moi, voulez-vous dire,monsieur ?

– Et amoureux jusqu’à la folie, car il n’y aqu’un fou qui puisse confier à une femme le secret d’uneconspiration.

– Lisez la lettre, dit Salvato en se levant,et tout haut.

– Oui, tout haut ! tout haut ! crial’auditoire.

Speciale fut donc forcé d’obéir à cette voixpublique, et lut la lettre que nous connaissons, et par laquelleAndré Backer, comme preuve de sa confiance envers Luisa, et de saconviction qu’elle n’était pour rien dans la dénonciation ducomplot royaliste, donnait à la jeune femme la mission dedistribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes de laguerre civile.

Les juges se regardèrent : il n’y avaitpas moyen de condamner sur un fait aussi complétement démenti, oùla victime absolvait et où le coupable se dénonçait lui-même.

Cependant, l’ordre du roi était positif :il fallait condamner, et condamner à mort.

Mais Speciale n’était point homme à demeurerembarrassé pour si peu.

– C’est bien, dit-il, le tribunal abandonne cechef d’accusation.

Un murmure favorable accueillit cesparoles.

– Mais, continua Speciale, vous êtes accuséed’un autre crime, non moins grave.

– Lequel ? demandèrent en même tempsLuisa et Salvato.

– Vous êtes accusée d’avoir donné asile à unhomme qui venait à Naples pour conspirer contre le gouvernement, del’avoir gardé six semaines chez vous, et de ne l’avoir laissésortir que pour aller combattre les troupes du roi légitime.

Luisa, pour toute réponse, baissa la tête etregarda tendrement Salvato.

– Ah bien, en voilà une bonne ! ditMichele. Est-ce qu’elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sanssecours ? est-ce que la première loi de l’Évangile n’est pasde secourir notre prochain ?

– Les traîtres, interrompit Speciale, ne sontle prochain de personne.

Puis, comme il était pressé d’en finir aveccette affaire, à laquelle plus qu’il n’eût voulu s’attachaitl’intérêt public :

– Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu,caché, soigné un conspirateur, qui n’est sorti de chez vous quepour aller rejoindre les Français et les jacobins ?

– Je l’avoue, dit Luisa.

– Cela suffit. C’est de la trahison, le crimeest capital. À mort !

– À mort ! répéta sourdement letribunal.

Un long et douloureux murmure s’éleva del’auditoire. Luisa San-Felice, calme et la main sur son cœur, setourna vers les spectateurs pour les remercier ; mais, tout àcoup, elle s’arrêta, immobile et l’œil fixe.

– Qu’as-tu ? lui demanda Salvato.

– Là, là, vois-tu ? dit-elle sans faireaucun geste et en se penchant en avant. Lui ! lui !lui !

Salvato se pencha à son tour du côté que luiindiquait Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à soixante ans,vêtu de noir avec élégance, portant la croix de Malte brodée surson habit. Il s’avançait lentement vers le tribunal, à travers lafoule qui s’écartait devant lui.

Il ouvrit la balustrade qui séparait le publicde la junte, s’avança jusqu’au milieu du prétoire, et, s’adressantaux juges, qui le regardaient avec étonnement :

– Vous venez de condamner cette femme à mort,dit-il ; mais je viens vous dire que votre jugement ne peutrecevoir son exécution.

– Et pourquoi cela ? demandaSpeciale.

– Parce qu’elle est enceinte, répondit-il.

– Et comment le savez-vous ?

– Je suis son mari, le chevalierSan-Felice.

Il y eut un cri de joie dans l’auditoire, uncri d’admiration sur l’estrade des prévenus. Speciale pâlit ensentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets, seregardèrent.

– Luciano ! Luciano ! murmura Luisaen tendant les mains vers le chevalier, tandis que de grosseslarmes d’attendrissement coulaient de ses yeux.

Le chevalier s’avança vers l’estrade :les soldats s’écartèrent d’eux-mêmes.

Il prit la main de sa femme et la baisatendrement.

– Ah ! tu avais bien raison, Luisa, dittout bas Salvato : cet homme est un ange, et je suis honteuxd’être si peu de chose près de lui.

– Conduisez les condamnés à la Vicaria, ditSpeciale ; et, ajouta-il, remmenez cette femme auChâteau-Neuf.

La porte qui avait donné passage aux prévenuss’ouvrit pour laisser sortir les condamnés ; mais, avant dequitter l’estrade, Salvato eut encore le temps d’échanger undernier regard avec son père.

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