La San-Felice – Tome V

NOTE

Pendant le cours de la publication du romanhistorique qu’on vient de lire, la lettre suivante a été adressée,par la fille de la malheureuse Luisa San-Felice, au directeur dujournal l’Indipendente, que M. Alex. Dumas publie àNaples, et dans lequel a paru une traduction italienne de laSan-Felice. Nous reproduisons cette lettre, ainsi que laréponse qu’y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieuxdocuments seront lus avec un vif intérêt.

Les Éditeurs.

À M. le Directeur del’Indipendente, à Naples.

« Monsieur le directeur,

» Fille de Luisa Molina San-Felice,choisie pour sujet d’un roman que M. Dumas publie dansl’Indipendente, je sens le double devoir de revendiquer lavéritable paternité de ma mère et de rectifier d’autresinexactitudes dans un roman qui veut être historique, l’histoiren’ayant jamais faussé l’âge ni les circonstances essentielles despersonnes qu’elle se prend à décrire. Et, si j’accomplis un peutard ce devoir, la raison en est que je mène une vie retirée et nonoccupée certainement à la lecture des journaux.

» Sachez donc, et je puis vous ledémontrer par des documents, que Luisa était fille deM. Pierre Molina et de madame Camille Salinero, mariés. Ellenaquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë à la paroissede Santa-Anna di Palazzo, où elle fut baptisée. M. André delliMonti San-Felice, mari de Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763,dans l’arrondissement de la paroisse de San-Liborio, où il futbaptisé. Il n’y eut donc pas entre lui et sa femme cette disparitéprononcée d’âge que l’historien-romancier affirme, et le mariagefut contracté le 9 septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco diPalazzo.

» Enfin, la dot de la Molina ne fut pointde cinquante mille ducats ; mais ses parents lui enassignèrent une de six mille ducats, comme il résulte du contratpassé par maître Donato Corvolli.

» Ces renseignements auraient été donnésà M. Dumas, à seule fin d’épargner une qualificationinjurieuse à la Molina, – puisque, en vertu de la liberté de lapresse, je ne puis empêcher la publication du roman, – s’il lesavait demandés, sans se contenter d’affirmer, contre toute vérité,dans l’Histoire des Bourbons de Naples, pages 120 et 121,qu’il est venu chez moi et que j’ai renié ma mère et lui ai refusétout éclaircissement.

» Veuillez donc publier la présente, etrectifier, dans l’édition que vous faites du roman, une filiationpeu honorable pour ma famille, un âge contredit par les documentsde naissance et une dot tout à fait imaginaire.

» La loyauté avec laquelle vous procédezme rend sûre que vous voudrez bien faire toutes ces corrections,dont je vous remercie d’avance.

» Votre très-dévouée,

» Maria-Emmanuela delli Monti San-felice.

» Naples, 25 août 1864.

Voici la réponse de M. Alex. Dumas àcette lettre :

« Madame,

» Si, dans le roman de laSan-Felice, je me suis, en vertu des privilèges du romancier,écarté de la vérité matérielle pour me jeter dans le domaine del’idéal, j’ai, au contraire, dans mon Histoire des Bourbons deNaples, suivi autant qu’il m’a été possible, cette voie sacréedu vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s’écarterl’historien.

» Je dis autant qu’il m’a été possible,madame, parce que Naples est la ville où il est le plus facile dese perdre en marchant à la suite de l’histoire, et en essayant desuivre ses traces. C’est pourquoi j’avais résolu de m’adresserdirectement à vous, qui, comme fille de la malheureuse victime deFerdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce que, pour lapremière fois, le jour se fit sur cette ténébreuse et sanglanteaventure. J’essayai alors de parvenir jusqu’à vous, madame ;la chose me fut impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote,M. F., de me suppléer : il eut l’honneur de vous diredans quel but il désirait vous voir et quel était le renseignementqu’il tenait à recevoir de vous ; mais il lui fut fait, devotre part, m’assure-t-il, une réponse si peu respectueuse pour lamémoire de madame votre mère, que, malgré son assurance, je ne puscroire que cette réponse vînt de vous. Je résolus donc de voirquelques personnes contemporaines de la martyre et de joindre auxrenseignements renfermés dans Coletta, dans Cuoco et dans lesautres historiens, ceux qui pourraient m’être donnés de vivevoix.

» Je vis, à cette occasion, un vieuxmédecin de quatre-vingt-deux ans, dont j’ai oublié le nom, et quisoignait le jeune prince delle Grazie, marié depuis, une tante demadame la princesse Maria, et enfin le duc de Rocca-Romana,Nicolino Caracciolo, qui habitait au Pausilippe.

» Grâce à eux, je pus, à votre refus,madame, obtenir, pour mon Histoire des Bourbons de Naples,quelques renseignements que je crois exacts et contre lesquels, dumoins, vous n’avez point protesté.

» Mais, je vous le répète, madame, lechamp ouvert au romancier est plus large que le chemin tracé àl’historien. En abordant, dans une publication de fantaisie etd’imagination, la déplorable période au milieu de laquelle tombamadame votre mère, j’ai voulu, pour ainsi dire, et par un sentimentde pure délicatesse, idéaliser les deux personnages principaux demon livre, les deux héros de mon récit. J’ai voulu qu’on reconnûtLuisa Molina, mais comme on reconnaissait, dans l’antiquité, lesdéesses qui apparaissaient aux mortels, c’est-à-dire à travers unnuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition tout ce qu’elleaurait pu avoir de matériel, il devait isoler le personnage de sesliens de famille, afin que ses plus proches parents lereconnussent, mais comme on reconnaît une ombre qui sort du tombeauet qui, redevenue visible, reste du moins impalpable.

» Voilà pourquoi, madame, je lui ai créécette filiation tout imaginaire du prince Caramanico, et cela,parce que, voulant faire de Luisa Molina une créature à part quifût l’assemblage de toutes les perfections, je voulais détournersur elle un des rayons poétiques qui environnent le souvenir d’unhomme qui a, chose rare, en se mêlant à l’histoire de Ferdinand etaux amours de Caroline, conservé l’auréole vaporeuse de la passion,de la loyauté et du malheur.

» Quant à cela, madame, si c’est unefaute, j’avoue l’avoir commise sciemment, et, persévérant dans monerreur, j’ajouterai que, si mon roman était à faire au lieu d’êtrefait, votre réclamation, toute juste qu’elle est, ne me ferait rienchanger à cette partie de mon récit.

» Quant au second personnage que j’ai misen scène et que j’ai baptisé du nom de Salvato Palmieri, inutile dedire que je sais parfaitement qu’il n’a jamais existé ou que, s’ila existé, ce n’est point dans les conditions où l’a placé maplume.

» Mais aurez-vous le courage, madame, deme faire le reproche de n’avoir pas fait revivre le personnage peusympathique de Ferdinand Ferry, volontaire de la mort en 1799 etministre de Ferdinand en 1648 ? Ferdinand Ferry, par malheur,n’était point un héros de roman, et peut-être cet amour immodéréque lui portait la chevalière San-Felice, et qui lui fit trahir lesecret à elle confié par le malheureux Backer, eût été assezinvraisemblable pour nuire à l’intérêt presque original que jevoulais conserver à cet amour ; car il me semble, à moi,qu’écrivant cette douloureuse et sympathique histoire, je devaisfaire de l’héroïne non-seulement une martyre, mais encore unesainte. L’amour, à un certain point de vue, est une religion :lui aussi a ses saints, madame, et, de ces saints-là, je ne vous enciterai que deux, qui ne sont pas les moins éloquents et les moinsadorés du calendrier. Ces deux saints sont sainte Thérèse et saintAugustin, et vous voyez que j’oublie la sainte la plus populaire detoutes, celle à laquelle, en récompense de cet amour qui lui avaitfait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, daigneapparaître ; vous voyez que j’oublie la Madeleine.

» Passons au chevalier San-Felice. Aumilieu de toutes les sanglantes exécutions de 99, il reste aussicomplétement inaperçu que ce fameux Vatia dont la tour s’élève aubord du lac Fusaro et dont Sénèque disait : Ô Vatia, solusscis vivere ! Son pâle fantôme n’est animé ni par lahaine ni par la vengeance. Le seul reflet qu’il reçoive des amoursadultères de sa femme et de Ferry n’est pas même un refletsanglant, et, dans ce cas, vous le savez, quand on n’est point ledon Guttière de Calderon, on est le Georges Dandin de Molière. J’aifait mieux que cela, je crois, du héros imaginaire que j’ai créé.J’en ai fait, non pas un mari cruel ou ridicule, j’en ai fait unpère dévoué. S’il est, dans mon livre, plus vieux d’années qu’iln’était, il est, en même temps, plus riche de vertus, et lui, nonplus que votre mère, madame, n’aura point à se plaindre à lapostérité d’avoir glissé de la plume de l’histoire à celle du poëteet du romancier.

» Et, dans l’avenir, madame, dans cetavenir qui est le véritable et probablement le seul Élysée oùrevivent les Didon et les Virgile, les Francesca et les Dante, lesHerminie et les Tasse, quand quelque voyageur demandera :« Qu’est-ce que la San-Felice ? » au lieu des’adresser, comme moi, à quelqu’un de sa famille, qui répondraitcomme il m’a été répondu, à moi : Ne me parlez pas decette femme, j’en ai honte ! on ouvrira mon livre, et,par bonheur pour la renommée de cette famille, l’histoire seraoubliée, et c’est le roman qui sera devenu de l’histoire.

» Veuillez agréer, madame, l’hommage demes sentiments les plus distingués.

» Alex. Dumas.

» Saint-Gratien, 15septembre 1864. »

FIN.

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