La San-Felice – Tome V

CLXIII – L’APPARITION

Tandis que l’on égorgeait dans les rues deNaples, il y avait grande fête dans le port.

D’abord, comme l’avait indiqué la bannièreblanche élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de labannière tricolore, le château Saint-Elme demandait à capituler, etdes négociations s’étaient à l’instant même ouvertes entre lecolonel Mejean et le capitaine Troubridge. Les principalesquestions étaient arrêtées ; ce qui fait que le roi quitenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelqueségards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures del’après-midi, le billet suivant :

« À bord du Foudroyant, 10juillet 1799.

» Mon éminentissime, je viens, par laprésente, vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera ànous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable en expédiantvotre frère Ciccio à Palerme avec cette heureuse nouvelle. Je lerécompenserai, en même temps, comme le méritent ses bons serviceset les vôtres. Faites donc qu’il soit prêt à partir avant l’AveMaria. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moitoujours

» Votre même affectionné,

» Ferdinand B. »

Francesco Ruffo n’avait pas fait un longséjour à Naples, – arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 ausoir ; – mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson et deHamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux don Ciccio, comme ill’appelait, à Palerme que près de son frère.

Don Ciccio, qui ne conspirait pas et quin’avait jamais eu la moindre intention de conspirer, se trouva prêtà l’heure indiquée, et partit pour Palerme sans faired’observations.

Il avait laissé, en partant, à sept heures dusoir, le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le roi avaitécarté le rapport de son juge de confiance Speciale, et, parmi lespersonnes qui étaient venues le visiter et le féliciter à bord, ilavait fait un choix et distribué ses invitations pour le soir.

Il y avait bal et souper à bord duFoudroyant.

En un tour de main, et comme il arrive lorsquese fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons del’entre-pont furent enlevées, chaque canon devint un massif defleurs ou un buffet de rafraîchissements, et, à neuf heures dusoir, le vaisseau, illuminé de ses grandes vergues aux vergues decacatois, était prêt à recevoir ses invités.

On vit alors, à la lueur des flambeaux, etcomme une illumination mouvante, se détacher du rivage descentaines de barques, les unes portant les élus qui devaient monterà bord, les autres les flatteurs qui venaient, avec des musiciens,donner des sérénades ; les autres, enfin, contenaient lessimples curieux venant pour voir et surtout pour être vus.

Ces barques étaient surchargées de femmesélégantes, couvertes de diamants et de fleurs, et d’hommes bariolésde cordons et constellés de croix. Tout cela s’était tenu cachésous la République, et semblait sortir de terre au soleil de laroyauté.

Pâle et triste soleil, cependant, qui, danscette journée du 10 juillet, s’était levé et se couchait à traversune vapeur de sang !

Le bal commença : il avait lieu sur lepont.

Ce devait être un spectacle magique que cetteforteresse mouvante, illuminée de sa base à son faîte, quidéployait au vent ses mille pavillons, et dont tous les cordagesdisparaissaient sous des branches de laurier.

Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à laroyauté la fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre1798.

Comme l’autre, celle-ci devait avoir sonapparition, mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre encoreque la première !

Autour de ce bâtiment, où, la peur, plusencore que l’amour, avait réuni une cour à laquelle il ne manquaitque les quelques personnes qui avaient suivi la royauté à Palerme,cour dont la belle courtisane était la reine, se pressaient, nousl’avons dit, plus de cent barques chargées de musiciens, qui,exécutant les mêmes airs que l’orchestre du vaisseau, étendaient,pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune magnifique, unenappe d’harmonie.

Naples était bien, cette nuit-là, laParthénope antique, fille de la molle Eubée, et son golfe étaitbien celui des sirènes.

Dans les plus voluptueuses fêtes données surle lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n’avait pas fourniun dais plus constellé d’étoiles, la mer un miroir plus limpide,l’atmosphère une brise plus parfumée.

Il est vrai que, de temps en temps, quelquecri de douleur, poussé par ceux que l’on égorgeait passait dansl’air, au milieu du frémissement des harpes, des violons et desguitares, pareil à une plainte de l’esprit des eaux ; maisAlexandrie, dans ses jours de fête, n’avait-elle pas eu, elleaussi, les gémissements des esclaves sur lesquels on essayait despoisons ?

À minuit, une fusée qui éclata dans le profondazur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles d’or, donna lesignal du souper. Le bal cessa, sans que la musique s’éteignît, etles danseurs, devenus convives, descendirent dans l’entre-pont,dont l’entrée jusque-là avait été défendue par des sentinelles.

Si nous parlions encore place de la bannièreen vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus, Flore etPomone avaient réuni, à bord du Foudroyant, leurs trésorsles plus précieux. Les vins de France, de Hongrie, de Portugal, deMadère, du Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteillesdu plus pur cristal d’Angleterre, et eussent pu donnernon-seulement la gamme de toutes les couleurs, mais encore celle detoutes les pierres précieuses, depuis la limpidité du diamantjusqu’au carmin du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtistout entiers, des paons étalant leur queue d’émeraudes et desaphirs, des faisans dorés dressant hors du plat leur tête depourpre et d’or, des poissons à épée menaçant les convives de leurlame, des langoustes gigantesques descendant en droite ligne decelles qu’Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de touteespèce, des fleurs de toute saison, encombraient une table quis’étendait de la proue à la poupe de l’immense bâtiment, dont lalongueur devenait incommensurable, centuplée qu’elle était pard’immenses glaces dressées à ses extrémités. À bâbord et à triborddu bâtiment, c’est-à-dire à droite et à gauche, tous les sabordsétaient ouverts, et, à la poupe, aux deux côtés de la glace, deuxgrandes portes donnaient sur l’élégante galerie qui servait debalcon à l’amiral.

Entre chaque sabord étincelaient – ornementspittoresques et guerriers tout à la fois – des trophées demousquetons, de sabres, de pistolets, de piques et de hachesd’abordage dont les lames, si souvent rougies de sang français,réfléchissaient et renvoyaient, éblouissant, l’éclat de millebougies, et semblaient des soleils d’acier.

Si habitué que le fût Ferdinand aux luxueuxrepas du palais royal, de la Favorite et de Caserte, il ne put, enmettant le pied sur le plancher de cette nouvelle salle à manger,retenir un cri d’admiration.

Les palais d’Armide, popularisés par la poésiedu Tasse, n’offraient rien de plus féerique ni de plusmerveilleux.

Le roi prit place à table, et désigna pours’asseoir à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et devantlui sir William. Les autres prirent place, selon les droits quel’étiquette leur donnait d’être plus ou moins rapprochés duroi.

Tout le monde assis, l’œil de Ferdinand erravaguement sur cette double file de convives. Peut-être pensait-ilque celui qui avait les premiers droits à cette fête en étaitnon-seulement absent, mais exilé, et prononçait-il tout bas le nomdu cardinal Ruffo.

Mais Ferdinand n’était pas homme à garderlongtemps dans son esprit une bonne pensée, surtout lorsque cettebonne pensée portait avec elle le reproche d’ingratitude.

Il secoua la tête, prit le sourire narquoisqui lui était habituel, et, de même qu’il avait dit, en rentrant àCaserte, après sa fuite de Rome : « On est mieux ici quesur la route d’Albano ! » il se frotta les mains endisant, par allusion à la tempête qu’il avait essuyée lors de safuite en Sicile :

– On est mieux ici que sur la route dePalerme !

Une rougeur passa sur le front blafard etmaladif de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de l’amiralnapolitain pendant cette traversée, à l’injure qu’il lui avaitfaite en venant, déguisé en pilote, à son bord, et en conduisant leVan-Guard au milieu des écueils qui hérissent l’entrée duport de Palerme, écueils dans lesquels, moins pratique de cesparages difficiles, il n’avait point osé s’aventurer.

L’œil unique de Nelson lança une flamme, puisun sourire crispa ses lèvres, – probablement celui de la vengeancesatisfaite.

Le pilote était parti pour l’Océan où il n’y apoint de port !

À la fin du souper, la musique joua le Godsave the king,et Nelson, avec cet implacable orgueil anglaisqui n’observe aucune convenance, se leva, et, sans songer, ouplutôt sans s’inquiéter s’il avait à sa table un autre souverain,porta la santé du roi George.

Les hourras frénétiques des officiers anglaisassis à la table de Nelson et ceux des matelots postés sur lesvergues répondirent à ce toast ; les canons de la secondebatterie éclatèrent.

Le roi Ferdinand, qui, sous des dehorsvulgaires, cachait une grande science et surtout une grandeobservation de l’étiquette, se mordit les lèvres jusqu’au sang.

Cinq minutes après, sir William Hamiltonporta, à son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes hourraséclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes honneurs.

Il n’en parut pas moins au roi Ferdinand quel’on avait interverti l’ordre des toasts et que c’était à luiqu’était dû l’honneur de la santé.

Aussi, comme les barques qui entouraient lebâtiment et qui se pressaient surtout à l’arrière avaient faitentendre de frénétiques acclamations, le roi jugea qu’il devaitpartager ses remercîments entre les convives présents et ceux qui,moins heureux, mais non moins dévoués, entouraient leFoudroyant.

Il fit donc un léger signe de tête pourremercier sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortitsur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte, pardévouement ou par bassesse, venaient de lui donner cette marque desympathie.

À la vue du roi, les hourras, lesapplaudissements, les acclamations, éclatèrent ; les cris de« Vive le roi ! » semblèrent sortir du fond del’abîme pour monter au ciel.

Le roi salua et commença le geste de porter lamain à sa bouche ; mais tout à coup sa main s’arrêta, sonregard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement, sescheveux se dressèrent sur sa tête, et un cri rauque, peignant à lafois l’étonnement et la terreur, érailla sa gorge et sortit de sapoitrine.

En même temps, un grand tumulte se fit à borddes barques, qui s’écartèrent à droite et à gauche en laissant ungrand espace vide.

Au milieu de cet espace s’élevait, choseterrible à voir, sortant de l’eau jusqu’à la ceinture, le cadavred’un homme que, malgré les algues dont était couverte sa chevelure,aplatie contre les tempes, malgré sa barbe hérissée, malgré sonvisage livide, on pouvait reconnaître pour celui de l’amiralCaracciolo.

Ces cris de « Vive le roi ! »semblaient l’avoir tiré du fond de la mer, où il dormait depuistreize jours pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de laflatterie et de la lâcheté.

Le roi, au premier coup d’œil, l’avaitreconnu ; tout le monde l’avait reconnu. Voilà pourquoiFerdinand était resté le bras suspendu, le regard fixe, l’œilhagard, râlant un cri d’effroi ; voilà pourquoi les barquess’étaient écartées d’un mouvement unanime et précipité.

Ferdinand voulut un instant mettre en doute laréalité de cette apparition, mais inutilement : le cadavre,suivant le mouvement onduleux de la mer, s’inclinait et seredressait, comme s’il eût salué celui qui le regardait, muet etimmobile d’épouvante.

Mais peu à peu les nerfs crispés du roi sedétendirent, sa main trembla et laissa tomber son verre, qui sebrisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré, haletant, cachantsa tête dans ses mains en criant :

– Que veut-il ? que medemande-t-il ?

À la voix du roi, à la terreur visible qui sepeignait sur ses traits, tous les convives se levèrent effrayés,et, se doutant que le roi avait vu de la galerie quelque spectaclequi l’avait effrayé, coururent à la galerie.

Au même instant, ces mots, sortis de toutesles bouches comme un frisson électrique, passèrent par tous lescœurs :

– L’amiral Caracciolo !

Et, à ces mots, le roi, tombant sur unfauteuil, répéta :

– Que veut-il ? que medemande-t-il ?

– Que vous lui accordiez le pardon de satrahison, sire, répondit sir William, courtisan jusqu’en face de ceroi éperdu et de ce cadavre menaçant.

– Non ! s’écria le roi, non ! ilveut autre chose ! il demande autre chose !

– Une sépulture chrétienne, sire, murmura àl’oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.

– Il l’aura ! répondit le roi,il l’aura !

Puis, trébuchant dans les escaliers, seheurtant aux murailles du navire, il se précipita dans sa chambre,dont il referma la porte derrière lui.

– Harry, prenez une barque et allez repêchercette charogne, dit Nelson, de la même voix qu’il eût dit :« Déployez le grand hunier, » ou : « Carguez lavoile de misaine. »

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