La San-Felice – Tome V

CLXXIX – LE GEOLIER EN CHEF

Au moment où le nouvel enrôlé venait d’apposer– avec quelque difficulté d’exécution, mais lisiblement néanmoins,– sa signature au bas de l’engagement, un matelot entrait dans lacabine, tenant à la main une enveloppe contenant des papiers qu’unmessager venait d’apporter de la part du chevalier San-Felice, avecrecommandation expresse de ne les remettre qu’au capitaine Skinnerlui-même.

Dès midi, le bruit s’était répandu dansPalerme que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs del’enfantement. Les propriétaires de la goëlette étaient tropintéressés à cet événement pour n’être point des premiers à en êtreinstruits ; puis leson des cloches, puis l’exposition du saintsacrement leur avaient appris les craintes de la cour ; enfin,les pétards, les fusées et les illuminations les avaient mis aucourant de l’heureux résultat auquel ils portaient un si vifintérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorteattachée.

Le capitaine Skinner comprit donc à l’instantque l’enveloppe contenait, quelle qu’elle fût, la décision duroi.

Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coupd’œil sur l’engagement, dit à Tonino que tout était bien ainsi,prit l’engagement et le mit dans sa poche.

Tonino, enchanté de faire enfin légalementpartie de l’équipage du Runner, remonta sur le pont.

Salvato et son père, restés seuls,s’empressèrent de briser le cachet : l’enveloppe contenait lasupplique de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.

On le sait, cette réponse seule étaitsignificative ; elle disait clairement : « Le roi aété impitoyable. »

Mais à ces fragments déchirés étaient jointsdeux autres papiers intacts.

Le premier, que Salvato ouvrit, était del’écriture du chevalier.

Il contenait ce qui suit :

« J’allais vous envoyer ces papiersdéchirés sans aucun commentaire, – car, ainsi que la chose étaitconvenue entre nous, ils signifiaient que la princesse avaitéchoué, et que, de notre côté, il n’y avait plus d’espoir, – quandj’ai reçu du directeur de la police la nomination, sollicitée parmoi, de Tonino Monti au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il danscette nomination un moyen de salut ? Je n’en sais rien etn’essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue ;mais vous, vous êtes des hommes de ressource et d’imagination, vousavez des moyens de fuite qui me manquent, des hommes d’exécutionque je n’ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez,imaginez, inventez, jetez-vous, s’il le faut, dans l’insensé, dansl’impossible ; mais sauvez-la !

» Moi, je ne puis que la pleurer.

» Ci-joint le brevet de ToninoMonti. »

La nouvelle était terrible ; mais niSalvato ni son père n’avaient jamais compté sur la clémence royale.Le désappointement de ce côté-là était donc loin de produirel’effet qu’il avait produit sur le chevalier San-Felice.

Les deux hommes se regardèrent avec tristesse,mais non avec désespoir. Il y avait plus : il leur semblaitque cette nomination de Tonino Monti était une compensation àl’échec annoncé par la supplique déchirée.

Comme on l’a vu, eux aussi avaient compté surcet accident, et, en s’emparant à tout hasard de Tonino, avaientpris leurs mesures en conséquence.

Leurs projets étaient bien vagues encore, ouplutôt ils n’avaient pas encore de projets. Ils étaient là, l’œilau guet, l’oreille avide, le bras tendu, prêts à saisir l’occasionsi l’occasion se présentait. Il leur avait semblé voir une lueurquelconque dans l’accaparement de Tonino ; cette lueurs’augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur de cecrépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve,jusque-là fugitif, insaisissable.

Il était sept heures du soir. À huit, ilsparaissaient avoir pris une résolution ; car l’avis fut donnéà tout l’équipage qu’on devait lever l’ancre dans l’après-midi dulendemain.

Tonino fut autorisé à aller, dans la soiréemême ou le lendemain dans la journée, prendre congé de son père.Mais il déclara qu’il craignait tellement la colère du bonhomme,que, loin d’aller prendre congé de lui, il se sauverait à fond decale s’il le voyait venir du côté du bâtiment.

Il paraît que Salvato et son père ne pouvaientrien désirer de mieux que cet effroi de Tonino ; car ilséchangèrent un signe de satisfaction.

Maintenant, nous allons raconter lesévénements tels qu’ils se passèrent, sans essayer de leur donnerd’autre explication que celle des faits.

Le lendemain, vers cinq heures du soir, par untemps nuageux et sombre, la goélette le Runner commença defaire ses préparatifs pour lever l’ancre.

Pendant cette opération, soit maladresse del’équipage, soit défaut dans la chaîne, un anneau se rompit etl’ancre resta au fond.

Cet accident arrive parfois, et, quand l’ancren’est point restée à une trop grande profondeur, des plongeursdescendent au fond de l’eau dans laquelle a échoué le cabestan.

Malgré l’accident arrivé à l’ancre, on necontinua pas moins d’appareiller ; seulement, il fut convenuque, l’ancre n’étant qu’à trois brasses de profondeur, un canotresterait avec huit hommes et le contre-maître Giovanni pourrepêcher l’ancre, et que la goëlette attendrait en croisant àl’entrée du port.

Pour se faire visible dans une nuit sans lune,elle devait porter trois feux de couleurs différentes.

Vers huit heures du soir, elle fut dégagée desdifférents navires stationnant dans le port et commença de courirdes bordées à l’endroit convenu, tandis que les huit matelots donton avait eu besoin pour la manœuvre d’appareillage et de sortierevenaient avec la barque pour repêcher l’ancre.

À la même heure, le geôlier en chef du fort deCastellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison, prévenant legouverneur qu’il recevait une lettre de son fils lui annonçant quece fils était nommé geôlier adjoint, selon son plus grand désir, etqu’il reviendrait avec lui entre neuf et dix heures, ayant àremplir quelques formalités de police.

Sans doute, cette lettre lui avait été écritepar Tonino, sur le conseil de quelque camarade, afin de détournerl’attention de son père du départ de la goëlette, où il pouvaitentendre dire que son fils était engagé.

Le rendez-vous avait été donné à RicciardoMonti dans une des petites tavernes de la piazza Marina. Sansdéfiance aucune, il entra en demandant Tonino Monti. On lui indiquaun corridor conduisant à une salle où, lui dit-on, son fils buvaitavec trois ou quatre camarades.

À peine fut-il entré dans la salle, où ilchercha vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous,qu’il fut saisi par les quatre hommes, lié, baillonné et couché surun lit, avec l’assurance qu’il serait libre le lendemain matin etqu’il ne lui serait fait aucun mal s’il n’essayait pas de fuir.

La seule violence qui lui fut faite et quinécessita l’emploi de la force et surtout des menaces, fut de luiprendre le trousseau de clefs qu’il portait à sa ceinture, clefs àl’aide desquelles il entrait dans la chambre des prisonniers.

Ce trousseau de clefs fut passé, à travers laporte entre-bâillée, à quelqu’un qui attendait derrière cetteporte.

Une demi-heure après, un jeune homme de l’âgeet de la taille de Tonino frappait à la porte du fort et demandaità parler au gouverneur, de la part de son père.

Le gouverneur ordonna qu’il fût introduit prèsde lui.

Le jeune homme lui dit alors que RicciardoMonti, au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en fête àcause de l’accouchement de la princesse, avait été blessé par unmortarello qui avait éclaté, et transporté à l’hôpital deiPellegrini.

Le blessé l’avait aussitôt fait appeler, luiavait remis son trousseau et lui avait donné l’ordre de se rendresur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur, qui était prévenupar lui, de justifier de sa nomination en présentant le brevet àSon Excellence, et de le remplacer jusqu’à sa guérison, qui nepouvait tarder.

Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlieradjoint ; il était parfaitement en règle. Il n’y avait riend’extraordinaire dans l’accident de Ricciardo Monti, ces sortesd’accidents arrivant par centaines à chaque fête. Il avait, eneffet, comme nous l’avons dit, été prévenu que son geôlier en chefsortait pour lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon,invita le faux Tonino à garder provisoirement les clefs de sonpère, à se faire instruire de son service et à entrer enfonction.

Le nouveau geôlier remit précieusement sonbrevet dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs qu’il avaitdéposées sur la table du gouverneur et sortit.

L’inspecteur, prévenu des désirs dugouverneur, le conduisit de corridor en corridor, lui montrant leschambres habitées.

Il y en avait neuf.

En passant devant celle de la San-Felice, ils’arrêta un instant pour lui expliquer l’importance de laprisonnière : on devait entrer dans sa chambre et s’assurer desa présence trois fois le jour et deux fois la nuit : lapremière fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures dumatin.

De nouveaux ordres, au reste, avaient étédonnés le jour même de redoubler de surveillance à l’intérieur et àl’extérieur.

La tournée finie, l’inspecteur montra lachambre de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie dela forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il avait quatreheures pour dormir dans le jour.

S’il s’ennuyait ou craignait de s’endormirdans la chambre de garde, il était libre de se promener dans lescorridors.

Il était onze heures et demie lorsquel’inspecteur et le nouveau geôlier se séparèrent, l’inspecteur luirecommandant l’exactitude et la vigilance, le geôlier promettantque, sous ce nouveau rapport, il ferait encore plus qu’onn’attendait de lui.

En effet, qui l’eût vu debout à la porte de lachambre de garde, donnant sur le premier corridor et s’ouvrant aupied de l’escalier n° 1, l’œil ouvert, l’oreille au guet,n’aurait pu l’accuser de manquer à sa parole.

Il se tint là debout et immobile jusqu’à ceque tout bruit s’éteignît dans le fort.

Minuit sonna.

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