La San-Felice – Tome V

CLXVI – LA FOSSE DU CROCODILE

Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, lecachot qui porte le nom de Fosse du crocodile, leconcierge vous montrera d’abord le squelette du gigantesque saurienqui lui a donné son nom, et que la tradition prétend avoir été prisdans cette fosse ; puis il vous fera passer sous la porteau-dessus de laquelle il s’étend, puis il vous conduira à une porteétroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mèneà une troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelles’ouvre enfin sur une profonde et obscure caverne.

Au milieu de ce sépulcre, œuvre impie, creusépar la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants de leurssemblables, on se heurte à une masse de granit, sur laquelle on n’ad’autre prise que la barre de fer qui la traverse. Cette masse degranit ferme l’orifice d’un puits qui communique avec la mer. Dansles jours d’orage, la vague tourmentée et bondissante lance sonécume à travers les interstices de la pierre mal jointe aupavé ; l’eau salée envahit alors la caverne et poursuit leprisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de saprison.

Par cette bouche de l’abîme, dit la lugubrelégende, sortant du vaste sein de la mer, apparaissait autrefoisl’immonde reptile qui a donné son nom à cette fosse.

Presque toujours, il trouvait dans le cachotune proie humaine, et, après l’avoir dévorée, il se replongeait augouffre.

Là, dit encore le bruit populaire, furentjetés par les Espagnols la femme et les quatre enfants deMasaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de délivrer Naples,et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus ni moins qu’un Caligulaou un Néron.

Le peuple avait dévoré le père et lemari ; le crocodile, qui a bien quelque ressemblance avec lepeuple, dévora la mère et les enfants.

Ce fut dans ce cachot que le commandant duChâteau-Neuf ordonna de conduire Salvato et Luisa.

À la lueur d’une lampe pendue au plafond, lesdeux amants virent plusieurs prisonniers qui, à leur entrée,s’interrompirent dans leur conversation et jetèrent sur eux desregards inquiets. Mais, plus habitués aux demi-ténèbres de cecachot, les yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus, etun cri, tout à la fois de joie et de compassion, les accueillit. Unhomme se jeta aux pieds de Luisa, une femme se jeta à soncou ; trois prisonniers entourèrent Salvato et se saisirent deses mains ; et tous ne formèrent bientôt plus qu’un groupe,dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguers’il y avait plus de contentement que de douleur.

L’homme qui s’était jeté aux pieds de Luisaétait Michele ; la femme qui s’était jetée à son cou étaitÉléonore Pimentel ; les trois prisonniers qui avaient entouréSalvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et Velasco.

– Ah ! pauvre chère petite sœur !s’écria le premier Michele ; qui nous eût dit que la sorcièreNanno prédisait si juste et devinait si vrai ?

Luisa ne put s’empêcher de frissonner, et,avec un sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou sifrêle et si délicat, et secoua la tête comme pour dire qu’il nedonnerait pas grand’peine au bourreau.

Hélas ! elle se trompait, même dans cettedernière espérance.

Le désordre causé parmi les prisonniers parl’arrivée de Salvato et de Luisa n’était pas encore calmé, lorsquela porte se rouvrit de nouveau et que l’on vit apparaître sur lesombre seuil un homme de haute taille, vêtu du costume de généralrépublicain, déjà porté par Manthonnet.

– Diable ! dit-il en entrant, je suistenté de dire, comme Jugurtha : « Les étuves de Rome nesont pas chaudes. »

– Hector Caraffa ! s’écrièrent deux outrois voix.

– Dominique Cirillo ! Velasco !Manthonnet ! Salvato ! Dans tous les cas, il y ameilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames,votre serviteur ! Comment donc ! la signoraPimentel ! la signora San-Felice ! mais tout est réuniici : la science, le courage, la poésie, l’amour, la musique.Nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer.

– Je ne crois pas qu’on nous le laisse, ditCirillo de sa voix douce et triste.

– Mais d’où venez-vous donc, mon cherHector ? demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin denous, en sûreté derrière les murs de Pescara.

– J’y étais en effet, dit Hector. Mais vousavez capitulé, le cardinal Ruffo m’a envoyé un double de votrecapitulation, et m’a écrit d’en faire autant que vous autres ;l’abbé Pronio m’écrivait, en même temps, de me rendre aux mêmesconditions, me promettant non-seulement la vie sauve, mais encorel’autorisation de me rendre en France. Je ne me suis pas crudéshonoré de faire ce que vous aviez fait ; j’ai signé etlivré la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain,l’abbé est venu à moi, l’oreille basse et ne sachant commentm’annoncer la nouvelle. La nouvelle n’était pas bonne, en effet. Leroi lui avait écrit qu’ayant traité avec moi sans pouvoir, il eût àme remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon sa tête luirépondait de la mienne. Pronio tenait à sa tête, quoiqu’elle ne fûtpas belle ; il m’a fait lier les pieds, il m’a fait lier lespoings et m’a envoyé à Naples dans une charrette comme on envoie unveau au marché. Ce n’est qu’a l’intérieur du Château-Neuf, et quandla porte en a été refermée sur moi, qu’on m’a débarrassé de mescordes et que l’on m’a conduit ici. Voilà toute mon histoire. Àvotre tour de conter les vôtres.

Chacun raconta la sienne, à commencer parSalvato et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons aussicelles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet, de Pimentel. Ilsétaient descendus dans les felouques, sur la foi des traités, etNelson les avait retenus prisonniers.

– À propos, dit Ettore Caraffa quand chacuneut fait son récit, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer :Nicolino est sauvé.

Une joyeuse exclamation s’échappa de toutesles bouches, et l’on demanda des détails.

On se rappelle que, prévenu par le cardinalRuffo, Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenirl’amiral que sa vie était menacée ; Nicolino était arrivé à laferme où était caché son oncle une heure après que celui-ci avaitété arrêté. Il avait appris la trahison du fermier, n’en avaitpoint demandé davantage et était allé rejoindre Ettore Caraffa.

Ettore Caraffa l’avait reçu à Pescara, où ilavait pris part à la défense de la ville pendant les derniersjours ; mais, lorsqu’il s’était agi de se rendre et de selivrer à l’abbé Pronio, Nicolino n’avait pas eu confiance, avaitrevêtu un habit de paysan et avait gagné la montagne. Des sixconjurés que nous avons vus au château de la reine Jeanne aucommencement de notre récit, c’était le seul qui ne fût point tombéaux mains de la réaction.

Cette bonne nouvelle avait, en effet, fortréjoui les prisonniers ; puis, comme nous l’avons dit, ilséprouvaient, au milieu de leur tristesse, une grande joie d’êtreréunis. Selon toute probabilité, ils seraient jugés et exécutesensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur, et l’on saitqu’ils l’avaient mis à profit.

On apporta le souper pour tous, et des matelaspour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo mit ses troisnouveaux compagnons au courant des us et coutumes de la prison,qu’ils habitaient déjà depuis treize jours et treize nuits.

Les prisons étaient combles : le roi,nous l’avons vu dans une de ses lettres, avouait huit milleprisonniers.

Chacun de ces cercles de l’enfer, qui auraiteu besoin d’un Dante pour être bien décrit, avait ses démonsspéciaux chargés de tourmenter les damnés.

Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes,irriter la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souillerles aliments, et, tout en faisant de la vie un cruel supplice,empêcher les prisonniers de mourir.

Et, en effet, on devait penser que, soumis àde pareilles tortures précédant des supplices infamants, le suicideserait invoqué par les prisonniers comme un ange libérateur.

Trois ou quatre fois pendant la nuit, onentrait dans les cachots sous prétexte de perquisition, et l’onréveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était défendu,non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais encore lesverres, sous prétexte qu’avec un fragment de verre, on pouvaits’ouvrir les veines ; – les draps et les serviettes, sousprétexte qu’en les découpant et en les tressant, on pouvait s’enservir comme de cordes ou même en faire des échelles.

L’histoire a conservé le nom de trois de cestourmenteurs.

L’un était un Suisse nommé Duece, qui donnaitpour excuse de sa cruauté une famille nombreuse qu’il avait ànourrir.

L’autre était un colonel de Gambs, un Allemandqui avait été sous les ordres de Mack et avait fui comme lui.

Enfin, le troisième, notre ancienneconnaissance, Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, quecelle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal, et qui avaitfait honneur à sa royale protectrice en arrêtant, par trahison,Caracciolo, et en le conduisant à bord du Foudroyant.

Mais il était convenu entre les prisonniersqu’ils ne donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectaclede leurs souffrances. S’ils venaient le jour, ils continuaient leurconversation, changeant de place, voilà tout, selon l’ordre desvisiteurs ; tandis que Velasco, charmant musicien, auquel onavait permis d’emporter sa guitare, accompagnait leursperquisitions de ses airs les plus gais et de ses chants les plusjoyeux. Si c’était la nuit, chacun se levait sans plaintes nimurmures, – et c’était vite fait, attendu que chacun, n’ayant queson matelas, se jetait dessus tout habillé.

Pendant ce temps, on transformait, avec toutela célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Cecouvent avait été fondé en 1411, par Cuzella d’Origlia, favori duroi Ladislas ; le Tasse y avait trouvé un asile et fait unehalte entre la folie et la prison : les prévenus devaient yfaire une halte entre la prison et la mort.

La halte était courte, et la mort ne sefaisait point attendre. La junte d’État agissait selon le codesicilien, c’est-à-dire en vertu de l’antique procédure des baronssiciliens rebelles. On prenait, pour l’appliquer, une loi du codede Roger, et l’on oubliait que Roger, moins jaloux de sesprérogatives que ne l’était le roi Ferdinand, n’avait point déclaréqu’un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, aucontraire, après avoir signé un traité avec les habitants de Bariet de Trani, qui s’étaient révoltés contre lui, l’avaitponctuellement exécuté.

Cette procédure, qui ressemblait fort à cellede la chambre obscure, était terrible, en ce qu’elle ne présentaitaucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations et les espionnagesétaient admis comme preuves, et les dénonciateurs et les espionscomme témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait enaide à la vengeance, pour laquelle elle était encore un soutien,accusateurs et défenseurs étaient tous les hommes de la junte,c’est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns ni les autres n’étaientles hommes des accusés. En outre, les accusateurs à charge,entendus secrètement et sans confrontation avec les accusés,n’avaient point pour contre-poids les témoins à décharge, qui,n’étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient leprévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la mercide ses juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux quiétaient chargés de se prononcer, demeurait sous le funestearbitrage de la haine royale, sans appel, sans sursis, sansrecours. Le gibet était dressé à la porte du tribunal ; lasentence était prononcée dans la nuit, publiée le lendemain, et, lejour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle, puisl’échafaud.

Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce,restait la fosse de Favignana, c’est-à-dire une tombe.

Avant d’arriver en Sicile, le voyageur qui vad’orient en occident, voit s’élancer, du sein de la mer, entreMarsala et Trapani, un écueil surmonté d’un fort, c’est-à-direl’Agusa des Romains, île fatale qui était déjà une prisondu temps des empereurs païens. Un escalier, creusé dans la pierre,conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de la mer. Unelumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière soitréchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eauglacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tuel’homme le plus robuste.

Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c’étaitla clémence du roi de Naples !

Revenons à notre récit.

Nous avons vu – le soir où le beccaïo, tenantSalvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son bouge, lebourreau pour le pendre, – nous avons vu que maître Donato était entrain de supputer les gains qu’allaient lui procurer les nombreusesexécutions qu’il ne pouvait manquer de faire.

Sur ces gains était basée la dot de trois centducats qu’il promettait à sa fille, le jour où elle épouseraitGiovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.

Aussi maître Donato avait-il manifesté unejoie qui n’avait de comparable que celle du vieux Basso Tomeo,quand il avait vu, à la suite de la rupture des traités, lesprisons s’emplir de prévenus, et avait appris de la bouche du roilui-même, qu’il ne serait fait aucune grâce aux rebelles.

Il y avait huit mille prisonniers : encotant au plus bas, c’était au moins quatre mille exécutions.

Quatre mille exécutions à dix ducats de primepar exécution, c’étaient quarante mille ducats ; quarantemille ducats, c’étaient deux cent mille francs.

Aussi maître Donato et son compère le pêcheurBasso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de juillet, assisà la même table où nous les avons vus déjà, vidant un fiasco de vinde Capri, extra qu’ils avaient cru pouvoir se permettre, vu lacirconstance, supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner leminimum des exécutions.

Ce minimum, à leur grande satisfaction à tousdeux, ne pouvait s’élever à moins de trente à quarante milleducats.

En faveur de ce chiffre, et si onl’atteignait, maître Donato promettait d’élever la dot jusqu’auchiffre de six cents ducats.

Maître Donato en était à cette concession, etpeut-être, grâce à la bonne humeur que lui donnait cetteperspective de potence et d’échafaud, qui s’étendait à perte devue, comme l’allée des Sphinx, à Thèbes, allait-il en faire quelqueautre encore, lorsque la porte s’ouvrit et qu’un huissier de laVicaria, perdu dans la pénombre, demanda :

– Maître Donato ?

– Avance à l’ordre ! répondit celui-ciignorant à qui il avait affaire, et porté qu’il était à la gaietépar les calculs qu’il avait faits et le vin qu’il avait bu.

– Avancez à l’ordre vous-même ! réponditl’huissier d’une voix impérative ; car ce n’est pas moi qui aiun ordre à recevoir de vous, c’est vous qui avez un ordre àrecevoir de moi.

– Ouais ! dit le père Basso Tomeo !qui avait l’habitude de voir dans les ténèbres, il me semble que jevois briller une chaîne d’argent sur un habit noir.

– Huissier de la Vicaria, répéta la voix, dela part du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le faitesattendre.

– Allez vite, allez vite, compère ! ditBasso Tomeo. Il paraît que ça va chauffer.

Et il se mit à chanter la tarentelle quicommence par ce vers poétique :

Polichinelle a trois cochons…

– Voilà ! cria maître Donato en se levantvivement de la table et en courant à la porte. Vous l’avez dit,Excellence, monseigneur Guidobaldi n’est point fait pourattendre.

Et, sans prendre le temps de mettre sonchapeau, maître Donato suivit l’huissier de la Vicaria.

Le trajet est court de la rue desSoupirs-de-l’Abîme à la Vicaria.

La Vicaria est l’ancien castel Capuano.Pendant la révolution napolitaine, elle joua le rôle qu’avait jouéla Conciergerie dans la révolution française : elle servit dehalte aux condamnés entre le jugement et la mort.

C’était là que les patients, pour nous servirde l’expression consacrée à Naples, étaient mis enchapelle.

Cette chapelle, qui n’est autre chose que lasuccursale de la prison, n’avait pas servi depuis les exécutionsd’Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.

Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait,l’examinait et y faisait faire des réparations.

Il devait s’assurer des serrures, des verrouset des anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s’ilsétaient d’une solidité à toute épreuve.

Se trouvant là, il avait pensé à faire d’unepierre deux coups et à envoyer chercher le bourreau.

Nous avons, avec une espèce de respectreligieux, pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle, oùtout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est dans le mêmeétat qu’alors.

Elle s’élève au centre de la prison. On yarrive en traversant trois ou quatre grilles de fer.

On monte deux gradins avant d’entrer dans lavraie chapelle, c’est-à-dire dans la chambre où est l’autel. Cettechambre prend sa lumière par une fenêtre basse percée au niveau duparquet et grillée d’un double barreau.

De cette chambre, on arrive, en descendantquatre ou cinq degrés, dans une autre.

C’est dans celle-là que les condamnéspassaient les dernières vingt-quatre heures de la vie.

De gros anneaux de fer scellés dans leplancher indiquent la place où les condamnés, couchés sur desmatelas, faisaient leur veille d’agonie. Leur chaîne correspondaità ces anneaux.

Sur l’une des faces de la muraille existaitalors, et existe encore aujourd’hui, une grande fresquereprésentant Jésus en croix et Marie agenouillée à ses pieds.

Derrière cette chambre, et en communicationavec elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à part.

C’est dans ce petit cabinet, et par son entréeparticulière, que sont introduits les pénitents blancs qui sechargent d’accompagner, d’encourager, de soutenir les condamnés aumoment de leur mort.

Il y a dans cette confrérie, dont les membress’appellent bianchi,des prêtres et des laïques. Lesprêtres écoutent la confession, donnent l’absolution et leviatique, c’est-à-dire les derniers sacrements, moinsl’extrême-onction.

L’extrême-onction étant réservée aux malades,et les condamnés n’étant point malades, mais destinés à périrpar accident, ne peuvent recevoir l’extrême-onction, quiest le sacrement de l’agonie.

Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cettelongue robe blanche qui leur a fait donner le nom debianchi, les pénitents n’abandonnent plus le condamné quequand son corps est déposé dans la fosse.

Ils se tiennent près de lui pendant toutl’intervalle qui sépare la prison de l’échafaud. Sur l’échafaud,ils lui mettent la main sur l’épaule, afin de donner au patienttout le loisir de s’épancher en eux, et le bourreau ne peut letoucher que lorsqu’ils lèvent la main et disent :

– Cet homme vous appartient.

C’était vers cette dernière étape placée surla route de la mort, que l’huissier de la Vicaria conduisait maîtreDonato.

Celui-ci entra à la Vicaria, prit l’escalier àgauche, qui conduisait à la prison, longea tout un corridor bordéde cachots, franchit deux grilles, monta un escalier, traversa unetroisième grille et se trouva à la porte de la chapelle.

Il entra. La première pièce, c’est-à-direcelle de la chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vitle procureur fiscal qui faisait assurer la porte desbianchi, avec deux serrures et trois verrous.

Il se tint debout au bas de l’escalier, etattendit respectueusement que le procureur fiscal s’aperçût de saprésence et lui adressât la parole.

Au bout d’un instant, le procureur fiscal seretourna et découvrit celui qu’il avait envoyé chercher.

– Ah ! c’est vous, maître Donato, luidit-il.

– Prêt à exécuter vos ordres, Excellence,répondit l’exécuteur.

– Vous savez que nous allons avoir pas mald’exécutions à faire ?

– Je sais cela, répondit maître Donato avecune grimace qu’il avait l’intention de faire passer pour unsourire.

– C’est pourquoi j’ai désiré qu’avant decommencer, nous nous entendions bien sur le chiffre de vosgages.

– Ah ! c’est bien simple, Excellence,répondit maître Donato, d’un air détaché. J’ai six cents ducats defixe et dix ducats de prime par exécution.

– C’est bien simple ! Peste ! commevous y allez, mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout,moi.

– Pourquoi ? demanda maître Donato avecun commencement d’inquiétude.

– Parce que, supposé qu’il y ait quatre milleexécutions à dix ducats l’une, cela fait tout bonnement quarantemille ducats, sans compter les appointements fixes, c’est-à-dire àpeu près le double de ce que gagne tout le tribunal, depuis legreffier jusqu’au président.

– C’est vrai, fit maître Donato ; mais jefais, à moi seul, la besogne qu’ils font tous ensemble, et mabesogne est plus dure : ils condamnent ; moi,j’exécute.

Le procureur fiscal, qui était en train des’assurer qu’un anneau était bien scellé dans le parquet, sedressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda maîtreDonato.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est votreopinion, maître Donato. Mais il y a une différence, cependant,entre vous et les juges : c’est que les juges sontinamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous.

– Moi ? Et pourquoi serais-jedestitué ? Ai-je jamais refusé de faire mon devoir ?

– On vous accuse d’être tiède pour la bonnecause.

– Ah ! par exemple ! moi qui me suistenu les bras croisés tout le temps de la soi-disantRépublique.

– Parce qu’elle a été assez bête pour ne pasvous décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose : c’estqu’il y a vingt-quatre dénonciations contre vous, et plus de douzecents demandes pour vous remplacer.

– Ah ! sainte madone del Carmine, que medites-vous là, Excellence !

– Et sans augmentation, sans prime, àappointements fixes.

– Mais, Excellence, songez donc au travail queje vais avoir.

– Cela compensera le temps où tu es resté sansrien faire.

– Mais Votre Excellence veut donc la ruined’un pauvre père de famille ?

– Ta ruine ! Pourquoi penses-tu que jeveuille ta ruine ? Est-ce qu’il doit m’en revenir quelquechose ? D’ailleurs, un homme n’est pas ruiné, ce me semble,avec huit cents ducats d’appointements.

– D’abord, reprit vivement maître Donato, jen’en ai que six cents.

– La magnificence de la junte ajoute, enraison des circonstances, deux cents ducats à tes gages.

– Ah ! monsieur le procureur fiscal, voussavez bien que ce n’est pas raisonnable.

– Je ne sais pas si c’est raisonnable, ditGuidobaldi, qui commençait à se fatiguer de la discussion ;mais je sais que c’est à prendre ou à laisser.

– Mais songez donc, Excellence…

– Tu refuses ?

– Mais non ! mais non ! s’écriamaître Donato ; seulement, je fais observer à Votre Excellenceque j’ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont dedéfaite difficile, et que j’avais compté sur le retour de notrebien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina.

– Elle est jolie, ta fille ?…

– C’est la plus belle fille de Naples.

– Eh bien, la junte fera un sacrifice :il y aura un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille.Seulement, elle viendra toucher elle même.

– Où ?

– Chez moi.

– Ce sera un grand honneur, Excellence ;mais n’importe !

– N’importe quoi ?

– Je suis un homme ruiné, voilà tout.

Et, en poussant des soupirs à émouvoir toutautre qu’un procureur fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria etregagna sa maison, où l’attendaient Basso Tomeo et Marina, lepremier dans l’impatience, la seconde dans l’inquiétude.

La nouvelle, mauvaise pour maître Donato,était bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte que, comme laplupart des nouvelles de ce monde, en vertu de la loi philosophiquede compensation, elle apporta la douleur aux uns et la joie auxautres.

Seulement, pour ménager la susceptibilitéconjugale de Giovanni, on lui laissa ignorer l’article du traitépassé entre son père et le procureur fiscal, article par lequelMarina était obligée d’aller elle-même toucher la prime[6].

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