La San-Felice – Tome V

CLVI – DEUX HONNÊTES COMPAGNONS

Reprenons cette plume échappée à nosdoigts : nous ne sommes pas au bout de notre récit, et le pirenous reste à raconter.

On se rappelle qu’au moment où Nelsonreconduisait le cardinal, après la visite au Foudroyant,et échangeait avec lui un froid salut, résultat de la dissidencequi s’était élevée entre leurs opinions à l’endroit du traité, EmmaLyonna, posant la main sur l’épaule de Nelson, était venue lui direque Scipion Lamarra, le même qui avait apporté au cardinal labannière brodée par la reine et par ses filles, était à bord etl’attendait chez sir William Hamilton.

Comme l’avait prévu Nelson, Scipion Lamarravenait s’entretenir avec lui sur les moyens de s’emparer deCaracciolo, qui avait quitté sa flottille le jour même del’apparition dans la rade de la flotte de la Grande-Bretagne.

On n’a pas oublié que la reine avaitrecommandé de vive voix à Emma Lyonna, et par écrit au cardinal, dene faire aucune grâce à l’amiral Caracciolo, dévoué par elle à lamort.

Elle avait écrit dans les mêmes termes àScipion Lamarra, un de ses agents les plus actifs, afin qu’ils’entendit avec Nelson sur les moyens à employer pour s’emparer del’amiral Caracciolo, si l’amiral Caracciolo était en fuite aumoment où Nelson entrerait dans le port.

Or, Caracciolo était en fuite, comme on l’a vupar la réponse du contre-maître de la chaloupe canonnière quel’amiral avait montée dans le combat du 13, lorsque Salvato,prévenu par Ruffo des dangers que courait l’amiral, s’était mis enquête de lui et était venu demander de ses nouvelles dans le portmilitaire.

Par un motif tout opposé, l’espion Lamarraavait fait les mêmes démarches que Salvato et était arrivé au mêmebut, c’est-à-dire à savoir que l’amiral avait quitté Naples etcherché un refuge près d’un de ses serviteurs.

Il venait annoncer cette nouvelle à Nelson etlui demander s’il voulait qu’il se mît en quête du fugitif.

Nelson, non-seulement l’y engagea, mais encorelui annonça qu’une prime de quatre mille ducats était promise àcelui qui livrerait l’amiral.

À partir de ce moment, Scipion jura que ceserait lui qui toucherait la prime, ou tout au moins la majeurepartie de la prime.

S’étant présenté en ami, il avait appris desmatelots tout ce que ceux-ci savaient eux-mêmes sur Caracciolo,c’est-à-dire que l’amiral avait cherché un refuge chez un de sesserviteurs de la fidélité duquel il croyait être certain.

Selon toute probabilité, ce serviteurn’habitait point la ville : l’amiral était un homme trophabile pour rester si près de la griffe du lion.

Scipion ne prit donc même point la peine des’enquérir aux deux maisons que l’amiral possédait à Naples, l’uneà Santa-Lucia, presque attenante à l’église, – et c’était celle-làqu’il habitait, – l’autre, rue de Tolède.

Non, il était probable que l’amiral s’étaitretiré dans quelqu’une de ses fermes, afin d’avoir devant lui lacampagne ouverte, s’il avait besoin de fuir le danger.

Une de ces fermes était à Calvezzano,c’est-à-dire au pied des montagnes.

En homme intelligent, Scipion jugea quec’était dans celle-là que Caracciolo devait s’être réfugié. Là,comme nous l’avons dit, il avait, en effet, non-seulement lacampagne, mais encore la montagne, ce refuge naturel duproscrit.

Scipion se fit donner un sauf-conduit deNelson, revêtit un habit de paysan et partit avec l’intention de seprésenter à la ferme de Calvezzano comme un patriote qui, fuyant laproscription, exténué qu’il était par la faim, écrasé qu’il étaitpar la fatigue, aimait mieux risquer la mort que d’essayer d’allerplus loin.

Il entra donc hardiment à la ferme, et,feignant la confiance du désespoir, il demanda au fermier unmorceau de pain et un peu de paille dans une grange.

Le prétendu fugitif joua si bien son rôle, quele fermier ne prit aucun soupçon ; mais, au contraire, sousprétexte de s’assurer que personne ne l’avait vu entrer, le fitcacher dans une espèce de fournil, disant que, pour leur sûretécommune, il allait faire le tour de la ferme.

En effet, dix minutes après, il rentra avec unvisage plus rassuré, le tira de sa cachette, le fit asseoir à latable de la cuisine, et lui donna un morceau de pain, un quartierde fromage et un fiasco de vin.

Scipion Lamarra se jeta sur le pain comme unhomme affamé, mangeant et buvant avec tant d’avidité, que lefermier, en hôte compatissant, se crut obligé de l’inviter à semodérer, en lui disant que le pain ni le vin ne luimanqueraient ; qu’il pouvait donc boire et manger àloisir.

Comme Lamarra commençait à suivre ce conseil,un autre paysan entra, qui portait le même costume que le fermier,mais paraissait un peu plus âgé que lui.

Scipion fit un mouvement pour se lever etsortir.

– Ne craignez rien, dit le fermier :c’est mon frère.

En effet, le nouveau venu, après un salutd’homme qui est chez lui, prit un tabouret et alla s’asseoir dansun coin de la cheminée.

Le faux patriote remarqua que le frère dufermier choisissait le côté où il y avait le plus d’ombre.

Scipion Lamarra, qui avait vu l’amiralCaracciolo à Palerme, n’eut besoin que de jeter un regard sur leprétendu frère du fermier pour le reconnaître.

C’était François Caracciolo.

Dès lors, Scipion comprit toute la manœuvre.Le fermier n’avait point osé le recevoir sans la permission de sonmaître ; sous prétexte de voir si l’étranger n’était pointsuivi, il était sorti pour aller demander cette permission àCaracciolo, et Caracciolo, curieux d’apprendre des nouvelles deNaples, était entré dans la salle et était allé s’asseoir dans lacheminée, redoutant d’autant moins son hôte, que, d’après ce quilui avait été rapporté, c’était un proscrit.

Aussi, au bout d’un instant :

– Vous venez de Naples ? demanda-t-il aScipion avec une indifférence affectée.

– Hélas ! oui, répondit celui-ci.

– Que s’y passe-t-il donc ?

Scipion ne voulait pas trop effrayerCaracciolo, de peur que, lui parti, il ne cherchât un autreasile.

– On embarque les patriotes pour Toulon,dit-il.

– Et pourquoi donc ne vous êtes-vous pasembarqué pour Toulon avec eux ?

– Parce que je ne connais personne en Franceet qu’au contraire j’ai un frère à Corfou. Je vais donc tâcher degagner Manfredonia et de m’y embarquer.

La conversation se borna là. Le fugitifparaissait tellement fatigué, que c’était pitié de le faire veillerplus longtemps : Caracciolo dit au fermier de le conduire à sachambre, Scipion prit congé de lui avec de grandes protestations dereconnaissance, et, arrivé à sa chambre, pria son hôte de leréveiller avant le jour, afin qu’il pût continuer son chemin versManfredonia.

– Ce me sera d’autant plus facile, réponditcelui-ci, qu’il faut que je me lève moi-même avant le jour pouraller à Naples.

Scipion ne fit aucune demande, ne risquaaucune observation ; il savait tout ce qu’il voulait savoir,et le hasard, qui se fait parfois complice des grands crimes, leservait au delà de ses souhaits.

Le lendemain, à deux heures, le fermier entradans sa chambre. En un instant, il fut debout, habillé, prêt àpartir. Le fermier lui donna un petit paquet préparéd’avance : c’était un pain, un morceau de jambon, unebouteille de vin.

– Mon frère m’a chargé de vous demander sivous avez besoin d’argent, ajouta le fermier.

Scipion eut honte. Il tira sa bourse, quicontenait quelques pièces d’or, et la montra à son hôte ; puisil se fit indiquer un chemin de traverse, prit congé de lui, lechargea de présenter tous ses remercîments à son frère etpartit.

Mais à peine eut-il fait cent pas, qu’ilchangea de direction, contourna la ferme, et à un endroit où lechemin se resserrait entre deux collines, vint attendre le fermier,qui ne pouvait manquer de passer là en allant à Naples.

En effet, une demi-heure après, il distingua,au milieu des ténèbres qui commençaient à s’éclaircir, lasilhouette d’un homme qui suivait le chemin de Calvezzano à Naples,et qu’il reconnut presque aussitôt pour son fermier.

Il marcha droit à lui : l’autre lereconnut à son tour et s’arrêta étonné.

Il était évident qu’il ne s’attendait pas àune pareille rencontre.

– C’est vous ? lui demanda-t-il.

– Comme vous voyez, répondit Scipion.

– Que faites-vous ici, au lieu d’être sur laroute de Manfredonia ?

– Je vous attends.

– Dans quel but ?

– Dans celui de vous dire que, par ordonnancede lord Nelson, il y a peine de mort pour quiconque cache unrebelle.

– En quoi cela peut-il m’intéresser ?demanda le fermier.

– En ce que vous cachez l’amiralCaracciolo.

Le fermier essaya de nier.

– Inutile, dit Scipion, je l’ai reconnu :c’est l’homme que vous voulez faire passer pour votre frère.

– Ce n’est pas tout ce que vous avez à medire ? demanda le fermier avec un sourire à l’expressionduquel il n’y avait pas à se tromper.

C’était le sourire d’un traître.

– C’est bien, dit Scipion, je vois que nousnous entendrons.

– Combien vous a-t-on promis, demanda lefermier, si vous livriez l’amiral Caracciolo ?

– Quatre mille ducats, dit Scipion.

– Y en a-t-il deux mille pour moi ?

– Vous avez la bouche large, l’ami !

– Et cependant je ne l’ouvre qu’à moitié.

– Vous vous contenterez de deux milleducats ?

– Oui, si l’on ne se préoccupe pas trop de ceque l’amiral peut avoir d’argent chez moi.

– Et si l’on n’en passe point par où vousvoulez ?

Le fermier fit un bond en arrière, et, du mêmecoup, tira un pistolet de chacune de ses poches.

– Si l’on ne passe point par où je veux,dit-il, je préviens l’amiral, et, avant que vous soyez à Naples,nous serons assez loin pour que vous ne nous rejoigniez jamais.

– Venez ici, mon camarade : je ne peux etsurtout je ne veux rien faire sans vous.

– Ainsi, c’est convenu ?

– Pour ma part, oui ; mais, si vousvoulez vous fier à moi, je vous mènerai en face de quelqu’un avecqui vous pourrez discuter vos intérêts et qui, je vous en réponds,sera coulant sur vos exigences ?

– Comment nommez-vous celui-là ?

– Milord Nelson.

– Oh ! oh ! j’ai entendu dire àl’amiral Caracciolo que milord Nelson était son plus grandennemi.

– Il ne se trompait pas. Voilà pourquoi jepuis vous répondre que milord ne marchandera point avec vous.

– Alors, vous venez de la part de l’amiralNelson ?

– Je viens de plus loin.

– Allons, allons, dit le fermier, comme vousl’avez dit, nous nous entendrons à merveille. Venez.

Et les deux honnêtes compagnons continuèrentleur chemin vers Naples.

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