La San-Felice – Tome V

CLVIII – L’EXÉCUTION

Nous l’avons dit et nous le répétons, dans cefunèbre récit, – qui imprime une si sombre tache à la mémoire d’undes plus grands hommes de guerre qui aient existé, – nous n’avonsrien voulu donner à l’imagination, quoiqu’il soit possible que, parun artifice de l’art, nous ayons eu l’espoir d’arriver à produiresur nos lecteurs une plus profonde impression que par la simplelecture des pièces officielles. Mais c’était prendre une trop graveresponsabilité, et, puisque nous en appelons d’office à lapostérité du jugement de Nelson, puisque nous jugeons le juge, nousvoulons que, tout au contraire du premier jugement, fruit de lacolère et de la haine, l’appel ait tout le calme et toute lasolennité d’une cause loyale et sûre de son succès.

Nous allons donc renoncer à ces auxiliairesqui nous ont si souvent prêté leur puissant concours, et nous entenir à la relation anglaise, qui doit naturellement être favorableà Nelson et hostile à Caracciolo.

Nous copions.

Pendant ces heures solennelles quis’écoulèrent entre le jugement et l’exécution de la sentence,Caracciolo fit deux fois appeler près de lui le lieutenantParkenson et deux fois le pria d’aller intercéder pour lui près deNelson.

La première, pour obtenir la révision de sonjugement ;

La seconde, pour qu’on lui fit la grâce d’êtrefusillé au lieu d’être pendu.

Et, en effet, Caracciolo s’attendait bien à lamort, mais à la mort par la hache ou par la fusillade.

Son titre de prince lui donnait droit à lamort de la noblesse ; son titre d’amiral lui donnait droit àla mort du soldat.

Toutes deux lui échappaient pour faire place àla mort des assassins et des voleurs, à une mort infamante.

Non-seulement Nelson outrepassait ses pouvoirsen condamnant à mort son égal comme rang, son supérieur commeposition sociale, mais encore il choisissait une mort qui devait,aux yeux de Caracciolo, doubler l’horreur du supplice.

Aussi, pour échapper à cette mort infâme,Caracciolo n’hésita-t-il point à descendre à la prière.

– Je suis un vieillard, monsieur, dit-il aulieutenant Parkenson ; je ne laisse point de famille pourpleurer ma mort, et l’on ne supposera point qu’à mon âge, et isolécomme je suis, j’aie grand’peine à quitter la vie ; mais lahonte de mourir comme un pirate m’est insupportable, et, jel’avoue, me brise le cœur.

Pendant tout le temps que dura l’absence dujeune lieutenant, Caracciolo fut fort agité et parut fortinquiet.

Le jeune officier rentra : il étaitévident qu’il revenait avec un refus.

– Eh bien ? demanda vivementCaracciolo.

– Voici, mot pour mot, les paroles de milordNelson, dit le jeune homme : « Caracciolo a étéimpartialement jugé par les officiers de sa nation : ce n’estpoint à moi, qui suis étranger, d’intervenir pour fairegrâce. »

Caracciolo sourit amèrement.

– Ainsi, dit-il, milord Nelson a eu le droitd’intervenir pour me faire condamner à être pendu, et il n’a pas ledroit d’intervenir pour me faire fusiller, au lieu de me fairependre !

Puis, se retournant vers lemessager :

– Peut-être, mon jeune ami, lui dit-il,n’avez-vous point insisté près de milord comme vous eussiez dû lefaire.

Parkenson avait les larmes aux yeux.

– J’ai tellement insisté, prince, dit-il, quemilord Nelson m’a renvoyé avec un geste de menace en medisant : « Lieutenant, si j’ai un conseil à vous donner,c’est de vous mêler de votre affaire. » Mais n’importe,continua-t-il, si Votre Excellence a quelque autre mission à medonner, dût-elle me faire tomber en disgrâce, je l’accomplirai degrand cœur.

Caracciolo sourit en voyant les larmes dujeune homme, et, lui tendant la main :

– Je me suis adressé à vous, lui dit-il, parceque vous êtes le plus jeune officier, et qu’à votre âge, il estrare que l’on ait le cœur mauvais. Eh bien, un conseil :croyez-vous qu’en m’adressant à lady Hamilton, elle obtiennequelque chose pour moi de milord Nelson ?

– Elle a une grande influence sur milord, ditle jeune homme ; essayons.

– Eh bien, allez ; suppliez-la. J’aipeut-être, dans un temps plus heureux, eu des torts enverselle ; qu’elle les oublie, et, en commandant le feu que l’ondirigera contre moi, je la bénirai.

Parkenson sortit, alla sur le tillac, et,voyant qu’elle n’y était point, essaya de pénétrer chez elle ;mais, malgré ses prières, la porte demeura fermée.

À cette réponse, Caracciolo vit qu’il luifallait perdre tout espoir, et, ne voulant point abaisser plus bassa dignité, il serra la main du jeune officier et résolut de neplus prononcer une seule parole.

À une heure, deux matelots entrèrent chez lui,en même temps que le comte de Thurn lui annonçait qu’il fallaitquitter le Foudroyant et passer à bord de laMinerve.

Caracciolo tendit les mains.

– C’est derrière et non pas devant que lesmains doivent être liées, dit le comte de Thurn.

Caracciolo passa ses mains derrière lui.

On laissa un long bout pendant dont un matelotanglais tint l’extrémité. Sans doute craignait-on, si on luilaissait les mains libres, qu’il ne s’élançât à la mer etn’échappât au supplice par le suicide. Grâce à la corde et à laprécaution prise d’en mettre l’extrémité aux mains d’un matelot,cette crainte ne pouvait se réaliser.

Ce fut donc lié et garrotté comme le dernierdes criminels, que Caracciolo, un amiral, un prince, un des hommesles plus éminents de Naples, quitta le pont du Foudroyant,qu’il traversa tout entier entre deux haies de matelots.

Mais, quand l’outrage est poussé jusque là, ilretombe sur celui qui le fait, et non pas sur celui qui lesubit.

Deux barques, armées en guerre, accompagnaientà bâbord et à tribord la barque que montait Caracciolo.

On aborda à la Minerve. En revoyantde près ce beau bâtiment, sur lequel il avait régné et qui luiavait obéi avec tant de soumission pendant la traversée de Naples àPalerme, Caracciolo poussa un soupir et deux larmes perlèrent aucoin de ses yeux.

Il monta par l’escalier de bâbord,c’est-à-dire par l’escalier des inférieurs.

Les officiers et les soldats étaient rangéssur le pont.

La cloche piquait une heure et demie.

Le chapelain attendait.

On demanda à Caracciolo s’il désirait employerle temps qui lui restait à une sainte conférence avec leprêtre.

– Est-ce toujours don Severo qui est chapelainde la Minerve ?demanda-t-il.

– Oui, Excellence, lui répondit-on.

– En ce cas, conduisez-moi à lui.

On conduisit le condamné à la cabine duprêtre.

Le digne homme avait dressé à la hâte un petitautel.

– J’ai pensé, dit-il à Caracciolo, qu’à cetteheure suprême, vous auriez peut-être le désir de communier.

– Je ne crois pas mes péchés assez grands pourqu’ils ne puissent être lavés que par la communion ; mais,fussent-ils plus grands encore, la manière infâme dont je vaisfinir me paraîtrait suffisante à leur expiation.

– Refuserez-vous de recevoir le corps sacré deNôtre-Seigneur ? demanda le prêtre.

– Non, Dieu m’en garde ! réponditCaracciolo en s’agenouillant.

Le prêtre dit les paroles saintes quiconsacrent l’hostie, et Caracciolo reçut pieusement le corps deNotre-Seigneur.

– Vous aviez raison, mon père, dit-il ;je me sens plus fort et surtout plus résigné qu’auparavant.

La cloche piqua successivement deux heures,trois heures, quatre heures, cinq heures.

La porte s’ouvrit.

Caracciolo embrassa le prêtre, et, sans direune parole, suivit le piquet qui venait le chercher.

En arrivant sur le pont, il vit un matelot quipleurait.

– Pourquoi pleures-tu ? lui demandaCaracciolo.

Celui-ci, sans répondre, mais en sanglotant,lui montra la corde qu’il tenait entre ses mains.

– Comme nul ne sait que je vais mourir, ditCaracciolo, nul ne me pleure que toi, mon vieux compagnon d’armes.Embrasse-moi donc au nom de ma famille et de mes amis.

Puis, se tournant du côté duFoudroyant, il vit sur la dunette un groupe de troispersonnes qui regardaient.

L’une d’elles tenait une longue-vue.

– Écartez-vous donc un peu, mes amis, ditCaracciolo aux marins qui faisaient la haie ; vous empêchezmilord Nelson de voir.

Les marins s’écartèrent.

La corde avait été jetée par-dessus la verguede misaine ; elle pendait au-dessus de la tête deCaracciolo.

Le comte de Thurn fit un signe.

Le nœud coulant fut passé au cou de l’amiral,et douze hommes, tirant le câble, enlevèrent le corps à une dizainede pieds de hauteur.

En même temps, une détonation se fit entendre,et la fumée d’un coup de canon monta dans les agrès dubâtiment.

Les ordres de milord Nelson étaientexécutés.

Mais, quoique l’amiral anglais n’eût pas perdule moindre détail du supplice, aussitôt ce coup de canon tiré, lecomte de Thurn rentra dans sa cabine et écrivit :

« Avis est donné à Son Excellencel’amiral lord Nelson que la sentence rendue contre FrançoisCaracciolo a été exécutée de la manière qui avait été ordonnée.

» À bord de la frégate de Sa MajestéSicilienne la Minerve, le 29 juin 1799.

» Comte de Thurn. »

Une barque fut mise immédiatement à la merpour porter cet avis à Nelson.

Nelson n’avait pas besoin de cet avis poursavoir que Caracciolo était mort. Comme nous l’avons dit, iln’avait pas perdu un détail de l’exécution, et, d’ailleurs, entournant ses regards vers la Minerve, il pouvait voir lecadavre se balançant au-dessous de la vergue et flottant dansl’espace.

Aussi, avant que la chaloupe eût atteint lebâtiment, avait-il déjà écrit à Acton la lettre suivante :

« Monsieur, je n’ai point le tempsd’envoyer à Votre Excellence le procès fait à ce misérableCaracciolo ; je puis seulement vous dire qu’il a été jugé cematin et qu’il s’est soumis à la juste sentence prononcée contrelui.

» J’envoie à Votre Excellence monapprobation telle que je l’ai donnée :

« J’approuve la sentence de mortprononcée contre François Caracciolo, laquelle sera exécutéeaujourd’hui, à bord de la frégate la Minerve, à cinqheures. »

» J’ai l’honneur, etc.

» Horace Nelson. »

Le même jour, et par le même courrier, sirWilliam Hamilton écrivait la lettre suivante, qui prouve avec quelacharnement Nelson avait suivi, à l’égard de l’amiral napolitain,les instructions du roi et de la reine :

À bord du Foudroyant, 29 juin1799.

« Mon cher monsieur,

» J’ai à peine le temps d’ajouter à lalettre de milord Nelson, que Caracciolo a été condamné par lamajorité de la cour martiale, et que milord Nelson a ordonné quel’exécution de la sentence aurait lieu aujourd’hui, à cinq heuresde l’après-midi, a la vergue de la Minerve,et quele corps serait ensuite jeté à la mer. Thurn a fait observer qu’ilétait d’habitude, en pareille circonstance, d’accorder vingt-quatreheures au condamné pour pourvoir au salut de son âme ; maisles ordres de milord Nelson ont été maintenus, quoique j’aie appuyél’opinion de Thurn.

» Les autres coupables sont demeurés à ladisposition de Sa Majesté Sicilienne à bord des tartanes,enveloppées par toute notre flotte.

» Tout ce que fait lord Nelson est dictépar sa conscience et son honneur, et je crois que, plus tard, sesdispositions seront reconnues comme les plus sages que l’on ait puprendre. Mais, en attendant, pour l’amour de Dieu, faites que leroi vienne à bord du Foudroyant et qu’il y arbore sonétendard royal.

» Demain, nous attaqueronsSaint-Elme : le dé est jeté. Dieu favorisera la bonnecause ! c’est à nous de ne point démentir notre fermeté et depersévérer jusqu’au bout.

» W. Hamilton. »

On voit que, malgré sa conviction que lesdécisions de Nelson sont les meilleures que l’on puisse prendre,sir William Hamilton et ceux dont il est l’interprète appellentavec une espèce de frénésie le roi sur le Foudroyant.Illeur tarde que la présence royale consacre l’horrible drame quivient d’y être représenté.

Cette sentence et son exécution, sont ainsiconsignées sur le livre de bord de Nelson, où nous les copionslittéralement. On verra qu’ils n’y tiennent point grandeplace :

« Samedi 29 juin, le temps étanttranquille mais nuageux, est arrivé le vaisseau de Sa Majestéle Rainha et le brick Balloone.Une courmartiale a été réunie, a jugé, condamné et pendu FrançoisCaracciolo a bord de la frégate napolitaine LaMinerve. »

Et, moyennant ces trois lignes, le roiFerdinand fut rassuré, la reine Caroline satisfaite, Emma Lyonnamaudite, et Nelson déshonoré !

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