La San-Felice – Tome V

CLI – LA FLOTTE ANGLAISE

C’était, on se le rappelle, le 24 juin aumatin que les exilés napolitains, c’est-à-dire ceux qui croyaientqu’il y avait plus de sûreté pour eux à s’expatrier qu’à rester àNaples, devaient s’embarquer sur les bâtiments préparés et mettre àla voile pour Toulon.

Toute la nuit du 23 au 24 juin, en effet, onavait réuni une petite flotte de tartanes, de felouques, debalancelles que l’on avait approvisionnées de vivres. Mais le ventsoufflait de l’ouest et mettait les navires dans l’impossibilité degagner la haute mer.

Dès le point du jour, les tours duChâteau-Neuf étaient couvertes de fugitifs qui attendaient qu’unvent favorable fît donner le signal de l’embarquement. Les parentset les amis se tenaient sur les quais et échangeaient des signesavec leurs mouchoirs.

Au milieu de tous ces bras mouvants, de tousces mouchoirs agités, on pouvait distinguer un groupe immobile etne faisant de signes à personne, quoique l’un de ceux qui lecomposaient cherchât évidemment à reconnaître quelqu’un dans lafoule stationnant au bord de la mer.

Les trois individus composant ce groupeétaient Salvato, Luisa et Michele.

Salvato et Luisa se tenaient debout appuyésl’un à l’autre : ils étaient seuls au monde, et tout l’un pourl’autre, et l’on voyait bien qu’ils n’avaient rien à faire aveccette foule qui encombrait les quais.

Michele, au contraire, cherchait deuxpersonnes : sa mère et Assunta. Au bout de quelque temps, ilreconnut sa vieille mère ; mais, soit que son père et sesfrères l’empêchassent de venir à ce dernier rendez-vous, soit queson chagrin fut si vif qu’elle craignait que la vue de Michele nele rendît insupportable, Assunta resta invisible, quoique le regardperçant de Michele s’étendît des premières maisons de la strada delPiliero à l’Immacolatella.

Tout à coup son attention, comme celle desautres spectateurs, fut détournée de cet objet, si attachant qu’ilfût, pour se porter vers la haute mer.

En effet, derrière Capri, au plus lointainhorizon, on voyait poindre de nombreuses voiles. Ayant le ventgrand largue, ces voiles grandissaient et s’avançaientrapidement.

La première idée de tous les pauvres fugitifs,fut que c’était la flotte franco-espagnole qui venait leur portersecours, et l’on commença de déplorer la hâte avec laquelle onavait signé les traités.

Et, cependant, pas une voix n’osa hasarder laproposition de les annuler, ou, si cette idée se présenta àquelques esprits, ceux à qui elle s’était présentée, – lesmauvaises pensées se présentent aux meilleurs esprits, –l’étouffèrent en eux sans la communiquer à leurs voisins.

Mais un de ceux qui, la lunette à la main, duhaut de la terrasse de sa maison, voyaient s’avancer ces vaisseauxavec le plus d’inquiétude, c’était, sans contredit, lecardinal.

En effet, le matin même, par la voie de terre,le cardinal avait reçu, l’une du roi, l’autre de la reine, deuxlettres dont nous donnerons des fragments. En les lisant, on verradans quel embarras elles devaient mettre le cardinal.

« Palerme, 20 juin 1799.

» Mon éminentissime,

» Répondez-moi sur un autre point, qui mepèse véritablement au cœur, mais que, je vous l’avoue franchement,je crois impossible. On croit ici que vous avez traité avec leschâteaux, et que, d’après ce traité, il sera permis à tous lesrebelles d’en sortir sains et saufs, même à Caracciolo, même àManthonnet, et de se retirer en France. De ce bruit, je n’en croisrien, comme vous pouvez bien le comprendre. Du moment que Dieu nousdélivre, ce serait insensé à nous de laisser en vie ces vipèresenragées, et spécialement Caracciolo, qui connaît tous les coins ettous les recoins de nos côtes. Ah ! si je pouvais rentrer àNaples avec les douze mille Russes qui m’avaient été promis, et quece brigand de Thugut, notre ennemi juré, a empêché de se rendre enItalie ! Alors, je ferais ce que je voudrais. Mais la gloirede tout terminer est réservée à vous et à nos braves paysans, etcela, sans autre aide que celle de Dieu et de sa miséricordeinfinie.

» Ferdinand B. »

Voici maintenant la lettre de la reine. Pasplus qu’au fragment que nous venons de citer, la traduction nechangera une syllabe.

On y reconnaîtra toujours le même géniehypocrite et persévérant.

« Je n’écris pas tous les jours à VotreÉminence, comme mon cœur en a cependant l’ardent désir, respectantses opérations pénibles et multipliées, et ressentant la plus vivereconnaissance, je le proclame, pour les promesses de clémence etles exhortations à la soumission auxquelles les obstinés patriotesn’ont point voulu se rendre, – ce qui m’attriste fort pour les mauxque cette obstination va produire, – mais qui doivent vous prouverde plus en plus qu’avec de semblables gens, il n’y pas d’espérancede repentir.

» En même temps que cette lettre vousarrivera, arrivera probablement Nelson, avec son escadre. Ilintimera aux républicains l’ordre de se rendre sans conditions. Ondit que Caracciolo échappera. Cela me ferait grand’peine, un pareilforban pouvant être horriblement dangereux pour Sa Majesté sacrée.C’est pourquoi je voudrais que ce traître fût mis hors d’état defaire le mal.

» Je sens combien doivent affliger votrecœur toutes les horreurs que Votre Éminence raconte à Sa Majesté,dans sa lettre du 17 de ce mois ; mais il me semble, quant àmoi, que nous avons fait ce que nous avons pu, et que nous noussommes mis un peu trop en frais de clémence pour de semblablesrebelles, et qu’en traitant avec eux, nous ne ferons que nousavilir sans en rien tirer. On peut traiter, je vous le répète, avecSaint-Elme, qui est dans la main des Français ; mais, si lesdeux autres châteaux ne se rendent pas immédiatement à l’intimationde Nelson, et cela sans condition aucune, ils seront pris de viveforce et traités comme ils le méritent.

» Une des premières et des plusnécessaires opérations à accomplir est de renfermer lecardinal-archevêque dans le couvent de Monte-Virgine ou dansquelque autre, pourvu qu’il soit hors de son diocèse. Vouscomprenez qu’il ne peut plus être pasteur d’un troupeau qu’il acherché à égarer par des pastorales factieuses, ni dispenser dessacrements dont il a fait un usage si abusif. En somme, il estimpossible que celui qui a si indignement parlé et abusé de sacharge reste archevêque exerçant à Naples.

» Il y a – Votre Éminence ne l’oublierapoint – beaucoup d’autres évêques dans le même cas que notrearchevêque. Il y a La Torre, il y a Natale, de Vico-Equense, il y aRossini, malgré son Te Deum ; mais celui-ci, à causede sa pastorale imprimée à Tarente, et beaucoup d’autres rebellesreconnus, ne peuvent point rester au gouvernement de leurs églises,non plus que trois autres évêques qui ont dénoncé un pauvre prêtre,lequel n’avait commis d’autre crime que d’avoir crié :« Vive le roi ! » Ce sont des moines infâmes et desprêtres scélérats qui ont scandalisé jusqu’aux Français eux-mêmes,et j’insiste sur leur punition, parce que la religion, influant surl’opinion publique, quelle confiance les peuples pourraient-ilsavoir dans des prêtres prétendus pasteurs des peuples, en lesvoyant rebelles au roi ! Et jugez quel pernicieux effet ceserait pour ces mêmes peuples que de les voir, traîtres, rebelleset renégats, continuer d’exercer leur mandat sacré !

» Je ne vous parle pas de ce qui concerneNaples, puisque Naples n’est pas encore à nous. Tous ceux qui enviennent nous en racontent des horreurs. Cela m’a fait unevéritable peine ; mais qu’y faire ? Je vis dansl’anxiété, attendant à tout moment la nouvelle que Naples estreprise et que le bon ordre y est rétabli. Alors, je vous parleraide mes idées, les soumettant toujours aux talents, lumières etconnaissances de Votre Éminence, connaissances, talents, lumièresque j’admire chaque jour davantage et qui lui ont donnél’incroyable possibilité d’entreprendre sa glorieuse mission et dereconquérir sans argent et sans armée un royaume perdu. Il restemaintenant à Votre Éminence une gloire plus grande, celle de leréorganiser sur les bases d’une tranquillité vraie et solide ;et, avec ces sentiments d’équité et de reconnaissance que je dois àmon peuple fidèle, je laisse au cœur dévoué de Votre Éminence deréfléchir à ce qui est arrivé pendant ces six mois et de décider cequ’elle a à faire, comptant sur toute sa pénétration.

» Les deux Hamilton accompagnent lordNelson dans son voyage.

» J’ai vu hier la sœur de Votre Éminenceet son frère Pepe Antonio, qui se porte à merveille.

» Que Votre Éminence soit convaincue quema reconnaissance est tellement grande, qu’elle s’étend à tous ceuxqui lui appartiennent, et que je reste, en outre, avec un cœurrempli de gratitude, sa vraie et éternelle amie,

» Caroline.

« 20 juin 1799. »

Ces deux lettres, suivies de l’arrivée de laflotte, donnaient au cardinal l’idée qu’il allait avoir, àl’endroit des traités, maille à partir avec Nelson ; tandisqu’au contraire, en voyant le nouveau bâtiment monté par levainqueur d’Aboukir arborer le pavillon de la Grande-Bretagne, lespatriotes, qui croyaient plus en la foi de l’amiral anglais qu’encelle de Ruffo, se réjouissaient d’avoir affaire à une grandenation, au lieu d’avoir affaire à un ramassis de bandits.

Du reste, au moment où Nelson venait d’arborerle pavillon rouge et de l’assurer par un coup de canon, du milieude la fumée répandue aux flancs du vaisseau, on vit se détacher layole du commandant.

Cette yole, qui portait deux officiers, uncontremaître et dix rameurs, se dirigea en droite ligne sur le portde la Madeleine, et, dès lors, le cardinal n’eut plus aucun douteque ce fût lui que cherchassent les officiers qui montaient layole.

En effet, ils abordèrent à la Marinella.

Voyant qu’ils s’informaient auprès deslazzaroni qui se tenaient sur le quai, et présumant que cesinformations avaient pour but de connaître sa demeure, il envoyaau-devant d’eux son secrétaire Sacchinelli, avec invitation de lesamener près de lui.

Un instant après, on annonçait au cardinal lescapitaines Ball et Troubridge, et les deux officiers faisaient leurentrée dans le cabinet de Son Éminence avec cette roideurparticulière aux Anglais, roideur que ne diminuait en rien le gradeéminent que Ruffo tenait dans la prélature catholique, Ball etTroubridge étant protestants.

Quatre heures sonnaient.

Troubridge, étant le plus ancien en grade,s’avança vers le cardinal, qui lui-même avait fait un pas au-devantdes deux officiers, et lui remit un large pli orné d’un grandcachet rouge aux armes d’Angleterre[1].

Le cardinal, modelant son maintien sur celuides deux messagers, fit un léger salut, brisa le cachet rouge, etlut ce qui suit :

« À bord du Foudroyant[2], à trois heures de l’après midi, dans legolfe de Naples.

» Éminence,

» Milord Nelson me prie d’informer VotreÉminence qu’il a reçu du capitaine Foote, commandant la frégate leSea-Horse, une copie de la capitulation que Votre Éminencea jugé à propos de faire avec les commandants de Saint-Elme, duChâteau-Neuf et du château de l’Œuf ; qu’il désapprouveentièrement ces capitulations, et qu’il est résolu à ne pointrester neutre avec les forces imposantes qu’il a l’honneur decommander. En conséquence, il a expédié à Votre Éminence lescapitaines Troubridge et Ball, commandant les vaisseaux de SaMajesté Britannique le Culloden etl’Alexandre.Ces deux capitaines sont parfaitement informésdes sentiments de milord Nelson et auront l’honneur de les faireconnaître à Votre Éminence. Milord espère que Votre Éminence serade la même opinion que lui, et que, demain, au point du jour, ilpourra agir d’accord avec Votre Éminence.

» Leur but ne peut être que le même,c’est-à-dire de réduire l’ennemi commun et soumettre les sujetsrebelles à la clémence de Sa Majesté Sicilienne.

» J’ai l’honneur de me dire,

» De Votre Éminence,

» Le très-humble et très-obéissantserviteur,

» W. Hamilton.

» Envoyé extraordinaire de Sa MajestéBritannique près Sa Majesté Sicilienne. »

À quelque opposition que Ruffo s’attendît, iln’avait jamais pensé que cette opposition dût se formuler d’unemanière si positive et si insolente.

Il relut une seconde fois la lettre, écrite enfrançais, c’est-à-dire dans la langue diplomatique ; la lettreétait, en outre, signée, non-seulement du nom, mais encore de tousles titres de sir William, de sorte qu’il était évident que sirWilliam parlait à la fois au nom de milord Nelson, et au nom del’Angleterre.

Au moment où, comme nous l’avons dit, lecardinal achevait de relire cette lettre, le capitaine Troubridge,avec une légère inclination de tête, demanda :

– Votre Éminence a-t-elle lu ?

– J’ai lu, oui, monsieur, répondit lecardinal ; mais je vous avoue que je n’ai pas compris.

– Votre Éminence a dû voir, dans la lettre desir William, qu’étant tout à fait au courant des intentions demilord Nelson, nous pouvions, le capitaine et moi, répondre àtoutes les questions qu’elle daignerait nous faire.

– Je n’en ferai qu’une, monsieur.

Troubridge s’inclina légèrement.

– Suis-je, continua le cardinal, dépouillé demon pouvoir de vicaire général, et milord Nelson en est-ilrevêtu ?

– Nous ignorons si Votre Éminence estdestituée de ses pouvoirs de vicaire général et si milord Nelson enest revêtu ; mais nous savons que milord Nelson a pris lesordres de Leurs Majestés Siciliennes, qu’il a eu l’honneur de fairesavoir ses intentions à Votre Éminence, et qu’en cas dedifficultés, il a sous ses ordres douze vaisseaux de ligne pour lesappuyer.

– Vous n’avez rien autre chose à me dire de lapart de milord Nelson, monsieur ?

– Si fait. Nous avons à demander à VotreÉminence une réponse positive à cette question : Au cas d’unereprise d’hostilités contre les rebelles, milord Nelson pourrait-ilcompter sur la coopération de Votre Éminence ?

– D’abord, messieurs, il n’y a plus derebelles, puisque les rebelles ont fait leur soumission entre mesmains ; et, du moment qu’il n’y a plus de rebelles, il estinutile de marcher contre eux.

– Milord Nelson avait prévu cette subtilité.Je poserai donc de sa part la question ainsi : Dans le cas oùmilord Nelson marcherait contre ceux avec lesquels Votre Éminence atraité, Votre Éminence fera-t-elle cause commune aveclui ?

– La réponse sera aussi claire que la demande,monsieur. Non-seulement ni moi ni mes hommes ne marcherons contreceux avec lesquels j’ai traité, mais encore je m’opposerai de toutmon pouvoir à ce que la capitulation signée par moi soitviolée.

Les officiers anglais échangèrent un coupd’œil : il était évident qu’ils s’attendaient à cette réponseet que c’était surtout celle-là qu’ils étaient venus chercher.

Le cardinal sentit le frisson de la colèrecourir par tout son corps.

Seulement, il pensa que la chose allaitprendre une tournure tellement grave, qu’il ne devait conserveraucun doute, et qu’une explication avec lord Nelson étaitindispensable.

– Milord Nelson, ajouta-t-il, a-t-il prévu lecas où je désirerais avoir une conférence avec lui, et, dans cecas, êtes-vous autorisés, messieurs, à me conduire à sonbord ?

– Milord Nelson, monsieur le cardinal, ne nousa rien dit à ce sujet ; mais nous avons tout lieu de penserqu’une visite de la part de Votre Éminence lui ferait toujourshonneur et plaisir.

– Messieurs, dit le cardinal, je n’attendaispas moins de votre courtoisie. Quand vous voudrez partir, je suisprêt.

Et il indiqua aux deux officiers la sortie desa maison.

– C’est nous, répondit Troubridge, qui sommesprêts à suivre Votre Éminence. Si elle est prête, à elle-même denous montrer le chemin.

Le cardinal descendit d’un pas rapidel’escalier qui conduisait à la cour, et, marchant droit au rivage,fit signe à la barque d’arriver.

La barque obéit ; le cardinal, dèsqu’elle fut à sa portée, y sauta avec la légèreté d’un jeune hommeet s’assit à la place d’honneur entre les deux officiers.

À l’ordre « Nagez ! » les dixavirons retombèrent à la mer, et la barque rasa le sommet desvagues avec la rapidité d’un oiseau.

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