La San-Felice – Tome V

CLII – LA NÉMÉSIS LESBIENNE

Le cardinal était vêtu de sa robe de pourpre.Nelson, qui se tenait debout sur le pont du Foudroyant, lalunette appuyée sur son œil unique, le reconnut et le fit saluer decent coups de canon.

En arrivant à l’escalier d’honneur, lecardinal vit Nelson qui l’attendait sur la première marche.

Tous deux se saluèrent, mais ne purentéchanger une parole.

Nelson ne parlait ni italien nifrançais ; le cardinal comprenait l’anglais, mais ne leparlait pas.

Nelson indiqua au cardinal le chemin de sacabine.

Il y trouva sir William et Emma Lyonna.

Il se rappela alors cette phrase de la lettrede la reine : « Les deux Hamilton accompagnent lordNelson dans son voyage. »

Voici ce qui était arrivé :

Le capitaine Foote, qui avait été expédié parle cardinal pour porter à Palerme la capitulation, avait rencontré,à la hauteur des îles Lipari, la flotte anglaise, et, ayant reconnule vaisseau de Nelson, à son pavillon d’amiral, il avait mis le capdroit sur lui.

De son côté, Nelson avait reconnu leSea-Horse et ordonné de mettre en panne.

Le capitaine Foote descendit dans le canot etse rendit à bord du Foudroyant.

Le Van-Guard était tellement mutilé,qu’on avait reconnu qu’il ne pouvait naviguer plus longtemps,surtout avec des chances de combat, et nous avons déjà dit queNelson avait transporté son pavillon à bord du nouveauvaisseau.

Foote, qui ne s’attendait point à rencontrerl’amiral, n’avait pas pris copie de la capitulation ; mais,l’ayant signée, l’ayant lue et même discutée avec la plus grandeattention, il put non-seulement annoncer à Nelson la capitulation,mais encore lui dire les termes dans lesquels elle étaitconçue.

Dès les premiers mots qu’il prononça, lecapitaine Foote put voir la figure de l’amiral s’assombrir. Eneffet, sur les insistances de la reine, et s’écartant pour elle desordres de l’amiral Keith, qui lui ordonnait de marcher au-devant del’escadre française et de la combattre, il venait à toutes voiles àNaples pour porter à Ruffo, de la part de Leurs MajestésSiciliennes, l’ordre de ne traiter avec les républicains sous aucunprétexte ; et voilà qu’au tiers du chemin, il apprenait qu’ilarriverait trop tard, et que, depuis deux jours, la capitulationétait signée.

Ce cas n’étant point prévu, Nelson devaitattendre de nouvelles instructions. Il ordonna, en conséquence, aucapitaine Foote de continuer son chemin en faisant force de voiles,tandis que lui mettrait en panne et l’attendrait pendantvingt-quatre heures.

Le capitaine Foote remonta sur son bâtiment,et, cinq minutes après le Sea-Horse fendait les flots avecla rapidité de l’animal dont il portait le nom.

Le même soir, il jetait l’ancre dans la radede Palerme.

La reine habitait sa villa de la Favorite,située à une lieue à peu près de la ville qui s’est donnée àelle-même l’épithète d’heureuse.

Le capitaine sauta dans une voiture et se fitconduire à la Favorite.

Le ciel semblait un tapis d’azur, tout brodéd’étoiles ; la lune versait sur la ravissante vallée quiconduit à Castellamare des cascades de lumière argentée.

Le capitaine se nomma, dit qu’il arrivait deNaples, porteur de nouvelles importantes.

La reine était en promenade avec ladyHamilton : les deux amies étaient allées sur la plage respirerla double fraîcheur de la nuit et de la mer.

Le roi seul était à la villa.

Foote, qui connaissait la puissance exercéepar Caroline sur son mari, hésitait pour décider s’il ne semettrait point à la recherche de la reine, lorsqu’on vint dire aucapitaine que le roi, ayant appris son arrivée, lui faisait direqu’il l’attendait.

Dès lors, l’hésitation était tranchée :cette invitation du roi était un ordre. Le capitaine se rendit chezle roi.

– Ah ! c’est vous, capitaine ! ditle roi le reconnaissant ; on dit que vous apportez desnouvelles de Naples : sont-elles bonnes au moins ?

– Excellentes, sire, à mon avis, du moins,puisque je viens vous annoncer que la guerre est terminée, queNaples est prise, que, dans deux jours, il n’y aura plus unrépublicain dans votre capitale, et, dans huit jours, plus unFrançais dans votre royaume.

– Voyons, voyons, comment dites-vouscela ? répliqua Ferdinand. Plus un Français dans le royaume,cela va bien, – plus loin nous serons de ces animaux enragés, mieuxvaudra ; – mais plus un patriote à Naples ! Où seront-ilsdonc ? au fond de la mer ?

– Pas tout à fait ; mais ils vogueront àpleines voiles pour Toulon.

– Diable, voilà qui m’est assez égal, àmoi ; – pourvu qu’on m’en débarrasse, je ne demande pas mieuxni autre chose ! – mais je vous préviens, capitaine, que lareine ne sera pas contente. Et comment se fait-il qu’ils voguerontvers Toulon, au lieu d’être classés par catégories dans les prisonsde Naples ?

– Parce que force a été au cardinal decapituler avec eux.

– Le cardinal a capitulé avec eux, après leslettres que nous lui avons écrites ? Et à quelles conditionsa-t-il capitulé ?

– Sire, voici un pli renfermant une copie dutraité certifiée conforme par le cardinal.

– Capitaine, donnez cela vous-même à lareine : je ne m’en charge pas. Peste ! la premièrepersonne sur laquelle elle mettra la main, après avoir lu votredépêche, passera un mauvais quart d’heure !

– Le cardinal nous a fait voir ses pleinspouvoirs comme vicaire général de Votre Majesté, et c’est aprèsavoir vu ces pleins pouvoirs que nous avons signé le traité aveclui et en même temps que lui.

– Vous avez signé avec lui, alors ?

– Oui, sire : moi au nom de laGrande-Bretagne ; M. Baillie au nom de la Russie, etAchmet-bey au nom de la Porte.

– Et vous n’avez exclu personne de lacapitulation ?

– Personne.

– Diable ! diable ! Pas mêmeCaracciolo ? pas même la San-Felice ?

– Personne.

– Mon cher capitaine, je fais mettre leschevaux à la voiture et je pars pour la Ficuzza : vous voustirerez de là comme vous pourrez. Une amnistie générale, après unepareille rébellion ! Ça ne s’est jamais vu. Mais que vont diremes lazzaroni si, pour les amuser, on ne leur pend pas au moins unedouzaine de républicains ? Ils vont dire que je suis uningrat.

– Et qui empêchera qu’on ne les pende ?demanda la voix impérieuse de Caroline, qui, ayant appris qu’unofficier anglais, porteur de nouvelles importantes, venaitd’arriver chez le roi, s’était dirigée vers l’appartement de sonmari, était entrée sans être vue et avait entendu le regret exprimépar Ferdinand.

– Messieurs nos alliés, madame, qui ont traitéavec les rebelles et qui, à ce qu’il paraît, leur ont assuré la viesauve.

– Et qui a osé faire cela ? demanda lareine avec une telle rage, que l’on entendit grincer ses dents lesunes contre les autres.

– Le cardinal, madame, répondit le capitaineFoote d’une voix calme et assurée, et nous avec lui.

– Le cardinal ! dit la reine en jetant unregard de côté à son mari comme pour lui dire : « Vousvoyez ! voilà ce qu’a fait votre créature ! »

– Et Son Éminence, continua le capitaine, prieVotre Majesté de prendre connaissance de la capitulation.

Et, en même temps, il présenta le pli à lareine.

– C’est bien, monsieur, dit celle-ci ;nous vous remercions de la peine que vous avez prise.

Et elle lui tourna le dos.

– Pardon, madame, dit le capitaine Foote avecle même calme ; mais je n’ai accompli que la moitié de mamission.

– Acquittez-vous au plus vite de l’autremoitié, monsieur, dit la reine : vous comprenez que j’ai hâtede lire cette curieuse pièce.

– J’achèverai de la façon la plus laconiquequ’il me sera possible, madame. J’ai rencontré l’amiral Nelson à lahauteur des îles Lipari ; je lui ai dit la teneur de lacapitulation : il m’a ordonné de prendre les ordres de VotreMajesté et de les lui reporter immédiatement.

La reine, aux premiers mots, s’étaitretournée, et, regardant le capitaine anglais, elle dévorait,haletante, chacune de ses paroles.

– Vous avez rencontré l’amiral ?s’écria-t-elle ; il attend mes ordres ? Alors, tout n’estpoint perdu. Venez avec moi, sire !

Mais ce fut vainement qu’elle chercha des yeuxle roi : le roi avait disparu.

– Bon ! dit-elle, je n’ai besoin depersonne pour faire ce qui me reste à faire !

Puis, se tournant vers le capitaine :

– Dans une heure, capitaine, vous aurez notreréponse.

Et elle sortit.

Un instant après ; on entendit retentirfurieusement la sonnette de la reine.

C’était la marquise de San-Clemente qui étaitde service près de Caroline : elle accourut.

– Je vous annonce une bonne nouvelle, ma chèremarquise, dit la reine : votre ami Nicolino ne sera paspendu.

C’était la première fois que la reine, parlantà la marquise, faisait allusion aux amours de sa damed’honneur.

Celle-ci reçut le coup en pleine poitrine, et,un instant, en fut suffoquée ; mais elle n’était pas femme àlaisser sans réponse une pareille apostrophe.

– Je m’en félicite d’abord, dit-elle, maisensuite j’en félicite Votre Majesté. Un Caracciolo tué ou pendulaisse toujours une terrible tache sur un règne.

– Non point quand ils soufflettent lesreines ; car, alors, ils descendent au rang decrocheteurs[3] ; non point quand ils conspirentcontre les rois, car ils descendent au rang des traîtres.

– Je présume, répondit la marquise deSan-Clemente, que Votre Majesté ne m’a point fait l’honneur dem’appeler près d’elle pour entamer avec moi une discussionhistorique ?

– Non, dit la reine : je vous ai faitappeler pour vous dire que, si vous voulez porter vous-même nosfélicitations à votre amant, rien ne vous retient ici…

La San-Clemente salua en signe d’adhésion.

– Et ensuite, continua la reine, pour prévenirlady Hamilton que je l’attends à l’instant même.

La marquise sortit. La reine l’entendit donnerl’ordre à son valet de pied de prévenir Emma Lyonna.

Elle alla vivement à la porte, et, la rouvrantavec colère :

– Pourquoi transmettez-vous cet ordre à unautre, marquise, quand c’est à vous que je l’ai donné ?cria-t-elle avec cette voix stridente qui annonçait chez elle leparoxysme de la colère.

– Parce que, n’étant plus au service de VotreMajesté, je n’ai d’ordre à recevoir de personne, pas même de lareine.

Et elle disparut dans les corridors.

– Insolente ! s’écria Caroline. Oh !si je ne me venge pas, je mourrai de rage.

Emma Lyonna accourut, et trouva la reine seroulant sur un canapé, et mordant les coussins à belles dents.

– Ah ! mon Dieu !… qu’a donc VotreMajesté ? Qu’est-il arrivé ?

La reine, à sa voix, se redressa et bondit surla belle Anglaise comme une panthère.

– Ce qui est arrivé, Emma ? Il est arrivéque, si tu ne viens pas à mon aide, la royauté est à jamaisdéshonorée, et que je n’ai plus qu’à retourner à Vienne et à yvivre en simple archiduchesse d’Autriche !

– Bon Dieu ! et moi qui accourais versVotre Majesté toute joyeuse ! On me disait que tout étaitfini, que Naples était reprise, et j’étais sur le point d’écrire àLondres que l’on nous envoyât ce qu’il y avait de plus nouveau etde plus frais en robes de bal, pour les fêtes auxquelles jeprévoyais que votre retour donnerait lieu !

– Des fêtes ! Si nous donnons des fêtespour notre retour à Naples, on pourra les appeler les fêtes de lahonte ! Des fêtes ! Il s’agit bien de fêtes !Oh ! misérable cardinal !

– Comment, madame, s’écria Emma, c’est contrele cardinal que Votre Majesté se met dans une pareillecolère ?

– Oh ! quand tu sauras ce que ce fauxprêtre a fait !

– Il ne peut rien faire qui vous donne ledroit de tuer vous-même, comme vous le faites, votre chère beauté.Qu’est-ce que ces rougeurs sur vos beaux bras ? Ces traces devos dents, laissez-moi les enlever avec mes lèvres. Qu’est que ceslarmes qui brûlent vos beaux yeux ? Laissez-moi les sécheravec mon haleine. Qu’est-ce que ces morsures qui ensanglantent voslèvres ? Laissez-moi recueillir ce sang avec mes baisers.Oh ! la méchante reine, qui fait grâce à tous, excepté àelle !

Et, tout en parlant, lady Hamilton promenaitsa bouche des bras de Caroline à ses yeux, et de ses yeux à seslèvres !

Le sein de la reine se gonfla comme si à lacolère venait se joindre un sentiment plus doux, mais non moinspuissant.

Elle jeta son bras autour du cou d’Emma etl’entraîna avec elle sur un canapé.

– Oh ! oui, toi seule m’aimes !dit-elle en lui rendant ses caresses avec une espèce de fureur.

– Et je vous aime pour tous, répondit Emma àdemi étouffée par les étreintes de la reine, croyez-le bien, maroyale amie !

– Eh bien, si tu m’aimes véritablement, dit lareine, le moment est venu de m’en donner la preuve.

– Que Votre chère Majesté donne ses ordres, etj’obéirai : voilà tout ce que je puis lui dire.

– Tu sais ce qui arrive, n’est-cepas ?

– Je sais qu’un officier anglais est venu vousapporter, de la part du cardinal, une capitulation.

– Tiens ! dit la reine en montrant desfragments de papier épars et froissés sur le tapis, la voilà, sacapitulation ! Oh ! traiter avec ces misérables !leur garantir la vie sauve ! leur donner des bâtiments pourles conduire à Toulon ! Comme si l’exil était une punitionsuffisante pour le crime qu’ils ont commis ! Et cela, cela,continua la reine avec un redoublement de rage, lorsque j’avaisécrit de ne faire grâce à personne !

– Pas même au beau Rocca-Romana ? demandaEmma en souriant.

– Rocca-Romana, dit la reine, a racheté safaute en revenant à nous. Mais il ne s’agit point de cela, continuala reine en pressant Emma sur sa poitrine. Écoute ! un espoirme reste, et, je te l’ai dit, cet espoir repose tout entier surtoi.

– Alors, ma belle reine, dit Emma écartant lescheveux de Caroline et l’embrassant au front, si tout dépend demoi, rien n’est perdu.

– De toi… et de Nelson, dit la reine.

Un sourire d’Emma Lyonna répondit à Carolineplus éloquemment que n’eussent pu le faire des paroles, siaffirmatives qu’elles fussent.

– Nelson, continua la reine, n’a point signéau traité : il faut qu’il refuse de le ratifier.

– Mais je croyais qu’en son absence, lecapitaine Foote avait signé en son nom ?

– Eh ! justement, là sera sa force. Ildira que, n’ayant pas donné de pouvoirs au capitaine Foote, lecapitaine Foote n’avait point le droit de faire ce qu’il afait.

– Eh bien ? demanda Emma.

– Eh bien, il faut que tu obtiennes de Nelson,– et ce sera pour toi chose facile, enchanteresse ! – il fautque tu obtiennes de Nelson qu’il fasse, de cette capitulation, ceque j’en ai fait, – qu’il la déchire.

– On essayera, dit lady Hamilton avec sonsourire de sirène. Mais où est-il, Nelson ?

– Il croise à la hauteur des îlesLipari ; il attend Foote avec mes ordres : eh bien, cesordres, c’est toi qui iras les lui porter. Crois-tu qu’il seraheureux de te voir ? crois-tu que ces ordres, il aura l’idéede les discuter, quand ils tomberont un à un de tabouche ?

– Et les ordres de Votre Majestésont… ?

– Pas de traité, pas de grâce.Comprends-tu ? Un Caracciolo, par exemple, qui nous ainsultés, qui m’a trahie ! cet homme s’en va, sain et sauf,prendre du service, en France peut-être, pour revenir contre nouset débarquer les Français dans quelque coin de notre royaume qu’ilsaura sans défense ! Est-ce que tu ne veux pas comme moi qu’ilmeure, cet homme, dis ?

– Moi, je veux tout ce que ma reine veut.

– Eh bien, ta reine, qui connaît ton bon cœur,veut que tu lui jures de ne te laisser attendrir par aucune prière,par aucune supplication. Jure-moi donc que, visses-tu à tes genouxles mères, les sœurs, les filles des condamnés, tu répondrais ceque je répondrais moi-même : « Non ! non !non ! »

– Je vous jure, ma chère reine, d’être aussiimpitoyable que vous.

– Eh bien, c’est tout ce qu’il me faut.Oh ! chère lady de mon cœur ! c’est à toi que je devraile plus beau diamant de ma couronne, la dignité ; car, je tele jure à mon tour, si ce honteux traité tenait, je ne rentreraisjamais dans ma capitale !

– Et maintenant, dit Emma en riant, tout estarrangé, sauf une tout petite chose. Je ne suis pas gênée par sirWilliam ; cependant je ne puis ainsi courir les mers touteseule et rejoindre Nelson sans lui.

– Je m’en charge, dit la reine : je luidonnerai une lettre pour Nelson.

– Et à moi, que me donnerez-vous ?

– Ce baiser d’abord (la reine appuyapassionnément ses lèvres sur celles d’Emma), puis ensuite tout ceque tu voudras.

– C’est bien, dit Emma en se levant. À monretour, nous réglerons nos comptes.

Puis, faisant une révérence cérémonieuse à lareine :

– Quand Votre Majesté l’ordonnera,dit-elle : son humble servante est prête.

– Il n’y a pas une minute à perdre : j’aipromis à cet idiot d’Anglais que, dans une heure, il aurait maréponse.

– Je reverrai la reine ?

– Je ne te quitterai qu’au moment où tumonteras dans la barque.

La reine, ainsi qu’elle l’avait prévu n’eutpas de peine à déterminer sir William à se charger de son refus,et, une heure après avoir quitté le capitaine Foote, ellel’invitait à recevoir à bord du Sea-Horse sir William,chargé de ses ordres écrits.

Mais les véritables ordres étaient ceuxqu’Emma avait reçus entre deux baisers et qu’elle devait, de lamême manière, transmettre à Nelson.

Comme elle le lui avait promis, la reine nequitta lady Hamilton que sur le quai de Palerme, et, tant qu’elleput l’apercevoir dans l’obscurité, elle continua de la saluer enagitant son mouchoir.

Voilà comment sir William Hamilton et EmmaLyonna, étaient à bord du Foudroyant.

On a vu par la lettre qu’avait reçue lecardinal, que la belle ambassadrice avait complétement réussi danssa mission.

Le cardinal, en entrant dans la cabine del’amiral anglais, avait jeté un coup d’œil rapide sur les deuxpersonnes qu’elle renfermait.

Sir William était assis dans un fauteuil,devant une table sur laquelle se trouvaient de l’encre, des plumes,du papier, et, sur ce papier, les morceaux de la capitulationdéchirée par la reine.

Emma Lyonna était couchée sur un canapé, et,comme on était aux mois chauds de l’année, se faisait de l’air avecune éventail de plumes de paon.

Nelson, entré derrière le cardinal, lui montraun fauteuil et s’assit en face de lui sur l’affût d’un canon,ornement guerrier de sa cabine.

En voyant entrer le cardinal, sir Williams’était levé ; mais Emma Lyonna s’était contentée de lui faireune simple inclination de tête.

Sur le pont, la réception faite au cardinalRuffo par l’équipage, et cela, malgré les cent coups de canon donton avait salué sa venue, n’avait guère été plus polie, et, si lecardinal eût aussi bien compris la langue parlée par les matelotsqu’il comprenait la langue écrite par Pope et par Milton, il eûtcertes porté plainte à l’amiral des insultes faites à sa robe et àson caractère, et dont une des moins graves, que Nelson avait faitsemblant de ne pas entendre, était : « À la mer, lehomard papiste ! »

Ruffo salua les deux époux d’un air moitiésabre et moitié chapelet, et, s’adressant à l’ambassadeurd’Angleterre :

– Sir William, dit-il, je suis heureux de vousrencontrer ici, non-seulement parce que vous allez, je l’espère dumoins, servir d’interprète entre milord Nelson et moi, mais encoreparce que la lettre que Votre Seigneurie m’a fait l’honneur dem’écrire vous engage vous-même dans la question et y engage legouvernement que vous représentez.

Sir William s’inclina.

– Que Votre Éminence, répondit-il, veuillebien dire à milord Nelson ce qu’elle a à répondre à cette lettre,et j’aurai l’honneur de traduire aussi fidèlement que possible à SaGrâce la réponse de Votre Éminence.

– J’ai à répondre que, si milord était arrivéplus tôt dans la baie de Naples, et eût été mieux renseigné sur lesévénements qui s’y sont passés, au lieu de désapprouver lestraités, il les eût signés comme moi et avec moi.

Sir William transmit cette réponse à Nelson,qui secoua la tête avec un sourire de dénégation.

Ce signe n’avait pas besoin d’être traduit.Ruffo se mordit les lèvres.

– Je persiste à croire, continua le cardinal,que milord Nelson ou ne sait rien ou a été mal conseillé. Dans l’unet l’autre cas, c’est à moi de l’édifier sur la situation.

– Édifiez-nous, monsieur le cardinal. En toutcas, la chose ne sera point difficile. L’édification, par la paroleou par l’exemple est un de vos devoirs.

– J’y tâcherai, dit le cardinal avec son finsourire, quoique j’aie le malheur de parler à des hérétiques ;ce qui m’ôte, vous en conviendrez, plus de la moitié de machance.

Ce fut à sir William de se mordre leslèvres.

– Parlez, dit-il ; nous vousécoutons.

Alors, le cardinal commença en français, laseule langue, au reste, que l’on eût parlée jusque-là, la narrationdes événements du 13 et du 14 juin. Il dit le terrible combatcontre Schipani, la défense du curé Toscano et de ses Calabrais,qui avaient préféré se faire sauter plutôt que se rendre. Il fit,avec une fidélité rare, le bulletin de chaque jour, depuis lajournée du 14 jusqu’à cette meurtrière sortie de la nuit du 18 au19, dans laquelle les républicains avaient encloué les batteries dela ville, égorgé, depuis le premier jusqu’au dernier homme, tout unbataillon d’Albanais ; avaient jonché de morts la rue deTolède et avaient perdu seulement une douzaine d’hommes. Enfin, ilen arriva à la nécessité où il s’était vu de proposer une trêve etde signer un armistice, dans la conviction où il était qu’un secondéchec éprouvé découragerait les sanfédistes, qu’il devait avouerêtre bien plutôt des hommes de pillage que des soldats gardantleurs rangs dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Il ajoutaqu’ayant su par le roi lui-même qu’une flotte franco-espagnoleparcourait la Méditerranée, il avait craint que cette flotte ne sedirigeât vers le port de Naples ; ce qui remettait tout enquestion. Il s’était hâté, surtout dans cette prévision, voulantêtre maître des forts pour tenir le port en état de défense. Enfin,il termina en disant que, la capitulation ayant été faitevolontairement et de bonne foi des deux côtés, devait êtrereligieusement observée, et qu’agir d’une autre façon seraitmanquer au droit des gens.

Sir William traduisit à Nelson ce longplaidoyer en faveur de la foi due aux traités ; mais,lorsqu’il en fut à la crainte qu’avait eue le cardinal de voirarriver la flotte française dans la rade de Naples, Nelsoninterrompit le traducteur, et, avec l’accent de l’orgueilblessé :

– Monsieur le cardinal ne savait-il point,dit-il, que j’étais là, et craignait-il que je ne laissasse passerla flotte française pour venir prendre Naples ?

Sir William s’apprêta à traduire la réponse del’amiral anglais ; mais le cardinal avait prêté une telleattention aux paroles que celui-ci venait de prononcer, qu’avantque l’ambassadeur eût eu le temps d’ouvrir la bouche :

– Votre Grâce, dit-il, a bien laissé passerune première fois la flotte française qui prit Malte : le mêmeaccident pouvait lui arriver une seconde fois.

Nelson se mordit lèvres ; Emma Lyonnaresta muette et immobile comme une statue de marbre : elleavait laissé retomber son éventail de plumes, et, appuyée sur soncoude, elle semblait une copie de l’Hermaphrodite Farnèse. Lecardinal jeta un regard sur elle, et il lui sembla, derrière cemasque impassible, voir le visage courroucé de la reine.

– J’attends une réponse de milord, insistafroidement le cardinal ; une question n’est point uneréponse.

– Cette réponse, je la ferai pour Sa Grâce,répliqua sir William : Les souverains ne traitent pas avecleurs sujets rebelles.

– Il est possible, reprit Ruffo, queles souverains ne traitent pas avec leurs sujetsrebelles ; mais, une fois que les sujets rebelles onttraité avec leurs souverains, le devoir de ceux-ci est derespecter les traités.

– Cette maxime, répondit l’amiral anglais, estpeut-être celle de M. le cardinal Ruffo ; mais, à coupsûr, elle n’est pas celle de la reine Caroline, et, si M. lecardinal doute, malgré notre affirmation, vous pouvez lui montrerles morceaux du traité déchirés par la reine, morceaux ramassés dela main de lady Hamilton sur le parquet de la chambre à coucher deSa Majesté, et apportés par elle à bord du Foudroyant. Jene sais quelles instructions Son Éminence a reçues comme vicairegénéral ; mais, quant à moi (et il montra du doigt le traitédéchiré), voilà celles que j’ai reçues comme amiral commandant laflotte.

Lady Hamilton fit de la tête un imperceptiblesigne d’approbation, et, plus que jamais, le cardinal parutconvaincu qu’elle représentait dans cette conférence sa royaleamie.

Or, comme il vit que Nelson donnait raison àHamilton, qu’il comprit qu’il s’agissait dans cette circonstanced’entrer en lutte non-seulement avec Hamilton, qui n’était quel’écho de sa femme, mais encore avec cette bouche de pierre quiapportait la mort de la part de la reine, et qui, comme la mort,était muette, il se leva et, s’avançant vers la table devantlaquelle était assis Hamilton, déploya un des fragments du traitéfroissé par les mains fiévreuses de Caroline, et reconnut d’autantmieux que c’était un morceau de ce traité, que c’était la portionqui contenait son cachet et sa signature.

– Qu’avez-vous à répondre à cela, monsieur lecardinal ? demanda avec un sourire railleur l’ambassadeurd’Angleterre.

– Je répondrai, monsieur, dit le cardinal,que, si j’étais roi, j’aimerais mieux déchirer de mes mains monmanteau royal qu’un traité signé en mon nom par l’homme quiviendrait de reconquérir mon royaume.

Et il laissa dédaigneusement retomber sur latable le morceau de papier qu’il tenait à la main.

– Mais enfin, reprit avec impatiencel’ambassadeur, vous regardez, je l’espère, le traité comme déchiré,non-seulement matériellement, mais encore moralement.

– Immoralement, voulez-vous dire !

Nelson, voyant que la discussion seprolongeait, et ne pouvant juger du sens des paroles que par laphysionomie des interlocuteurs, se leva à son tour, et, s’adressantà sir William :

– Il est inutile de discuter plus longtemps,dit-il. Si nous devons nous battre à coups de sophismes etd’arguties, certainement le cardinal l’emportera sur l’amiral.Contentez-vous donc, mon cher Hamilton, de demander à Son Éminencesi elle s’obstine, oui ou non, à maintenir les traités.

Sir William répéta à Ruffo la demande deNelson traduite en français. Ruffo l’avait comprise, à peuprès ; mais l’importance de la question était telle, qu’il nevoulait répondre qu’après l’avoir comprise tout à fait.

Et, comme sir William accentuait soigneusementla dernière phrase :

– Les représentants des puissances alliéesétant intervenus dans le traité que Votre Seigneurie veut rompre,dit-il en s’inclinant, je ne puis répondre que pour mon compte, etcette réponse, je l’ai déjà faite à MM Troubridge et Ball.

– Et cette réponse est… ?demanda sir William.

– J’ai engagé ma signature et, en même tempsque ma signature, mon honneur. Autant qu’il sera en mon pouvoir, jene laisserai faire tache ni à l’une ni à l’autre. Quant auxhonorables capitaines qui ont signé le traité en même temps quemoi, je leur transmettrai les intentions de milord Nelson, et ilssauront ce qu’ils ont à faire. Cependant, comme, en pareillematière, un mot mal rapporté suffit à changer le sens de toute unephrase, je serais obligé à milord Nelson, de me donner par écritson ultimatum.

La requête de Ruffo fut transmise àl’amiral.

– Dans quelle langue Son Éminencedésire-t-elle que cet ultimatum soit écrit ? demandaNelson.

– En anglais, répondit le cardinal : jelis l’anglais, et le capitaine Baillie est Irlandais. D’ailleurs,je tiens à avoir une pièce si importante écrite tout entière de lamain de l’amiral.

Nelson fit un signe de tête indiquant qu’il nevoyait aucun inconvénient à satisfaire aux désirs du cardinal, et,de cette écriture renversée particulière aux gens qui écrivent dela main gauche, il traça les lignes suivantes, que nous regrettonsde ne point avoir fait autographier tandis que nous étions à Napleset que nous avions l’original sous les yeux :

« Le grand amiral lord Nelson est arrivéLe 24 juin avec la flotte britannique dans la baie de Naples, où ila trouvé qu’un traité avait été conclu avec les rebelles, traitéqui, selon lui, ne peut recevoir son exécution qu’après avoir étératifié par Leurs Majestés Siciliennes.

» H. Nelson. »

L’ambassadeur prit la déclaration des mains del’amiral anglais et s’apprêta à la lire au cardinal ; maiscelui-ci fit signe que la chose était inutile, la prit, à son tour,des mains de l’ambassadeur, la lut et, saluant, une fois sa lectureterminée :

– Milord, dit-il, il me reste maintenant unedernière grâce à vous demander : c’est de me faire conduire àterre.

– Que Votre Éminence veuille bien monter surle pont, répondit l’amiral, et les mêmes hommes qui l’ont amenéeauront l’honneur de la reconduire.

Et, en même temps, l’amiral indiquait de lamain l’escalier à Ruffo.

Ruffo monta les quelques marches qu’il avaitdevant lui et se trouva sur le pont.

Nelson se tint sur la première marche del’escalier d’honneur jusqu’à ce que le cardinal fût dans la barque.Ils échangèrent alors un froid salut. La barque se détacha dubâtiment et s’éloigna. Mais les canons qui, selon le cérémoniald’usage, eussent dû saluer le départ du même nombre de coups quel’arrivée, restèrent silencieux.

L’amiral suivit quelque temps des yeux lecardinal ; mais bientôt une petite main s’appuya sur sonépaule, tandis qu’un souffle murmurait à son oreille :

– Mon cher Horatio !

– Ah ! c’est vous, milady ! ditNelson en tressaillant.

– Oui… L’homme que nous avons fait prévenirest là.

– Quel homme ? demanda Nelson.

– Le capitaine Scipion Lamarra.

– Et où est-il ?

– On l’a fait entrer chez sir William.

– Apporte-t-il des nouvelles deCaracciolo ? demanda vivement Nelson.

– Je n’en sais rien, mais c’est probable.Seulement, il a cru prudent de se cacher, pour ne pas être reconnudu cardinal, dont il est un des officiers d’ordonnance.

– Allons le rejoindre. À propos, avez-vous étécontent de moi, milady ?

– Vous avez été admirable, et je vousadore.

Et, sur cette assurance, Nelson prit toutjoyeux la chemin de l’appartement de sir William.

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