La San-Felice – Tome V

CLXXII – COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN1799

Quatre hommes armés jusqu’aux dentsattendaient Salvato dans l’intérieur de l’église.

L’un d’eux lui ouvrit les bras. Salvato sejeta sur son cœur en criant :

– Mon père !

– Et maintenant, dit celui-ci, pas un instantà perdre ! Viens ! viens !

– Mais, fit Salvato résistant, ne pouvons-nouspas sauver mes compagnons ?

– N’y songeons même pas, dit Joseph Palmieri,ne songeons qu’à Luisa.

– Ah ! oui, s’écria Salvato. Luisa !sauvons Luisa !

D’ailleurs, Salvato eût voulu résister, que lachose lui eût été impossible : au bruit des crosses de fusilcontre la porte de l’église, Joseph Palmieri entraînait, avec laforce d’un géant, son fils vers la sortie qui donne dans la rue desChiarettieri-al-Pendino.

À cette sortie, quatre chevaux tout sellés,ayant chacun une carabine à l’arçon, attendaient leurs cavaliers,guidés par deux paysans des Abruzzes.

– Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri ensautant en selle ; et voilà le tien, ajouta-t-il en montrantun second cheval à son fils.

Salvato était, lui aussi, en selle avant queson père eût achevé la phrase.

– Suis-moi ! lui cria Joseph.

Et il s’élança le premier par le largo delElmo, par le vico Grande, par la strada Egiziaca à Forcella.

Salvato le suivit ; les deux autreshommes galopèrent derrière Salvato.

Cinq minutes après, ils sortaient de Naplespar la porte de Nola, prenaient la route de Saint-Corme, sejetaient à gauche par un sentier à travers les marais, gagnaientau-dessus de Capodichino la route de Casoria, laissaientSant’Antonio à leur gauche, Acerra à leur droite, et, distançant,grâce à l’excellence de leurs chevaux, les deux hommes qui leurservaient d’escorte, ils s’enfonçaient dans la vallée desFourches-Caudines.

Maintenant, pour ceux de nos lecteurs quiveulent l’explication de tout, nous donnerons cette explication endeux mots.

Joseph Palmieri, dans un court voyage qu’ilavait fait à Molise, avait trouvé une douzaine d’hommes dévoués,qu’il avait ramenés avec lui à Naples.

Un de ses anciens amis, agrégé à lacorporation des bianchi,s’était chargé, sous le prétexted’assister Salvato comme pénitent, de faire savoir au condamné cequi se tramait pour son salut.

Un des paysans de Joseph Palmieri avait barréla rue avec une charrette de bois.

L’autre attendait le passage du cortège avecune charrette attelée de deux buffles, tenant presque toute lalargeur de la rue.

Le cortège passé, le paysan avait laissétomber dans l’oreille de chacun de ses buffles un morceau d’amadouallumé.

Les buffles étaient entrés en fureur ets’étaient élancés en mugissant dans la rue, renversant tout cequ’ils rencontraient devant eux.

De là le désordre dont Salvato avaitprofité.

Ce désordre ne s’était point calmé à ladisparition de Salvato.

Nous avons dit que Michele avait été tenté desuivre celui-ci, mais avait été arrêté par le vieux pêcheur BassoTomeo, qui avait juré de le disputer au bourreau.

Et, en effet, une lutte s’était établienon-seulement entre les lazzaroni, qui voulaient mettre Michele enpièces, attendu qu’il avait déshonoré leur respectable corps enportant l’uniforme français, mais encore entre eux et Michele, qui,à tout prendre, aimait encore mieux être pendu que mis enpièces.

Les soldats de l’escorte étaient venus en aideà Michele et étaient parvenus à le tirer des mains de ses ancienscamarades, mais dans un déplorable état.

Les lazzaroni ont la main leste, et ilsavaient eu le temps d’allonger à Michele deux ou trois coups decouteau.

Il en résulta que, comme le pauvre diable nepouvait plus marcher, on s’empara de la charrette qui barrait larue pour lui faire faire le reste du chemin.

Quant à Salvato, on s’était bien aperçu de safuite, puisque cette fuite avait été hâtée par les coups de crossede fusil donnés par les soldats dans la porte de l’église ;mais cette porte était trop solide pour être enfoncée : ilfallait faire le tour de l’église et même de la rue par la stradadel Pendino. On le fit, mais cela dura un quart d’heure, et, quandon arriva à la sortie de l’église, Salvato était hors de Naples,et, par conséquent, hors de danger.

Aucun des autres condamnés n’avait fait lemoindre mouvement pour fuir.

Salvato disparu, Michele couché dans sacharrette, le cortège funèbre reprit donc sa marche vers le lieu del’exécution, c’est-à-dire vers la place du Vieux-Marché.

Mais, pour donner plus grande satisfaction aupeuple, on lui lit faire un grand détour par la rue Francesca, demanière à le faire déboucher sur le quai.

Les lazzaroni avaient reconnu ÉléonorePimentel, et, en dansant aux deux côtés du cortège, qu’ilsaccompagnaient avec des huées et des gestes obscènes, ilschantaient :

La signora Dianora,

Che cantava neoppa lo triato,

Mo alballa muzzo a lo mercato.

Viva, viva lo papa santo,

Cho a marmato i cannoncini,

Per distruggere i giacobini !

Viva la forca e maestro Donato !

Sant’Antonio sia lodato !

Ce qui voulait dire :

La signora Dianora,

Qui chantait sur le théâtre,

Maintenant danse au milieu du marché.

Vive, vive le saint pape,

Qui a envoyé de petits canons

Pour détruire les jacobins !

Vive la potence et maître Donato !

Et que saint Antoine soit loué !

Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, deces bouffonneries, de ces insultes, que les condamnés débouchèrentsur le quai, suivirent la strada Nuova, et atteignirent la rue desSoupirs-de-l’Abîme, d’où ils aperçurent les instruments dusupplice, dressés au centre du Vieux-Marché.

Il y avait six gibets et un échafaud.

Un des gibets s’élevait au-dessus des autres àla hauteur de dix pieds.

Une pensée obscène l’avait fait dresser pourÉléonore Pimentel.

Comme on le voit, le roi de Naples était pleind’attention pour ses bons lazzaroni.

Au coin du vico della Conciaria, un homme,hideux de mutilation, avec une balafre lui fendant le visage endeux et lui crevant un œil, avec une main dont les doigts étaientcoupés, avec une jambe de bois par laquelle il avait remplacé sajambe brisée, attendait le cortège, au-devant duquel sa faiblessene lui avait pas permis d’aller.

C’était le beccaïo.

Il avait appris le jugement et la condamnationde Salvato et avait fait un effort, tout mal guéri qu’il était,pour avoir le plaisir de le voir pendre.

– Où est-il, le jacobin ? où est-il, lemisérable ? où est-il, le brigand ? s’écria-t-il enessayant de franchir la haie des soldats.

Michele reconnut sa voix, et, tout mourantqu’il était, il se souleva dans sa charrette, et, avec un éclat derire :

– Si c’est pour voir pendre le général Salvatoque tu t’es dérangé, beccaïo, tu as perdu ta peine : il estsauvé !

– Sauvé ? s’écria le beccaïo ;sauvé ? Impossible !

– Demande plutôt à ces messieurs, et vois lalongue mine qu’ils font. Mais il y a encore une chance : c’estque tu te mettes à courir après lui. Tu as de bonnes jambes, tu lerattraperas.

Le beccaïo poussa un hurlement de rage :une fois encore, sa vengeance lui échappait.

– Place ! crièrent les soldats en lerepoussant à coups de crosse.

Et le cortège passa.

On arriva au pied des gibets. Là, un huissierattendait les condamnés pour leur lire la sentence.

La sentence fut lue au milieu des rires, deshuées, des insultes et des chants.

La sentence lue, le bourreau s’avança vers legroupe des condamnés.

On n’avait point fixé l’ordre dans lequel lespatients devaient être exécutés.

En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo etManthonnet firent un pas en avant.

– Lequel des deux dois-je pendre lepremier ? demanda maître Donato.

Manthonnet se baissa, ramassa deux paillesd’inégale grandeur et donna le choix à Cirillo.

Cirillo tira la plus longue.

– J’ai gagné, dit Manthonnet.

Et il se livra à maître Donato.

La corde au cou, il cria :

– Ô peuple, qui aujourd’hui nous insultes, unjour, tu vengeras ceux qui sont morts pour la patrie !

Maître Donato le poussa hors de l’échelle, etson corps se balança dans le vide.

C’était le tour de Cirillo.

Il essaya, une fois monté sur l’échelle, deprononcer quelques paroles ; mais le bourreau ne lui en laissapas le temps, et, aux acclamations des lazzaroni, son corps sebalança près de celui de Manthonnet.

Éléonore Pimentel s’avança.

– Ce n’est pas encore ton tour, lui ditbrutalement le bourreau.

Elle fit un pas arrière et vit que l’onapportait Michele.

Mais, au pied de la potence, celui-cidit :

– Laissez-moi essayer de monter tout seul àl’échelle, mes amis, ou sinon, on croira que c’est la peur quim’ôte la force, et non mes blessures.

Et, sans être soutenu, il monta les degrés del’échelle jusqu’à ce que maître Donato lui eût dit :

– Assez !

Alors, il s’arrêta, et, comme il avait lacorde passée d’avance autour du cou, le bourreau n’eut qu’un coupde genou à lui donner pour en finir avec lui.

Au moment où il fut lancé dans le vide, ilmurmura le nom de « Nanno !… » Le reste de laphrase, si, toutefois, il y avait une phrase, fut étranglé par lenœud coulant.

Chacune de ces exécutions était saluée par deshourras frénétiques et des cris furieux.

Mais l’exécution que l’on attendait avec laplus grande impatience, c’était évidemment celle d’ÉléonorePimentel.

Son tour était enfin arrivé ; car maîtreDonato devait en finir avec les gibets avant de passer à laguillotine.

L’huissier dit quelques mots tout bas à maîtreDonato, qui s’approcha d’Éléonore.

L’héroïne avait repris son calme, un instanttroublé par la vue de cette potence plus haute que les autres, vuequi avait, non pas brisé son courage, mais alarmé sa pudeur.

– Madame, lui dit le bourreau d’un autre tonque celui dont il venait de lui parler cinq minutes auparavant, jesuis chargé de vous dire que, si vous demandez la vie, il vous seraaccordé un sursis pendant lequel votre requête sera envoyée au roiFerdinand, qui peut-être, dans sa clémence, daignera y fairedroit.

– Demandez la vie ! demandez lavie ! répétèrent autour d’elle les pénitents qui l’avaientassistée, elle et ses compagnons.

Elle sourit à cette marque de sympathie.

– Et, si je demande autre chose que la vie, mel’accordera-t-on ?

– Peut-être, répliqua maître Donato.

– En ce cas, dit-elle, donnez-moi uncaleçon.

– Bravo ! cria Hector Caraffa, uneSpartiate n’eût pas mieux dit !

Le bourreau regarda l’huissier ; on avaitespéré une lâcheté de la femme : on avait tiré une sublimeréponse de l’héroïne.

L’huissier fit un signe.

Maître Donato laissa tomber sa main immondesur l’épaule nue de Leonora et l’attira vers le gibet le plusélevé.

Arrivée au pied de la potence, elle en mesurades yeux la hauteur.

Puis, se tournant vers le cercle despectateurs qui enveloppait de tous côtés l’instrument dusupplice :

– Au nom de la pudeur, dit-elle, n’y a-t-ilpas quelque mère de famille qui me donne un moyen d’échapper àcette infamie ?

Une femme lui jeta l’épingle d’argent aveclaquelle elle attachait ses cheveux.

Leonora poussa un cri de joie, et, à lahauteur du genou, à l’aide de cette épingle d’argent, attachantl’un à l’autre le devant et le derrière de sa robe, elle improvisale caleçon qu’elle avait inutilement demandé.

Puis elle gravit d’un pied ferme les degrés del’échelle en disant les quatre premiers vers de la Marseillaisenapolitaine, qu’elle avait chantée, le jour où l’on apprit lachute d’Altamura, sur le théâtre Saint-Charles.

Avant que le quatrième vers fût achevé, cetteâme héroïque était remontée au ciel.

Les gibets étaient remplis, moins un :c’était celui qui était destiné à Salvato. Il ne restait pluspersonne à pendre, mais il restait quelqu’un à guillotiner.

C’était le comte de Ruvo.

– Enfin, dit-il lorsqu’il vit que maîtreDonato et ses aides en avaient fini avec le dernier cadavre,j’espère que c’est à mon tour, hein ?

– Oh ! sois tranquille, dit maîtreDonato, je ne te ferai pas attendre.

– Ah ! ah ! il paraît que, si jedemande une faveur, cette faveur ne me sera pas accordée ?

– Qui sait ? demande toujours.

– Eh bien, je désire être guillotiné àl’envers, afin de voir tomber le fer qui me tranchera la gorge.

Maître Donato regarda l’huissier :l’huissier fit signe qu’il ne voyait aucun empêchement àl’accomplissement de ce désir.

– Il sera fait comme tu le veux, répondit lebourreau.

Alors, Hector Caraffa monta lestement lesdegrés de l’échafaud, et, arrivé sur la plate-forme, il se couchade lui-même sur la planche, le dos à terre, la face au ciel.

On le lia ainsi ; puis on le poussa sousle couperet.

Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cetindomptable courage, tardait un instant à remplir son terribleoffice :

– Taglia dunque, per Dio ! luicria le patient. (Coupe donc, pardieu !)

Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba etla tête d’Hector Caraffa roula sur l’échafaud.

Détournons les yeux de ce hideux champ decarnage que l’on appelle Naples, et reportons-les sur un autrepoint du royaume.

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