La San-Felice – Tome V

CLXXVIII – TONINO MONTI –

À l’instant même où le roi s’élançait,furieux, hors de la chambre de la princesse royale, et oùSan-Felice le suivait en déchirant la supplique, le capitaineSkinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement avec ungrand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s’offrir àlui pour faire partie de l’équipage de la goëlette.

Quand nous disons s’offrir à lui, lachose pourrait être dite d’une façon plus exacte. La veille, un deses meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste decontre-maître et qui était né à Palerme, chargé par le capitaineSkinner de recruter quelques hommes pour renforcer son équipage,avait vu, à la porte de la maison n° 7 de la rue della Salute,un beau jeune homme coiffé d’un bonnet de pêcheur et portant uncaleçon relevé jusqu’au-dessus du genou, lequel laissait voir unejambe vigoureuse et fine tout à la fois.

Il s’était arrêté un instant devant lui etl’avait regardé avec une attention et une persistance qui luiavaient valu, en patois sicilien, cette question :

– Que me veux-tu ?

– Rien, avait répondu le contre-maître dans lemême patois. Je te regarde et je me dis, à part moi, que c’est unehonte.

– Qu’est-ce qui est une honte ?

– Qu’un grand et fort gaillard comme toi, quiferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si mauvaisgeôlier.

– Qui t’a dit cela ? demanda le jeunehomme.

– Que t’importe, du moment que je lesais !

Le jeune homme haussa les épaules.

– Que veux-tu ! dit-il, l’état de pêcheurne nourrit pas son homme, et l’état de geôlier rapporte deuxcarlins par jour.

– Bon ! deux carlins par jour ! ditle contre-maître en faisant claquer ses doigts : bellerétribution pour un si triste métier ! Moi, je suis à bordd’un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre,et les matelots huit.

– Tu gagnes huit carlins par jour, toi ?demanda le jeune pêcheur.

– Moi ? J’en gagne douze : je suiscontre-maître.

– Peste ! dit le pêcheur, quel commercefait donc ton capitaine, pour payer ses hommes ceprix-là ?

– Il ne fait aucun commerce, il sepromène.

– Il est donc riche ?

– Il est millionnaire.

– Bon état, et qui vaut encore mieux que celuide matelot à huit carlins.

– Lequel, cependant, vaut mieux que celui degeôlier à deux.

– Je ne dis pas ; mais c’est mon père quis’est coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je luisuccède comme geôlier en chef.

– Ce qui lui vaut ?

– Six carlins par jour.

Le contre-maître se mit à rire.

– Au fait, dit-il, voilà un richeavenir ! Et tu es décidé ?

– Ah ! je n’ai pas la vocation. Mais,ajouta-t-il avec l’insouciance des hommes du Midi, il faut bienfaire quelque chose.

– Ce n’est pas amusant de se lever la nuit, defaire des rondes dans les corridors, d’entrer dans les cachots, devoir de malheureux prisonniers qui pleurent !

– Bah ! on s’y habitue. Est-ce qu’il n’ya pas partout des gens qui pleurent !

– Ah ! je vois ce que c’est, dit lecontre-maître : tu es amoureux, et tu ne veux pas quitterPalerme.

– Amoureux ! j’ai eu deux maîtresses dansma vie, et l’une m’a quitté pour un officier anglais, l’autre pourun chanoine de Sainte-Rosalie.

– Alors, libre comme l’air ?

– Libre comme l’air. Et, si tu as un bon posteà m’offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier, quej’attends depuis trois ans ma nomination, fais tes offres.

– Un bon poste ?… Je n’en ai pas d’autreque celui de matelot à bord de mon bâtiment.

– Et quel est ton bâtiment ?

– Le Runner.

– Ah ! ah ! vous êtes del’équipage américain ?

– Eh bien, as-tu quelque chose contre lesAméricains ?

– Ils sont hérétiques.

– Celui-là est catholique comme toi etmoi.

– Et tu t’engages à me faire recevoir àbord ?

– J’en parlerai au capitaine.

– Et j’aurai huit carlins par jour comme lesautres ?

– Oui.

– Fait-on la pagnote, ou est-onnourri ?

– On est nourri.

– Convenablement ?

– On a le café et le petit verre de rhum lematin ; à midi, la soupe, un morceau de bœuf ou de moutonrôti, du poisson, si l’on en a pincé, et, le soir, du macaroni.

– Je voudrais voir cela.

– Il ne tient qu’à toi. Il est onze heures etdemie, on dîne à midi ; je t’invite à dîner avec nous.

– Et le capitaine ?

– Le capitaine ? Est-ce qu’il feraattention à toi !

– Ah ! ma foi, dit le jeune homme,j’accepte ; j’allais dîner avec un morceau de baccala.

– Pouah ! fit le contre-maître : ily a un chien à bord, il n’en veut pas.

– Madonna ! dit le jeune homme,il y a beaucoup de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieuxque d’être chiens à bord de ton bâtiment.

Et, passant son bras sous celui ducontre-maître, il suivit le quai jusqu’à la Marina.

À la Marina, il y avait un canot amarré, prèsdu débarcadère. Il était gardé par un seul matelot ; mais lecontre-maître fit entendre un roulement de son sifflet, et troisautres matelots accoururent et sautèrent dans la barque, où lecontre-maître et le jeune pêcheur descendirent à leur tour.

– Au Runner ! et vivement !leur dit en mauvais anglais le contre-maître en prenant place augouvernail.

Les matelots se roidirent sur leurs rames, etla légère embarcation glissa sur l’eau.

Dix minutes après, elle abordait l’escalier debâbord du Runner.

Le contre-maître avait dit la vérité : nile capitaine ni son second ne parurent remarquer l’arrivée d’unétranger à bord. On se mit à table, et, comme la pêche avait étébonne et qu’un des matelots, Provençal de naissance, avait fait unebouillabaisse, le repas fut encore plus soigné que le contre-maîtrene l’avait annoncé.

Nous devons avouer que les trois plats qui sesuccédèrent, arrosés d’une demi-bouteille de vin de Calabre,parurent produire une sensation favorable sur l’esprit del’invité.

Au dessert, le capitaine parut sur le pont,accompagné de son second, et, en se promenant, se dirigea versl’avant du petit bâtiment.

À l’approche du capitaine, les matelots selevèrent, et, comme le capitaine leur faisait signe de la main dese rasseoir :

– Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître,mais j’ai une prière à vous faire.

– Et que veux-tu ? demanda le capitaineSkinner en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.

– Ce n’est pas moi, capitaine, c’est un de mescompatriotes que j’ai racolé par les rues de Palerme, et que j’aiinvité à dîner avec nous.

– Ah ! ah ! Et où est-il, toncompatriote ?

– Le voilà, capitaine.

– Que demande-t-il ?

– Une grande faveur, capitaine.

– Laquelle ?

– Celle de boire à votre santé.

– C’est chose accordée, dit le capitaine, ettout le bénéfice en sera pour moi.

– Hourra pour le capitaine ! crièrent lesmatelots d’une seule voix.

Skinner salua de la tête.

– Et comment s’appelle ton compatriote ?demanda-t-il.

– Ma foi, dit Giovanni, je n’en sais rien.

– Je m’appelle votre serviteur, Excellence,répondit le jeune homme, et voudrais bien que vous me répondissiezque vous vous appelez mon maître.

– Ah ! ah ! tu as de l’esprit,garçon !

– Vous croyez, Excellence ?

– J’en suis sûr.

– Depuis que ma mère me le disait quandj’étais tout petit, personne cependant ne s’en est aperçu.

– Mais enfin tu as encore un autre nom quecelui de mon serviteur ?

– J’en ai deux autres, Excellence.

– Lesquels ?

– Tonino Monti.

– Attends donc, attends donc, dit le capitainecomme s’il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me semble que jete connais.

Le jeune homme secoua dubitativement latête.

– Cela m’étonnerait bien, dit-il.

– Je me rappelle… Oui, c’est cela. N’es-tu pasle fils du geôlier en chef du fort de Castellamare ?

– Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyezsorcier pour avoir deviné cela…

– Je ne suis pas sorcier, mais je suis l’amide quelqu’un qui sollicite pour toi le poste de geôlier, je suisl’ami du chevalier San-Felice.

– Et qui ne l’obtiendra pas,naturellement.

– Bon ! et pourquoi ne l’obtiendrait-ilpas ? Le chevalier est non-seulement le bibliothécaire, maisencore l’ami du duc de Calabre.

– Oui ; mais il est le mari de laprisonnière si chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne vitque par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu’un d’influent, ilaurait commencé par obtenir la vie de sa femme.

– C’est justement parce qu’on lui a refusé ouqu’on lui refusera probablement une grande faveur que l’on seracharmé de lui en accorder une petite.

– Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vousentendre !

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il m’arrangerait mieux de vousservir que de servir le roi Ferdinand.

– Je ne veux cependant pas, je te le déclare,répliqua en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.

– Oh ! vous ne lui ferez pas concurrence,capitaine : je donne ma démission avant d’être nommé.

– Ah ! capitaine, dit Giovanni,acceptez-la. Tonino est un bon garçon. Pêcheur d’enfance, ça feraun excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons tous contents dele voir porter sur le rôle de l’équipage.

– Oh ! oui, oui ! s’écrièrent tousles matelots.

– Capitaine, dit Tonino, la main sur sapoitrine, foi de Sicilien, si Votre Excellence m’accorde mademande, vous serez content de moi.

– Écoute, mon ami, répondit le capitaine, jene demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon. Mais je neveux pas qu’on dise que je suis un racoleur, et qu’on m’accuse det’avoir engagé pendant que tu étais ivre. Amuse-toi avec tescompagnons tant qu’il te plaira ; mais rentre ce soir cheztoi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain ausoir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nousterminerons.

– Vive le capitaine ! cria Tonino.

– Vive le capitaine ! répéta toutl’équipage.

– Voilà quatre piastres, dit Skinner :allez à terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde pas ;mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et qu’il n’y ait pastrace du vin que l’on aura bu. Allez.

– Mais la goëlette, capitaine ? demandaGiovanni.

– Laisse deux hommes à bord.

– Bon, capitaine ! c’est à qui ne voudrapas rester.

– Vous tirerez au sort, et chacune desvictimes recevra une piastre pour consolation.

On tira au sort, et les deux matelots quitombèrent reçurent chacun une piastre.

Le soir, à neuf heures, tout le monde étaitrentré, et, comme l’avait recommandé le capitaine, on était gai,mais voilà tout.

Le capitaine passa la revue de son équipage,comme il avait l’habitude de le faire tous les soirs, et fit àGiovanni, mais pour lui seul, le signe de le suivre dans soncabinet.

Dix minutes après, excepté les matelots dupremier quart de nuit, tout le monde était couché à bord.

Giovanni se glissa dans la cabine ducapitaine, qui attendait avec son second. Tous deux paraissaientimpatients.

– Eh bien ? lui demanda Skinner.

– Eh bien, capitaine, il est à nous.

– Tu en es sûr ?

– Comme si je le voyais déjà couché sur lerôle.

– Et tu crois que demain… ?

– Demain, à six heures du soir, aussi vrai queje m’appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.

– Dieu le veuille ! murmura lesecond : ce sera déjà la moitié de notre affaire faite.

Et, en effet, le lendemain, comme l’avaitpromis Giovanni, et comme nous l’avons dit dans les premièreslignes de ce chapitre, après avoir débattu pour la forme le chiffredes appointements, sur sa demande expresse consignée dansl’engagement, Tonino Monti, libre et majeur, s’engageait pour troisans comme matelot à bord du Runner, et recevait d’avancetrois mois d’appointements, se soumettant à toute la rigueur de laloi, s’il manquait à sa parole.

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