La San-Felice – Tome V

CLXXX – LA PATROUILLE

Le douzième coup frappé sur le timbre avait àpeine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que l’on eût puprendre jusque-là pour la statue de l’attente, s’anima, et, commemû d’une résolution subite, monta l’escalier sans hâte, mais sanslenteur. Et, en effet, si son pas était entendu, si son passageétait remarqué, si une question lui avait été faite, il eût eu àrépondre : « En l’absence de mon père, j’ai lasurveillance de la prison ; je surveille. »

Mais tout dormait dans la citadelle :personne ne le vit, personne ne l’entendit, personne ne lequestionna.

Arrivé au second étage, il parcourut lecorridor dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais avecplus de précautions, mais étouffant sa marche, l’oreille tendue,retenant son haleine.

Tout à coup, il s’arrêta devant la porte de laprison de la San-Felice.

Il tenait d’avance dans sa main la clef decette porte.

Il l’introduisit dans la serrure avec tant deprécaution et la fit tourner avec tant de lenteur, qu’à peineentendit-on le grincement du fer sur le fer : la portes’ouvrit.

Cette fois, la nuit était sombre, le ventsifflait à travers les barreaux de la fenêtre, dont on nedistinguait pas même l’ouverture, tant l’obscurité étaitépaisse.

Le jeune homme fit un pas dans la chambre enretenant son souffle.

Puis, comme il cherchait en vain des yeux laprisonnière.

– Luisa ! murmura-t-il.

Un souffle apporta à son oreille le nom deSalvato ! puis, au moment même, deux bras s’élancèrent à soncou et une bouche s’appuya contre la sienne.

Un souffle de flamme, un murmure de joie secroisèrent. C’était la première fois depuis le jour de lacondamnation au tribunal, et, par conséquent, de leur séparation,que les deux amants se retrouvaient dans les bras l’un del’autre.

Sans doute, par des signes échangés entre euxdans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de cette visite, depeur que la surprise ne lui arrachât quelque cri de terreur. Aussi,on l’a vu, pleine d’espérance, mais pleine de crainte, avait-elleattendu que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.

Il y eut dans le rapprochement de ces deuxcœurs, si profondément dévoués l’un à l’autre, un moment d’extasemuette et immobile.

Salvato en sortit le premier.

– Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pasun instant à perdre : nous sommes arrivés au moment suprême oùnotre sort commun va se décider. Je t’ai dit : « Soiscalme et patiente : nous mourrons tous deux ou nous vivronsensemble. » Tu as compté sur moi, me voilà.

– Oh ! oui, et Dieu est grand, Dieu estbon ! Maintenant, que puis-je faire ? comment puis-jet’aider ?

– Écoute, répondit Salvato. J’ai à accomplirun travail qui durera plus d’une heure, j’ai à scier les barreauxde ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes : nous avonsencore quatre heures de nuit devant nous. Ne précipitons rien, maisréussissons cette nuit : demain, tout sera découvert.

– Je te le demande une seconde fois, queferai-je pendant cette heure ?

– Je laisse la porte entr’ouverte, comme ellel’est : moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes siquelque bruit ne nous menace pas d’un danger. Au moindre soupçon,tu m’appelles, je sors, je referme la porte sur toi. La porterefermée, je suis en ronde de nuit, n’inspirant nulle défiancepuisqu’on me trouve dans l’exercice de mon devoir. Je rentre unquart d’heure après et j’achève l’œuvre commencée. Maintenant, ducourage et du sang-froid !

– Sois tranquille, ami, je serai digne de toi,répondit Luisa en lui serrant la main avec une force presquevirile.

Salvato tira alors de sa poche deux limesfines à l’acier mordant, l’une pouvant casser pendant l’opération,et, Luisa s’étant, selon sa recommandation, placée de manière àpercevoir tout bruit qui se ferait dans les corridors et dans lesescaliers, Salvato commença de limer les barreaux de cette mainferme et assurée qu’aucun péril ne pouvait faire trembler.

La lime était si fine, que l’on entendait àpeine le cri de la morsure sur le fer. D’ailleurs, ce bruit, mêmeplus perceptible, se fût perdu dans les sifflements du vent et lespremiers grondements du tonnerre, annonçant un orage prochain.

– Beau temps ! murmura Salvato remercianttout bas le tonnerre de se mettre de la partie.

Et il continua son travail.

Rien ne vint l’en distraire.

Comme il l’avait prévu, au bout d’une heure,quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta une ouvertureassez grande pour que deux personnes pussent passer par cetteouverture.

Alors, il releva de nouveau son surtout etdétacha une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde,solide, quoique finement tressée, était d’une longueur plus quesuffisante pour toucher la terre.

À l’une de ses extrémités était un anneau toutpréparé, destiné à être passé dans la partie verticale du barreauscié par Salvato et restée adhérente et scellée à la muraille.

Salvato fit, de distance en distance, desnœuds à la corde, nœuds destinés à servir de point d’appui à sesmains et à ses genoux.

Puis il sortit de la chambre et parcourut lecorridor jusqu’à l’endroit où il aboutissait à l’escalier.

Là, penché sur la lourde rampe de fer, l’œilinterrogeant les ténèbres, l’oreille interrogeant le silence, ildemeura un instant immobile et sans respiration.

– Rien !… murmura-t-il avec uneexpression de joie et de triomphe.

Et, revenant vivement sur ses pas, il rentradans la chambre, retira la clef de la porte, la referma en dedans,paralysa la serrure en y glissant trois ou quatre clous, prit Luisadans ses bras, la pressa contre son cœur en lui recommandant lecourage, fixa l’anneau à la tige de fer, lia, de peur qu’elles nese desserrassent par le poids, l’une à l’autre les deux mains deLuisa, et l’invita à lui passer les deux bras autour du cou.

Seulement alors, Luisa comprit le moded’évasion que comptait employer Salvato, et le cœur lui faillit àl’idée qu’elle allait être suspendue dans le vide, et qu’il luifaudrait descendre de trente pieds de haut suspendue au cou de sonamant, qui n’aurait lui-même d’autre appui que la corde.

Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba àgenoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir, fit à voixbasse une courte prière àDieu, et se releva en disant :

– Je suis prête.

En ce moment, un éclair sillonna les nuées,épaisses et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put voirde grosses gouttes de sueur sillonner le visage pâle de Luisa.

– Si c’est cette descente qui t’effraye, ditSalvato, qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je teréponds d’arriver à terre sans accident.

– Mon ami, répondit Luisa, je te répète que jesuis prête. J’ai confiance en toi, et je crois en Dieu.

– Alors, dit Salvato, ne perdons pas uneminute.

Salvato passa la corde en dehors de lafenêtre, s’assura de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pourqu’elle passât la chaîne de ses bras autour de son cou, monta surun tabouret qu’il avait préparé, passa avec Luisa à traversl’ouverture, et, sans s’inquiéter du frissonnement nerveux quiagitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genouxla corde qu’il tenait déjà de ses mains, et se lança dans levide.

Luisa retint un cri lorsqu’elle se sentitsuspendue et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait sisouvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les yeux encherchant de ses lèvres celles de Salvato.

– Ne crains rien, murmura tout basSalvato ; j’ai des forces pour trois fois la longueur de cettecorde.

Et, en effet, elle se sentait descendre d’unmouvement lent et mesuré indiquant à la fois la force et lesang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la rassurer. Mais,à la moitié de la longueur de la corde, Salvato s’arrêta tout àcoup.

Luisa ouvrit les yeux.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

– Silence ! fit Salvato.

Et il parut écouter avec une attentionprofonde.

Au bout d’un instant :

– N’entends-tu rien ? demanda-t-il aLuisa d’une voix perceptible pour elle seule.

– Les pas de plusieurs hommes, il me semble,répondit celle-ci d’une voix faible comme le dernier soupir de labrise expirante.

– C’est quelque patrouille, fit Salvato. Nousn’aurions pas le temps de descendre avant qu’elle fût passée…Laissons-la passer, nous descendrons après.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai plusde force ! murmura Luisa.

– Qu’importe, si j’en ai, moi ! réponditSalvato.

Pendant ce court dialogue, les pas s’étaientrapprochés, et Salvato, dont les yeux seuls étaient restés ouverts,voyait, à la lueur d’une lanterne portée par un soldat, poindre unepatrouille de neuf hommes, contournant le pied de la muraille. Maispeu importait à Salvato ; l’obscurité était si grande, qu’àmoins d’un éclair, il était invisible à la hauteur à laquelle ilétait suspendu, et, comme il l’avait dit, il se sentait assez deforces pour attendre que la patrouille fût passée et eûtdisparu.

La patrouille, en effet, passa sous les piedsdes deux fugitifs ; mais, au grand étonnement de Salvato, quila suivait avidement des yeux, elle s’arrêta au pied de la tour,échangea quelques mots avec un soldat en sentinelle et qu’iln’avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à la place decelui-là, et s’enfonça sous la voûte, où un reflet de sa lanterneresta visible, preuve qu’elle ne l’avait pas franchie.

Si rudement trempée que fût l’âme de Salvato,un frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La demandedu prince de Calabre et de la princesse Marie-Clémentine avaitravivé la haine contre la San-Felice ; de nouveaux ordres desurveillance avaient été donnés, et une sentinelle placée au piedde la tour était le résultat de ces ordres.

Luisa, appuyée au cœur de Salvato, sentit, enquelque sorte, son cœur frémir.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en ouvrantd’effroi ses grands yeux.

– Rien, répondit Salvato ; Dieu nousprotégera !

Et, en effet, les fugitifs avaient grandbesoin de la protection de Dieu : une sentinelle se promenaitau pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes pourdescendre, étaient insuffisantes pour remonter.

D’ailleurs, descendre, c’était la mortpossible ; remonter, c’était la mort assurée.

Salvato n’hésita point. Il profita du momentoù, dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelles’éloignait tournant le dos pour achever de descendre. Mais, aumoment même où il touchait la terre, le soldat se retournait. Ilvit à dix pas de lui un groupe informe s’agiter dans l’ombre.

– Qui vive ? cria-t-il.

Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitiéévanouie de terreur entre ses bras, prit sa course vers la mer, oùcertainement l’attendait la barque.

– Qui vive ? répéta la sentinelle ens’apprêtant à mettre en joue.

Salvato, toujours muet, pressa sa course. Ildistinguait la barque, il voyait ses amis, il entendait la voix deson père, qui criait, à lui : « Courage ! » et,à ses matelots ; « Accostez ! »

– Qui vive ? cria une troisième fois lesoldat, le fusil à l’épaule.

Et, comme la demande restait sans réponse,guidé par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le couppartit.

Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur ungenou, poussant un cri où l’on pouvait distinguer encore plus derage que de douleur.

Puis, d’une voix étouffée, tandis que lesoldat qui venait de faire feu criait : « Auxarmes ! » lui essayait de crier une dernière fois :« Sauvez-la ! »

Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur,incapable de faire un mouvement, les poignets liés l’un à l’autre,les bras passés autour du cou de Salvato, vit alors, comme dans unsonge, se ruer l’une contre l’autre deux troupes d’hommes ou plutôtde démons furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant auxpieds avec des cris de mort.

Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pourainsi dire, se déchirait en deux : elle restait mourante auxmains des soldats, qui l’entraînaient vers la citadelle, tandis queles matelots emportaient dans leur barque Salvato mort, la balle dufactionnaire lui ayant traversé le cœur et le père de Salvato,évanoui, d’un coup de crosse de fusil qu’il avait reçu sur latête.

En entrant dans sa prison, Luisa, quoiqueenceinte de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotionsterribles qu’elle venait d’éprouver, fut prise des douleurs del’enfantement, et, vers cinq heures du matin, accoucha d’un enfantmort.

Une faveur ou plutôt un repentir de laProvidence lui épargnait cette dernière douleur d’avoir à seséparer de son enfant !

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