La San-Felice – Tome V

CLXX – EN CHAPELLE

Selon l’ordre donné par Speciale, lescondamnés furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée auChâteau-Neuf.

Toutefois, les deux amants, trouvant dans lessoldats plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir de sefaire leurs adieux et d’échanger un dernier baiser.

Plein de confiance dans son père, Salvatoaffirma à son amie qu’il avait bonne espérance, et que, cetteespérance, il ne la perdrait même pas au pied de l’échafaud.

Luisa ne répondait que par ses larmes.

Enfin, à la porte, il fallut se séparer.

Les condamnés prirent par la calataTrinita-Maggiore, par la strada Trinita et par le vico Stoto ;après quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à laVicaria.

Luisa, au contraire, redescendit la stradaMonte-Oliveto, la strada Medina et rentra au Château-Neuf, où, envertu d’une recommandation du prince François, apportée par unhomme inconnu, elle fut enfermée dans une chambre particulière.

Nous n’essayerons pas de peindre la situationdans laquelle on la laissa : c’est à nos lecteurs de s’enfaire une idée.

Quant aux condamnés, ils s’acheminaient, commenous l’avons dit, vers la Vicaria, jusqu’à la porte delaquelle leur firent cortège ceux qui avaient assisté à la séancedu jugement.

Il faut en excepter cependant le chevalierSan-Felice et le moine, qui s’étaient rapprochés l’un de l’autre,courant ensemble, au premier angle de la strada della Guercia,c’est-à-dire à l’angle du vico du même nom.

La porte de la Vicaria était constammentouverte ; elle recevait du tribunal les condamnés, les gardaitdouze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à l’échafaud.

La cour était pleine de soldats. Le soir, onétendait pour eux des matelas sous les arcades, et ils ycouchaient, enveloppés dans leur capote ou dans leur manteau.D’ailleurs, on était aux jours les plus chauds de l’année.

Les condamnés rentrèrent vers deux heures dumatin, et furent conduits directement en chapelle.

Ils étaient évidemment attendus : lachambre où se trouvait l’autel était éclairée avec descierges ; l’autre, avec une lampe suspendue au plafond.

À terre étaient six matelas.

Une escouade de geôliers attendaient danscette chambre.

Les soldats s’arrêtèrent sur la porte, prêts àfaire feu si, au moment où l’on ôterait les chaînes aux condamnés,quelque rébellion se manifestait parmi eux.

Ce n’était point à craindre. Arrivé à cepoint, chacun d’eux se sentait non-seulement sous le regard curieuxdes contemporains, mais encore sous le regard impartial de lapostérité, et nul n’était assez ennemi de sa renommée pourobscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de samort.

Ils se laissèrent donc, avec la mêmetranquillité que s’il s’agissait d’autres qu’eux, détacher leschaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds celles quiles scellaient au parquet.

L’anneau était assez près du lit et la chaîneassez longue pour que le condamné pût se coucher.

Levé, il ne pouvait pas s’écarter du lit deplus d’un pas.

En dix minutes, la double opération futfaite : les geôliers se retirèrent les premiers, les soldatsensuite.

Puis la porte, avec ses triples verrous et sesdoubles barres, se referma sur eux.

– Mes amis, dit Cirillo, dès que le derniergrincement des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin, vousdonner un conseil.

– Ah ! pardieu ! dit en riant lecomte de Ruvo, il sera le bienvenu, attendu que je me sens bienmalade ; si malade, que je ne passerai pas trois heures del’après-midi.

– Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo,ai-je dit un conseil et non pas une ordonnance.

– Oh ! alors, je retire monobservation : prenons que je n’ai rien dit.

– Je parie, fit à son tour Salvato, que jedevine le conseil que vous alliez nous donner, mon cherHippocrate : vous alliez nous conseiller de dormir, n’est-cepas ?

– Justement : le sommeil, c’est la force,et, quoique nous soyons hommes, l’heure venue, nous aurons besoinde notre force, et de toute notre force.

– Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet,vous qui êtes un homme de précaution, comment ne vous êtes-vouspas, dans la prévision de cette heure, prémuni d’une certainepoudre ou d’une liqueur quelconque qui nous dispense de danser aubout d’une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni, la gigueridicule dont nous sommes menacés !

– J’y ai pensé ; mais, égoïste que jesuis, ne me doutant pas que nous dussions mourir de compagnie, jen’y ai pensé que pour moi seul. Cette bague, comme celle d’Annibal,renferme la mort de celui qui la porte.

– Ah ! dit Caraffa, je comprendsmaintenant pourquoi vous nous conseillez de dormir : vous vousseriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez pasréveillé.

– Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitementdécidé à mourir comme vous et avec vous, et, s’il y a quelqu’un quiait mal dormi et qui, au moment de faire le grand voyage, se sentequelque faiblesse, cette bague est à lui.

– Diable ! fit Michele, c’esttentant.

– La veux-tu, pauvre enfant du peuple, quin’as pas comme nous, pour t’aider à mourir, la ressource de lascience et de la philosophie ? demanda Cirillo.

– Merci, merci, docteur ! ditMichele ; ce serait du poison perdu.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que la vieille Nanno m’a préditque je serais pendu, et que rien ne peut m’empêcher d’être pendu.Faites donc votre cadeau à quelqu’un qui soit libre de mourir à safaçon.

– J’accepte, docteur, dit la Pimentel ;j’espère ne pas m’en servir ; mais je suis femme, et, aumoment suprême, je puis avoir un moment de faiblesse. Si ce malheurm’arrive, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ?

– La voici ; mais vous avez tort dedouter de vous-même, dit Cirillo : je réponds de vous.

– N’importe ! fit Éléonore en tendant lamain, donnez toujours.

Le matelas du docteur était trop éloigné decelui d’Éléonore Pimentel pour que Cirillo passât l’anneau de lamain à la main ; mais il le donna au prisonnier le plus prochede lui, qui le fit passer à son voisin, lequel le remit àÉléonore.

– On dit, fit celle-ci, que, lorsqu’on apportaà Cléopâtre l’aspic couché dans un panier de figues, elle commençapar caresser le reptile en disant : « Sois la bienvenue,hideuse petite bête ! tu me sembles belle, à moi, car tu es laliberté. » Toi aussi, tu es la liberté, ô bague précieuse, etje te baise comme une sœur.

Salvato, ainsi qu’on l’a vu, n’avait pointpris part à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, lescoudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.

Hector Caraffa le regardait avec inquiétude.De son matelas, il pouvait atteindre jusqu’à lui.

– Dors-tu ou rêves-tu ? demanda-t-il.

Salvato tira de ses mains sa tête parfaitementcalme, et qui n’était triste que parce que la tristesse était lecaractère de cette physionomie.

– Non, dit-il, je réfléchis.

– À quoi ?

– À un cas de conscience.

– Ah ! dit en riant Manthonnet, quelmalheur que le cardinal Ruffo ne soit pas là !

– Ce n’est pas à lui que jem’adresserais ; car, ce cas de conscience, vous seul pouvez lerésoudre.

– Ah ! pardieu ! s’écria HectorCaraffa, je ne me doutais point que l’on m’enfermât ici pour fairepartie d’un concile.

– Cirillo, notre maître en philosophie, enscience, en honneur surtout, a dit tout à l’heure :« J’ai du poison, mais je n’en ai que pour moi seul ;donc, je ne m’en servirai pas. »

– Le voulez-vous ? dit vivement Éléonore.Je ne serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle lesmains.

– Non, merci ; c’est une simple questionqu’il me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir seul, moncher Cirillo, d’une mort douce et tranquille, tandis que voscompagnons mourraient d’une mort cruelle et infamante ?

– C’est vrai. Condamné en même temps qu’eux,il m’a semblé que je devais mourir avec eux et comme eux.

– Maintenant, si, au lieu de la possibilité demourir, vous aviez la certitude de vivre ?

– J’eusse refusé la vie par les mêmes raisonsqui m’ont fait repousser la mort.

– Vous pensez tous comme Cirillo ?

– Tous, répondirent d’une seule voix lesquatre hommes.

Éléonore Pimentel écoutait avec une aviditécroissante.

– Mais, continua Salvato, si votre salutpouvait amener le salut d’un autre, d’un être faible et innocent,qui, pour se soustraire à la mort, ne compte que sur vous, n’espèrequ’en vous, et qui mourrait sans vous ?

– Oh ! alors, s’écria vivement ÉléonorePimentel, ce serait notre devoir d’accepter.

– Vous parlez en femme, Éléonore.

– Et nous parlons en hommes, nous, repritCirillo, et, comme elle, nous vous disons : « Salvato, ceserait notre devoir d’accepter. »

– C’est votre avis, Ruvo ?demanda le jeune homme.

– Oui.

– C’est votre avis, Manthonnet ?

– Oui.

– C’est votre avis, Michele ?

– Oh ! oui, cent fois oui !

Et, se penchant du côté de Salvato :

– Au nom de la Madone, monsieur Salvato,sauvez-vous et sauvez-la ! Ah ! si je pouvais être sûrqu’elle ne mourra point, j’irais à la potence en dansant, et jecrierais : « Vive la Madone ! » la corde aucou.

– C’est bien, dit Salvato, je sais ce que jevoulais savoir ; merci.

Et tout rentra dans le silence.

La lampe seule, qui avait épuisé son huile,pétilla un instant, jeta de petits éclairs, et lentements’éteignit.

Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jourqui devait être le dernier jour des condamnés, transparuttristement à travers les barreaux.

– Voilà l’emblème de la mort : la lampes’éteint, la nuit se fait, puis vient le crépuscule.

– Êtes-vous bien sûr du crépuscule ?demanda Cirillo.

À huit heures du matin, ceux des condamnés quidormaient furent éveillés par le bruit que fit, en s’ouvrant, laporte de la première chambre, c’est-à-dire celle où étaitl’autel.

Les geôliers entrèrent dans la chambre descondamnés, et leur chef dit à haute voix :

– La messe des morts !

– À quoi bon la messe ? dit Manthonnet.Croit-on que nous ne sachions pas bien mourir sans cela ?

– Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu deleur côté, répondit Ettore Caraffa.

– Je ne vois nulle part que la messe soitinstituée par l’Évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l’Évangileest ma seule foi.

– C’est bien, dit la même voiximpérative : ne détachez que ceux qui voudront assister àl’office divin.

– Détachez-moi, dit Salvato.

Éléonore Pimentel et Michele firent la mêmedemande.

On les détacha tous trois.

Ils passèrent dans la chambre à côté. Leprêtre était à l’autel : des soldats gardaient la porte, etl’on voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant quele détachement était nombreux et que, par conséquent, lesprécautions étaient prises.

Salvato ne s’était fait détacher que pour nepas laisser échapper une occasion de se mettre en communicationavec son père ou les agents de son père qui auraient entrepris dele sauver.

Éléonore avait demandé à entendre la messeparce que, femme et poëte, son esprit la portait à participer aumystère divin.

Michele, parce que, Napolitain et lazzarone,il était convaincu que, sans messe, il n’y avait pas de bonnemort.

Salvato se tint debout, près de la porte decommunication des deux chambres ; mais il eut beau interrogerdes yeux les assistants et plonger son regard dans le corridor, ilne vit rien qui pût lui faire soupçonner que l’on s’occupât de sonsalut.

Éléonore prit une chaise et s’inclina, appuyéesur le dossier.

Michele s’agenouilla sur les marches mêmes del’autel.

Michele représentait la foi absolue ;Éléonore, l’espérance ; Salvato, le doute.

Salvato écouta la messe avecdistraction ; Éléonore avec recueillement ; Michele avecextase.

Il n’avait été que quatre mois patriote etcolonel, il avait été toute sa vie lazzarone.

La messe finie, le prêtre demanda :

– Qui veut communier ?

– Moi ! s’écria Michele.

Éléonore s’inclina sans répondre ;Salvato secoua la tête en signe de dénégation.

Michele s’approcha du prêtre, se confessa àvoix basse et communia.

Puis tous trois furent réintégrés dans laseconde chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu’à leurscompagnons.

– Pour quelle heure ? demanda, Cirilloaux geôliers qui apportaient le repas.

L’un d’eux s’approcha de lui.

– Je crois que c’est pour quatre heures,monsieur Cirillo, lui dit-il.

– Ah ! lui dit le docteur, tu mereconnais ?

– Vous avez, l’année dernière, guéri une femmed’une fluxion de poitrine !

– Et elle va bien depuis ce temps ?

– Oui, Excellence.

– Puis, à voix basse :

– Je vous souhaiterais, ajouta-t-il enpoussant un soupir, d’aussi longs jours que ceux qu’elle aprobablement à vivre.

– Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours del’homme sont comptés ; seulement, Dieu est moins sévère que SaMajesté le roi Ferdinand : Dieu, parfois, fait grâce ; leroi Ferdinand, jamais ! Tu dis que c’est pour quatreheures ?

– Je le crois, répondit le geôlier ;mais, comme vous êtes beaucoup, ça avancera peut-être d’une heure,afin qu’on ait le temps.

Cirillo tira sa montre.

– Dix heures et demie, dit-il.

Puis, comme il allait la remettre à songousset :

– Bon ! dit-il, j’allais oublier de laremonter. Ce n’est point une raison qu’elle s’arrête parce que jem’arrêterai.

Et il remonta tranquillement sa montre.

– Y a-t-il quelques-uns des condamnés quidésirent recevoir les secours de la religion ? demanda leprêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.

– Non, répondirent d’une seule voix Cirillo,Ettore Caraffa et Manthonnet.

– Comme vous voudrez, répondit leprêtre ; c’est une affaire entre Dieu et vous.

– Je crois, mon père, répondit Cirillo, qu’ilserait plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.

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