La San-Felice – Tome V

CLXXIII – LA GŒLETTE THE RUNNER

Trois mois s’étaient écoulés depuis lesévénements que nous venons de raconter. Beaucoup de choses étaientchangées à Naples, qu’avait abandonnée la flotte anglaise, et d’oùle cardinal Ruffo était parti après avoir licencié son armée etrésigné ses pouvoirs pour aller à Venise, comme simple cardinal,donner, au conclave, un successeur à Pie VI.

Un des principaux changements avait été lanomination du prince de Cassero-Statella comme vice-roi de Naples,et celle du marquis Malaspina comme sous-secrétaire intime.

La restauration du roi Ferdinand étantdésormais assurée, les récompenses furent distribuées.

Il était impossible de faire pour Nelson plusque l’on n’avait fait : il avait l’épée de Philippe V, ilétait duc de Bronte, il avait de son duché soixante-quinze millelivres de rente.

Le cardinal Ruffo eut une rente viagère dequinze mille ducats (soixante-cinq mille francs), à prendre sur lerevenu de San-Georgia la Malara, fief du prince de la Riccia, passéau gouvernement par défaut d’héritiers.

Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal,eut l’abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus riches duroyaume.

François Ruffo, que son frère avait nomméinspecteur de la guerre, – le même que nous avons vu envoyer à lacour de Palerme par Nelson, moitié comme messager, moitié commeotage, – eut une pension viagère de trois mille ducats.

Le général Micheroux fut fait maréchal et eutun poste de confiance dans la diplomatie.

De Cesare, le faux duc de Calabre, eut troismille ducats de rente, et fut fait général.

Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc deCassano.

Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furentnommés colonels et barons, avec des pensions et des terres, etfurent décorés de l’ordre de Saint-Georges Constantinien.

En outre, pour récompenser les servicesnouveaux, on créa un nouvel ordre qui reçut le nom d’ordre deSaint-Ferdinand et du Mérite, avec cette légende :Fidei et Merito.

Nelson en fut le premier dignitaire : ensa qualité d’hérétique, on ne pouvait lui donner l’ordre deSaint-Janvier, le premier de l’État.

Enfin, après avoir récompensé tout le monde,Ferdinand pensa qu’il était juste qu’il se récompensâtlui-même.

Il fit venir de Rome Canova et lui commanda, –la chose est véritablement si étrange, que nous hésitons à la dire,de peur de n’être pas cru, – et lui commanda sa propre statue enMinerve !

Pendant soixante ans, on a pu voir legrotesque et colossal chef-d’œuvre dans une niche placée au dessusdes premières marches du grand escalier du musée Borbonico, où ilserait encore, si, à l’époque de ma nomination de directeurhonoraire des beaux-arts, je ne l’eusse fait enlever de ce poste,non point parce qu’il était une reproduction ridicule de Ferdinand,mais parce que c’était une tache au génie du plus grand sculpteurde l’Italie, et une preuve du degré d’abaissement auquel peutdescendre le ciseau d’un artiste qui, s’il eût eu quelque respectde lui-même, n’eût point consenti à prostituer son talent àl’exécution d’une pareille caricature.

Puis enfin, comme la monarchie napolitaineétait dans une veine heureuse, la belle et mélancoliquearchiduchesse que nous avons vue sur la galère royale, à peineaccouchée de cette petite fille que nous avons dit devoir être unjour la duchesse de Berry, était, vers le mois de février ou demars 1800, devenue enceinte de nouveau, et, malgré tous lesévénements que nous avons racontés et qui eussent pu influer sur sagrossesse, avait, au contraire, mené le plus heureusement du mondecette grossesse à son neuvième mois ; de sorte que l’onn’attendait que son accouchement, surtout si elle accouchait d’unprince, pour faire à Palerme une série de fêtes dignes de la doublecirconstance qui en serait le motif.

Une autre femme aussi attendait, non pas dansun palais, non pas au milieu de la soie et du velours, mais sur lapaille d’un cachot un accouchement fatal et mortel ; car à cetaccouchement elle ne devait pas survivre.

Cette autre femme, c’était la malheureuseLuisa Molina San-Felice, qui, ainsi que nous l’avons entendu,déclarée enceinte par son mari, avait été, par ordre du roiFerdinand, acharné dans sa vengeance, conduite à Palerme et soumiseà un conseil de médecins qui avait reconnu la grossesse.

Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyablecependant, à une conjuration de la pitié ; il avait appelé sonpropre chirurgien, Antonio Villari, et, sous les peines les plussévères, il lui avait ordonné de lui dire la vérité sur l’état dela prisonnière.

Antonio Villari reconnut comme les autres lagrossesse et l’affirma au roi sur son âme et sa conscience.

Alors, le roi s’informa minutieusement dequelle époque à peu près datait la grossesse, afin de savoir àquelle époque, la mère étant délivrée, on pourrait l’abandonner aubourreau.

Par bonheur, elle était jugée et condamnée,et, le jour même où l’enfant qui la protégeait serait arraché deses flancs, elle pourrait être exécutée, sans délai ni retard.

Ferdinand avait attaché son propre médecin,Antonio Villari, au service de la prisonnière, et il devait êtrenon-seulement le premier, mais le seul, afin que nul necontre-carrât ses projets de vengeance, prévenu del’accouchement.

Les deux accouchements, celui de la princessequi devait donner un héritier au trône et celui de la condamnée quidevait donner une victime au bourreau, devaient se suivre àquelques semaines de distance ; seulement, celui de laprincesse devait précéder celui de la condamnée.

C’était sur cette circonstance que lechevalier San-Felice avait fondé son dernier espoir.

En effet, après avoir accompli samiséricordieuse mission à Naples ; après avoir, par sadéclaration au tribunal et par son respect pour la prisonnière,sauvegardé l’honneur de la femme, il était revenu à Palermereprendre, chez le duc de Calabre, qui habitait le palaissénatorial, sa place accoutumée.

Le jour même de son arrivée, comme il hésitaità se présenter devant le prince, celui-ci l’avait fait appeler, et,lui tendant sa main, que le chevalier avait baisée :

– Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m’avezdemandé la permission d’aller à Naples, et, sans vous demander ceque vous aviez à y faire, cette permission, je vous l’ai accordée.Maintenant, beaucoup de bruits différents, vrais ou faux, se sontrépandus sur la cause de votre voyage : j’attends de vous, noncomme prince, mais comme ami, d’être mis au courant par vous de ceque vous y avez fait. J’ai une grande considération pour vous, vousle savez, et, le jour où j’aurai pu vous rendre un grand service,sans avoir cru m’acquitter de ce que je vous dois, je serai le plusheureux homme du monde.

Le chevalier avait voulu mettre un genou enterre ; mais le prince l’en avait empêché, l’avait pris dansses bras et serré contre son cœur.

Alors, le chevalier lui avait toutraconté : son amitié avec le prince Caramanico, la promessequ’il lui avait faite à son lit de mort, son mariage avecLuisa ; enfin, il lui avait tout dit, excepté les confessionsde Luisa ; de sorte qu’aux yeux du prince, la paternité duchevalier ne fit aucun doute. Le chevalier finit par protester del’innocence politique de Luisa et par demander sa grâce auprince.

Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissaitle caractère cruel et vindicatif de son père ; il savait quelserment celui-ci avait fait, et combien il lui serait difficile dele faire revenir sur ce serment.

Mais tout à coup une idée lumineuse luitraversa le cerveau.

– Attends-moi ici, lui dit-il : c’estbien le moins que, dans une affaire de cette importance, jeconsulte la princesse ; en outre, elle est de bon conseil.

Et il entra dans la chambre à coucher de safemme.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et,le prince, passant la tête par l’ouverture, appela à lui lechevalier.

Au moment où la porte de la chambre à coucherde la princesse se refermait sur San-Felice, une petite goëlette,qu’à la hauteur et à la flexibilité de ses mâts, on pouvaitreconnaître de construction américaine, doublait le montPellegrino, suivait la longue jetée du château du Môle, terminéepar la batterie, s’enfonçait dans la rade, et, naviguant, avec lamême facilité que le ferait de nos jours un bateau à vapeur, entreles vaisseaux de guerre anglais et les bâtiments de commerce detous les pays qui encombraient le port de Palerme, allait jeterl’ancre à une demi-encablure du château de Castellamare, transformédepuis longtemps en prison d’État.

Si le signe auquel nous avons dit qu’onpouvait reconnaître la nationalité de ce petit bâtiment n’eût pointété suffisant à des yeux peu exercés, le drapeau qui se déployait àla corne de son grand mât, et sur lequel flottaient les étoilesd’Amérique, eût affirmé qu’il avait été construit sur le continentdécouvert par Christophe Colomb, et que, tout frêle qu’il était, ilavait audacieusement et heureusement traversé l’Atlantique, commeun vaisseau à trois ponts ou une frégate de haut bord.

Son nom, écrit en lettres d’or à l’arrière,the Runner, c’est-à-dire le Coureur, indiquaitqu’il avait reçu un nom selon son mérite, non selon le caprice deson propriétaire.

À peine l’ancre fut-elle jetée et eut-ellemordu le fond, que l’on vit le canot de la Santé s’approcher duRunner avec toutes les formalités et précautionshabituelles et que les questions et les réponses d’usages’échangèrent.

– Ohé ! de la goélette ! cria-t-on,d’où venez-vous ?

– De Malte.

– En droiture ?

– Non : nous avons touché à Marsala.

– Voyons votre patente.

Le capitaine, qui répondait à toutes cesquestions en italien, mais avec un accent yankee très-prononcé,tendit le papier demandé, qu’on lui prit des mains avec unepincette, et qui, après avoir été lu, lui fut rendu de la mêmefaçon.

– C’est bien, dit l’employé ; vous pouvezdescendre en canot et venir à la Santé avec nous.

Le capitaine descendit en canot ; quatrerameurs s’affalèrent après lui, et, escorté par la barquesanitaire, il traversa toute la rade pour aller joindre, de l’autrecôté du port, le bâtiment appelé la Salute.

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