La San-Felice – Tome V

CLV – LA LOI PUNIQUE

Le cardinal fut si heureux de cette solution,à laquelle il était loin de s’attendre, que, le 27 juin au matin,il chanta un Te Deum à l’église del Carmine, et cela, avecune pompe digne de la grandeur des événements.

Avant de se rendre à l’église, il avait écritune lettre à lord Nelson et à sir William Hamilton, leur présentantses plus sincères remercîments pour avoir bien voulu rendre latranquillité à la ville, surtout à sa conscience, en ratifiant letraité.

Hamilton, toujours en français, répondit lalettre suivante :

« À bord du Foudroyant, le 27juin 1799.

» Éminence,

» C’est avec le plus grand plaisir quej’ai reçu le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.Nous avons tous également travaillés pour le service du roi et dela bonne cause ; seulement, il y a, selon le caractère,différentes manières de prouver son dévouement. Grâce à Dieu, toutva bien, et je puis affirmer à Votre Éminence que milord Nelson sefélicite de la décision qu’il a prise de ne point interrompre lesopérations de Votre Éminence, mais de l’assister, au contraire, detout son pouvoir, pour terminer l’entreprise que Votre Éminence ajusqu’à présent si bien menée, au milieu des circonstancescritiques dans lesquelles Votre Éminence s’est trouvée.

» Milord et moi serons trop heureux sinous avons tant soit peu pu contribuer au service de Leurs MajestésSiciliennes et rendre à Votre Éminence sa tranquillité, un instanttroublée.

» Milord me prie de remercier VotreÉminence de son billet, et de lui dire qu’il prendra, en tempsopportun, toutes mesures nécessaires.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» W. Hamilton. »

Maintenant, on a vu, dans les quelques lettresde Ferdinand et de Caroline au cardinal Ruffo, quellesprotestations d’inaltérable estime et d’éternelle reconnaissanceterminaient ces lettres et précédaient les noms des deux monarques,qui lui devaient leur royaume.

Nos lecteurs désirent-ils savoir de quellemanière se traduisaient ces protestations dereconnaissance ?

Qu’ils veuillent bien alors prendre la peinede lire la lettre suivante, écrite, en date du même jour, par sirWilliam Hamilton au capitaine général Acton :

« À bord du Foudroyant, baie deNaples, 27 juin 1799.

» Mon cher seigneur,

» Votre Excellence aura vu, par madernière lettre, que le cardinal et lord Nelson sont loin d’êtred’accord. Mais, après mûres réflexions, lord Nelsonm’autorisa à écrire à Son Éminence, hier matin, qu’il ne feraitplus rien pour rompre l’armistice que Son Éminence avait cruconvenable de conclure avec les rebelles renfermés dans leChâteau-Neuf et le château de l’Œuf, et que Sa Seigneurie étaitprête à donner toute l’assistance dont était capable la flotteplacée sous son commandement, et que Son Éminence croiraitnécessaire pour le bon service de Sa Majesté Sicilienne.Cela produit le meilleur effet possible. Naples étaitsens dessus dessous, dans la crainte que lord Nelson ne rompîtl’armistice, tandis qu’aujourd’hui tout est calme. Le cardinal estconvenu, avec les capitaines Troubridge et Ball, que les rebellesdu Château-Neuf et du château de l’Œuf, seraient embarqués le soir,tandis que cinq cents marins seraient descendus à terre pouroccuper les deux châteaux sur lesquels, Dieu merci ! flotteenfin la bannière de Sa Majesté Sicilienne, tandis que lesbannières de la République (courte a été leur vie !) sont dansla cabine du Foudroyant, où, je l’espère, la bannièrefrançaise qui flotte encore sur Saint-Elme ne tardera point à lesrejoindre.

» J’ai grand espoir que la venue de lordNelson dans le golfe de Naples sera très-utile aux intérêts et à lagloire de Leurs Majestés Siciliennes. Mais, en vérité, il étaittemps que j’intervinsse entre le cardinal et lordNelson ; sinon tout allait se perdant, et cela dès le premierjour. Hier, ce bon cardinal m’a écrit pour me remercier, ainsi quelady Hamilton. L’arbre de l’abomination qui s’élevait devant lepalais royal a été abattu et le bonnet rouge arraché de la tête dugéant.

» Maintenant, une bonne nouvelle !Caracciolo et une douzaine d’autres rebelles comme lui serontbientôt entre les mains de lord Nelson. Si je ne me trompe, ilsseront envoyés directement à Procida, où ils seront jugés, et, aufur et à mesure de leur jugement, renvoyés ici pour y êtresuppliciés. Caracciolo sera probablement pendu à l’arbre detrinquette de La Minerve, où ildemeurera exposé du point du jour au coucher du soleil. Un telexemple est nécessaire pour le service futur de Sa MajestéSicilienne, dans le royaume de laquelle le jacobinisme a fait de sigrands progrès.

» W. Hamilton.

» Huit heures du soir.– Les rebelles sont dans leurs bâtiments et ne peuvent bougersans un passeport de lord Nelson. »

En effet, comme le disait Son Excellencel’ambassadeur de la Grande-Bretagne dans la lettre que nous venonsde lire, les républicains, sur la foi du traité, et rassurés par lapromesse de Nelson de ne point s’opposer à l’embarquement despatriotes, n’avaient fait aucune difficulté pour livrer leschâteaux aux cinq cents marins anglais qui s’étaient présentés pourles occuper, et pour descendre dans les felouques, les tartanes etles balancelles qui devaient les conduire à Toulon.

Les Anglais prirent donc possession d’abord duChâteau-Neuf, de la darse et du palais royal.

Puis la remise du château de l’Œuf fut faiteavec les mêmes formalités.

Un procès-verbal fut rédigé de cette remisedes châteaux et signé par les commandants des châteaux pour lespatriotes, et par le brigadier Minichini pour le roi Ferdinand.

Deux personnes seulement usèrent du droit quileur était donné par la capitulation de chercher un asile à terreou de s’embarquer, en allant demander un asile au châteauSaint-Elme.

Ces deux personnes furent Salvato et LuisaSan-Felice.

Nous reviendrons plus tard, pour ne plus lesquitter, aux héros de notre livre ; mais ce chapitre, nousl’avons indiqué par son titre, est tout entier consacré à un grandéclaircissement historique.

Comme nous allons faire, à la mémoire d’un desplus grands capitaines que l’Angleterre ait eus, une de ces tachesindélébiles que les siècles n’effacent point, nous voulons, enfaisant passer, les unes après les autres, sous les yeux de noslecteurs, les pièces qui prouvent cette grande infamie, montrerjusqu’au bout que nous ne sommes ni dévoyé par l’ignorance, niaveuglé par la haine.

Nous sommes purement et simplement le flambeauqui éclaire un point de l’histoire resté obscur jusqu’à nous.

Il arrivait au cardinal ce qui arrive à toutgrand cœur qui entreprend une chose jugée impossible par lestimides et les médiocres.

Il avait laissé autour du roi une cabaled’hommes qui, n’ayant souffert aucune fatigue, n’ayant couru aucundanger, devaient naturellement attaquer celui qui avait accompliune œuvre taxée par eux d’impossible.

Le cardinal, chose presque incroyable, si l’onne savait point jusqu’où peut aller cette vipère des cours qu’onappelle la calomnie, le cardinal était accusé, en conquérant leroyaume de Naples, de ne point travailler pour le roi, mais pourlui-même.

On disait que, par le moyen de l’armée qu’ilavait réunie et qui lui était toute dévouée, il voulait faireproclamer roi de Naples son frère don Francesco Ruffo !

Nelson, avant son départ de Palerme, avaitreçu des instructions à ce sujet, et, à la première preuve quiconfirmerait les doutes conçus par Ferdinand et par la reine,Nelson devait attirer le cardinal à bord du Foudroyantetl’y retenir prisonnier.

On va voir qu’il s’en fallut de bien peu quecet acte de reconnaissance ne s’accomplît, et nous avouonsregretter fort pour notre compte qu’il n’ait pas eu lieu, afinqu’il restât comme un exemple à ceux qui se dévouent pour lesrois.

Nous copions les lettres suivantes sur lesoriginaux.

« À bord du Foudroyant, baie deNaples, 29 juin 1799.

« Mon cher seigneur.

» Quoique notre ami commun, sir William,vous écrive avec détail sur tous les événements qui nous arrivent,je ne puis m’empêcher de prendre la plume pour vous dire clairementque je n’approuve aucune des choses qui se sont faites et qui sonten train de se faire ; bref, je dois vous dire que, quand mêmele cardinal serait un ange, la voix du peuple tout entier s’élèvecontre sa conduite. Nous sommes entourés ici de petites etmesquines cabales et de sottes plaintes, que, dans monopinion, la présence du roi, de la reine et du ministère napolitainpeut seule éteindre[4] et apaiser,de manière à fonder un gouvernement régulier et qui soit lecontraire du système qui est mis en pratique en ce moment. Il estvrai que, si j’eusse suivi mon inclination, l’état de la capitaleserait encore pire qu’il n’est, attendu que le cardinal, de soncôté, eût fait pis que de ne rien faire. C’est pourquoij’espère et implore la présence de Leurs Majestés, répondant sur matête de leur sûreté. Je serai peut-être forcé de m’éloigner de ceport, avec le Foudroyant ; mais, si je suis forcéd’abandonner ce port, je crains que les conséquences de mon départne soient fatales.

» Le Sea-Horse est également unsûr abri pour Leurs Majestés ; elles y seront autant en sûretéqu’on peut l’être dans un vaisseau.

» Je suis, pour toujours, votre

» Nelson.

À sir John Acton.

Comme la première, cette seconde lettre est dumême jour et adressée à Acton. L’ingratitude des deux illustresobligés y est encore plus visible, et à notre avis, ne laisse,cette fois, rien à désirer.

« 29 juin au matin.

» Mon cher monsieur,

Je ne saurais vous dire combien je suisheureux de voir arriver le roi, la reine et Votre Excellence. Jevous envoie le double d’une proclamation que je charge le cardinalde faire publier, ce que Son Éminence a refusé tout net, en disantqu’il était inutile de lui rien envoyer, attendu qu’il ne feraitrien imprimer. Le capitaine Troubridge sera ce soir à terre avectreize cents hommes de troupes anglaises, et je ferai tout ce queje pourrai pour rester d’accord avec le cardinal jusqu’à l’arrivéede Leurs Majestés. Le dernier arrêté du cardinal défendd’emprisonner qui que ce soit sans son ordre : c’est vouloirclairement sauver les rebelles. En somme, hier, nous avons délibérépour savoir si le cardinal ne serait point arrêté lui-même. Sonfrère est gravement compromis ; mais il est inutile d’ennuyerplus longtemps Votre Excellence. Je m’arrangerai de manière à fairele mieux possible, et je répondrai sur ma tête du salut de LeursMajestés. Puisse Dieu mettre une prompte et heureuse fin à tous cesévénements, et veuille Votre Excellence me croire, etc.

» Horace Nelson.

À Son Excellence sir John Acton.

Sur ces entrefaites, le cardinal, ayant envoyéson frère à bord du Foudroyant, ne fut pas peu étonné derecevoir un billet de lui qui lui annonçait que l’amiral l’envoyaità Palerme pour porter à la reine la nouvelle que Naples était renduselon ses intentions.

La lettre qui portait cette nouvelle seterminait par cette phrase :

« J’envoie tout à la fois à VotreMajesté, un messager et un otage. »

Comme on le voit, la récompense du dévouementne s’était pas fait attendre.

Maintenant, que venait faire le frère ducardinal à bord du Foudroyant ?

Il venait y rapporter, avec refus del’imprimer et de l’afficher, cette note de Nelson, à laquelle, dansla situation des choses et après les promesses faites, le cardinaln’avait rien compris.

Voici cette note ou plutôt cettenotification :

NOTIFICATION

« À bord du Foudroyant, 29 juin1799, au matin.

» Horace Nelson, amiral de la flottebritannique, dans la rade de Naples, donne avis à tous ceux qui ontservi, comme officiers dans l’armée, ou comme officiers dans lescharges civiles, l’infâme soi-disant république napolitaine, que,s’ils se trouvent dans la ville de Naples, ils doivent, dans leterme de vingt-quatre heures, pour tout délai, se présenter auxcommandants du Château-Neuf et du château de l’Œuf, se fiant entous points à la clémence de Sa Majesté Sicilienne ; et, s’ilssont hors de la ville à une distance de cinq milles, ils doiventégalement se présenter auxdits commandants, seulement, à ceux-ci,il est accordé le terme de quarante-huit heures ; – autrement,ils seront considérés comme rebelles et ennemis de Sa susditeMajesté Sicilienne.

» Horace Nelson. »

Mais, si étonné que fut le cardinal du billetde son frère, qui lui annonçait que milord Nelson l’envoyait àPalerme sans lui demander si c’était son bon plaisir d’y aller, ille fut bien davantage en recevant cette lettre despatriotes :

À l’éminentissime cardinal Ruffo,vicaire général du royaume de Naples.

« Toute cette partie de la garnison qui,aux termes des traités, a été embarquée pour faire voile versToulon, se trouve à cette heure dans la plus grande consternation.Dans sa bonne foi, elle attendait l’exécution du traité, quoiquepeut-être, dans sa précipitation à sortir du château, toutes lesclauses de cette capitulation n’aient pas été strictementobservées. Maintenant, voici deux jours que le temps est propicepour mettre à la voile, et les approvisionnements ne sont pasencore faits pour le voyage. En outre, hier, nous, avons vu, avecune profonde douleur, enlever, des tartanes, vers sept heures dusoir, les généraux Manthonet, Massa et Bassetti, – les présidentsde la commission exécutive, Ercole et d’Agnese, – celui de lacommission législative, Dominique Cirillo, – et plusieurs autres denos compagnons, parmi lesquels Emanuele Borgo et Piati. Tous ontété conduits sur le bâtiment de l’amiral Nelson, où ils ont étéretenus toute la nuit, et, finalement, où ils se trouvent encoremaintenant, c’est-à-dire à sept heures du matin.

» La garnison attend de votre loyautél’explication de ce fait et l’accomplissement loyal du traité.

» Albanese.

« De la rade de Naples, 29 juin 1799, sixheures du matin. »

Un quart d’heure après, le capitaine Baillieet le chevalier Micheroux étaient près du cardinal, et celui-ciexpédiait Micheroux à Nelson, en l’invitant à lui expliquer saconduite, à laquelle il avouait ne rien comprendre, et en lesuppliant, si son intention était celle qu’il craignait de deviner,de ne point faire une pareille tache non-seulement à son nom, maisencore au drapeau anglais.

Nelson ne fit que rire de la réclamation duchevalier Micheroux en disant :

– De quoi le cardinal se plaint-il ?J’ai promis de ne pas m’opposer à l’embarquement de lagarnison : j’ai tenu parole, puisque la garnison estembarquée. Maintenant qu’elle l’est, je suis dégagé de ma parole etje puis faire ce que je veux.

Et, comme le chevalier Micheroux lui faisaitobserver que l’équivoque qu’il invoquait était indigne de lui, lesang lui monta au visage d’impatience, et il ajouta :

– D’ailleurs, j’agis selon ma conscience, etj’ai carte blanche du roi.

– Avez-vous les mêmes pouvoirs de Dieu ?lui demanda Micheroux. J’en doute.

– Ceci n’est point votre affaire, répliquaNelson ; c’est moi qui agis, et je suis prêt à rendre comptede mes actions au roi et à Dieu. Allez.

Et il renvoya le messager au cardinal, sansprendre la peine de lui faire une autre réponse et de voiler samauvaise foi sous une excuse quelconque.

En vérité, la plume tombe des mains de touthonnête homme forcé, par la vérité, à écrire de pareilleschoses.

En recevant cette réponse du chevalierMicheroux, le cardinal Ruffo jeta un regard plein d’éloquence auciel, prit une plume, écrivit quelques lignes, les signa et lesexpédia à Palerme par un courrier extraordinaire.

C’était sa démission qu’il envoyait àFerdinand et à Caroline.

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