La San-Felice – Tome V

CLIII – OÙ LE CARDINAL FAIT CE QU’IL PEUTPOUR SAUVER LES PATRIOTES, ET OÙ LES PATRIOTES FONT CE QU’ILSPEUVENT POUR SE PERDRE.

Comme nous ne saurions manquer d’apprendrebientôt ce qui se passa entre l’amiral Nelson et le capitaineScipion Lamarra, suivons le cardinal, qui revient à terre avecl’intention bien positive, ainsi qu’il l’a dit à Nelson, demaintenir le traité envers et contre tous.

En conséquence, aussitôt rentré dans sa maisondu pont de la Madeleine, il appela près de lui le ministreMicheroux, le commandant Baillie et le capitaine Achmet. Il leurraconta comment le capitaine Foote avait, sur son chemin, rencontrél’amiral, et comment il avait ramené de Palerme, à bord duFoudroyant, sir William et Emma Lyonna, laquelle avaitrapporté, pour toute réponse de la reine, le traité déchiré parelle. Après quoi, il leur raconta son entrevue avec Nelson, sirWilliam et lady Hamilton, et leur demanda s’ils auraient le honteuxcourage de consentir à la violation d’un traité dans lequel ilsétaient intervenus comme ministres plénipotentiaires de leurssouverains.

Les trois représentants, – celui du roi deSicile, Micheroux, – celui de Paul Ier, Baillie, –celui du sultan Selim, Achmet, – montrèrent tous trois, à cetteproposition, une indignation égale.

Alors, séance tenante, le cardinal appela sonsecrétaire Sacchinelli, et, en son nom et en celui des troissignataires de la capitulation, rédigea la protestationsuivante.

Est-il besoin de dire que cette pièce, commetoutes les autres qui ont été publiées dans ce livre – fait partiedes correspondances secrètes retrouvées par nous dans les tiroirsréservés du roi Ferdinand II ?

La voici, sans autre changement que satraduction en français :

« Le traité de la capitulation deschâteaux de Naples est utile, nécessaire et honorable aux armes duroi des Deux-Siciles et de ses puissants alliés, le roi de laGrande-Bretagne, l’empereur de toutes les Russies et le sultan dela Sublime Porte ottomane, attendu que, sans autre effusion desang, a été terminée par ce traité la guerre civile et meurtrièrequi s’était élevée entre les sujets de Sa Majesté, et que ce traitéa pour résultat l’expulsion de l’ennemi commun.

» En outre, ce traité ayant étésolennellement conclu entre les commandants des châteaux et lesreprésentants desdites puissances, ce serait commettre unabominable attentat contre la foi publique que de le violer ou mêmede ne pas le suivre exactement. En suppliant lord Nelson de lereconnaître, les représentants desdites puissances déclarent êtreirrévocablement déterminés à l’exécuter de point en point, et ilsfont responsable de sa violation devant Dieu et devant les hommesquiconque s’opposera à son exécution. »

Ruffo signa, et les trois autres signèrentaprès lui.

En outre, Micheroux, qui craignait avec raisondes représailles contre les otages, attendu que, parmi ces otages,il avait un parent, le maréchal Micheroux ; en outre,Micheroux, disons-nous, tint à porter lui-même cette remontrance àbord du Foudroyant. Mais tout fut inutile : Nelson nevoulut, ni de vive voix ni par écrit, rien affirmer au nom deFerdinand. Et, en effet, lui-même ignorait quelles étaient lesintentions définitives du roi, puisque, pour échapper aux premierséclats de colère de la reine, Ferdinand avait, comme on l’a vu,fait mettre les chevaux à sa voiture et s’était réfugié à laFicuzza.

Mais, pour Ruffo, la chose était claire, etles lettres qu’il avait reçues du roi et de la reine lui avaientindiqué le chemin que ceux-ci comptaient suivre ; et, s’il eûtconservé le moindre doute à cet égard, la muette mais inflexibleEmma Lyonna, sphinx chargé de garder le secret de la reine, les eûtdissipés.

La matinée du 25 juin se passa en continuellesallées et venues du Foudroyant au quartier général et duquartier général au Foudroyant.Troubridge et Ball, de lapart de Nelson, et Micheroux, de la part du cardinal, furent lesambassadeurs inutiles de cette longue conférence ; nous disonsinutiles parce que Nelson et Hamilton, inspirés tous deux par lemême génie, se montrèrent de plus en plus obstinés dans la rupturedu traité et dans la reprise des hostilités, tandis que le cardinals’obstinait de plus en plus à faire respecter la capitulation.

Ce fut alors que le cardinal, ne voulant pasêtre confondu avec les violateurs du traité, prit la résolutiond’écrire au général Massa, commandant du Château-Neuf, un billet desa propre main.

Il était conçu en ces termes :

« Bien que les représentants despuissances alliées tiennent pour sacré et inviolable le traitésigné entre nous pour la reddition des châteaux, le contre-amiralNelson, commandant de la flotte anglaise, ne veut pas néanmoins lereconnaître ; et, comme il est loisible aux patriotes deschâteaux de faire valoir en leur faveur l’article 5, et, comme ontfait les patriotes de San-Martino, qui sont presque tous partis parterre, de choisir ce moyen de salut, je leur fais cette ouvertureet leur donne cet avis, ajoutant que les Anglais qui commandent legolfe n’ont aucun poste ni aucunes troupes qui puissent empêcherles garnisons des châteaux de se retirer par terre.

» F., cardinalRuffo. »

Le cardinal espérait ainsi sauver lesrépublicains. Mais, par malheur, ceux-ci, dans leur aveuglement,tenaient Ruffo pour leur plus cruel ennemi. Ils crurent donc que saproposition cachait quelque piège ; et, après unedélibération, dans laquelle Salvato insista vainement pour que l’onacceptât la proposition de Ruffo, on résolut, à une majoritéimmense, de la refuser, et, au nom de tous les patriotes, Massarépondit la lettre suivante :

LIBERTÉ ÉGALITÉ

Le général Massa, commandant del’artillerie et du Château-Neuf.

« 26 juin 1799.

» Nous avons donné à votre lettrel’interprétation qu’elle méritait. Fermes dans notre devoir, nousobserverons religieusement les articles du traité convenu,convaincus qu’un même lien oblige tous les contractantssolennellement intervenus pour la rédaction et la signature de cetraité. Au reste, nous ne serons, quelque chose qui arrive, nisurpris ni intimidés, et nous saurons, si l’on nous y contraint parla violence, reprendre l’attitude hostile que nous avonsvolontairement quittée. Et, d’ailleurs, notre capitulation ayantété dictée par le commandant du château Saint-Elme, nous demandonsune escorte pour accompagner le messager que nous enverronsconférer de votre ouverture avec le commandant français, –conférence après laquelle nous vous donnerons une réponse plusprécise.

» Massa. »

Le cardinal, au désespoir de voir sesintentions si mal interprétées, envoya à l’instant même l’escortedemandée, chargeant le chef de cette escorte, qui n’était autre quede Cesare, d’affirmer aux patriotes, sur son honneur, qu’ils seperdaient en ne profitant point du conseil qu’il leur donnait.

Salvato fut choisi pour aller discuter avecMejean sur ce qu’il y avait de mieux à faire dans cette gravecirconstance.

C’était la troisième fois que Salvato etMejean se retrouvaient en face l’un de l’autre.

Salvato, seulement, ne l’avait pas revu depuisle jour où Mejean avait, vis-à-vis de lui, abordé franchement laquestion de vendre sa protection aux Napolitains cinq cent millefrancs, proposition qui, on se le rappelle, avait été sigénéreusement appuyée par Salvato, et qu’un faux point d’honneuravait fait repousser par le directoire.

Mejean avait, dans toutes les conférences quiavaient eu lieu pour la signature du traité, paru avoir oublié lehonteux refus qu’il avait essuyé. Il avait longuement etobstinément discuté chaque article, et les patriotesreconnaissaient que c’était grâce à sa patiente obstination qu’ilsavaient eu le bonheur d’obtenir des conditions que les plusoptimistes d’entre eux étaient à cent lieues d’espérer.

Cette aide qu’il leur avait si gracieusementprêtée, rien, du moins, ne leur donnait soupçon du contraire, avaitrendu au colonel Mejean la confiance des patriotes.

D’ailleurs, leur intérêt voulait qu’ils ne sebrouillassent pas avec lui. Il pouvait, en prenant parti pour eux,les sauver ; en prenant parti contre eux, les anéantir.

Mejean, en apprenant que c’était Salvato quilui était envoyé, fit sortir tout le monde ; il ne voulaitpoint que qui que ce fût restât à portée d’entendre les allusionsque Salvato pouvait faire aux conditions qu’il avait mises à saprotection.

Il salua le jeune homme avec une politessepleine de déférence et lui demanda à quel heureux motif il devaitle bonheur de sa visite.

Salvato lui répondit en lui remettant lebillet du cardinal, et le pria, au nom des patriotes, de leurdonner un avis, ceux-ci promettant de s’y conformer.

Le colonel lut et relut avec la plus grandeattention le billet du cardinal ; puis, prenant une plume,au-dessous de sa signature, il écrivit un fragment de ce vers latinsi significatif et si connu :

Timeo Danaos et dona ferentes.

Ce qui veut dire : « Je crains lesGrecs, même lorsqu’ils portent des présents. »

Salvato lut les cinq mots écrits par lecolonel Mejean.

Colonel, lui dit-il, je suis d’unavis tout opposé au vôtre, et cela m’est d’autant plus permis que,seul avec Dominique Cirillo, j’ai appuyé la proposition de prendrevos cinq cents hommes à notre service et de les payer mille francschaque homme.

– Cinq cents francs, général ; car jem’engageais à faire venir cinq cents autres Français de Capoue.Vous voyez qu’ils ne vous eussent point été inutiles.

– C’était si bien mon opinion, que j’ai offertcinq cent mille francs sur ma propre fortune.

– Oh ! oh ! vous êtes doncmillionnaire, mon cher général ?

– Oui ; mais, malheureusement, ma fortuneest en terres. Il fallait emprunter de gré ou de force, enattendant, sur ce gage, mais attendre la fin de la guerre pour lesrendre.

– Pourquoi ? dit d’un ton railleurMejean. Rome n’a-t-elle pas mis en vente et vendu un tiersau-dessus de sa valeur le champ sur lequel était campéAnnibal ?

– Vous oubliez que nous sommes des Napolitainsdu temps de Ferdinand, et non des Romains du temps de Fabius.

– De sorte que vous êtes resté maître de vosfermes, de vos forêts, de vos vignes, de vos troupeaux ?

– Hélas ! oui.

– O fortunatos nimium sua si bona norint,agricolas ! continua le colonel d’un ton railleur.

– Cependant, monsieur le colonel, je suisencore assez riche d’argent comptant pour vous demander quellesomme vous demanderiez par chaque personne qui, ne se fiant pas àNelson, viendrait vous demander une hospitalité que vousgarantiriez sur l’honneur ?

– Vingt mille francs ; est-ce trop,général ?

– Quarante mille francs pour deux,alors ?

– Vous êtes libre de marchander si voustrouvez que c’est trop cher.

– Non : les deux personnes pourlesquelles je négocie cette affaire avec vous… car c’est uneaffaire ?

– Une espèce de contrat synallagmatique, commenous disons, nous autres comptables ; car il faut vous direque je suis excellent comptable, général.

– Je m’en suis aperçu, colonel, dit en riantSalvato.

– C’est donc, comme j’avais l’honneur de vousle dire, une espèce de contrat synallagmatique dans lequel celuiqui s’exécute oblige l’autre, mais dans lequel le manqued’exécution rompt le contrat.

– C’est bien entendu.

– Alors, vous ne trouvez pas que ce soit tropcher ?

– Non, attendu que les deux personnes dont jevous parle peuvent racheter leur vie à ce prix-là.

– Eh bien, mon cher général, quand vos deuxpersonnes voudront venir, elles seront les bienvenues.

– Et, une fois ici, elles ne vous demanderontque vingt-quatre heures pour réaliser les fonds.

– Je leur en donnerai quarante-huit. Vousvoyez que je suis beau joueur.

– C’est marché fait, colonel.

– Au revoir, général.

Salvato, toujours suivi de son escorte,redescendit vers le Château-Neuf. Il montra le TimeoDanaos de Mejean à Massa et au conseil, qui s’était assemblépour décider de cette importante affaire. Or, comme l’avis deMejean était celui de la majorité, il n’y eut pas dediscussion ; seulement, Salvato demanda à accompagner deCesare et à reporter lui-même à Ruffo la réponse de Massa, afin dejuger la situation par ses propres yeux.

La chose lui fut accordée sur-le-champ, et lesdeux jeunes gens qui, s’ils se fussent rencontrés sur le champ debataille quinze jours auparavant, se fussent hachés en morceaux,s’en allèrent côte à côte, suivant le quai et réglant chacun le pasde son cheval sur celui de son compagnon.

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