La San-Felice – Tome V

CLXI – OÙ IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPHVEILLAIT SUR SALVATO

C’était pendant la matinée du 27 que Salvatoet Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fortSaint-Elme : le même jour, les châteaux devaient être rendusaux Anglais, et les patriotes embarqués.

Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaientpu voir les Anglais prendre possession des forts et les patriotesdescendre dans les tartanes.

Quoique tout parût s’accomplir loyalement etselon les conditions du traité, Salvato conserva les doutes qu’ilavait conçus sur sa complète exécution.

Il est vrai que, pendant tout le jour etpendant toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l’ouest, ets’était opposé à ce que les tartanes missent à la voile.

Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le ventavait sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenutout à fait favorable au départ ; cependant, les tartanes nebougeaient pas.

Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, lesregardait inquiet du haut des remparts, lorsqu’il fut joint par lecolonel Mejean, lequel lui annonça que, contre son attente, lelieutenant-colonel étant de retour au fort vingt-quatre heures plustôt qu’il ne le pensait, rien ne s’opposait à ce qu’ill’accompagnât dans la course qu’il comptait faire la prochainenuit.

La chose fut donc arrêtée.

La journée se passa en conjectures. Le ventcontinuait d’être favorable, et Salvato ne voyait faire aucunpréparatif de départ. Sa conviction était qu’il se préparaitquelque catastrophe.

Du point élevé où il se trouvait, il planaitsur tout le golfe, et pouvait voir, à l’aide d’une longue-vue, toutce qui se passait dans les tartanes et même sur les vaisseaux deguerre.

Vers cinq heures, une barque, montée par unofficier et quelques marins, se détacha des flancs duFoudroyant et s’avança vers l’une des tartanes.

Il se fit alors un grand mouvement à bord dela tartane que la barque venait d’accoster ; douze personnesfurent tirées de la tartane et descendirent dans la barque ;puis la barque volta et rama de nouveau vers leFoudroyant, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes,qui bientôt, pour ne plus reparaître, s’enfoncèrent dans les flancsdu vaisseau.

Ce fait, dont Salvato cherchait en vainl’explication, lui donna beaucoup à penser.

La nuit vint. Cette excursion que devait faireMejean inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la cause en luifaisant part du marché qu’il avait conclu avec Mejean et moyennantlequel il avait acheté leur commun salut.

Luisa serra la main de Salvato.

– N’oublie pas, au besoin, lui dit-elle, quej’ai toute une fortune chez les pauvres Backer.

– Mais à cette fortune, qui n’est pointentièrement à toi, répondit en souriant Salvato, n’était-il pasconvenu que nous ne toucherions qu’à la dernièreextrémité ?

Luisa fit un signe affirmatif.

Une heure avant la sortie du fort,c’est-à-dire vers les onze heures, on discuta si l’on irait autombeau de Virgile, distant d’un quart de lieue à peu près du fortSaint-Elme avec une petite escorte, c’est-à-dire en ayant l’air defaire une patrouille, – ou bien si Salvato et Mejean iraient seulset déguisés.

On opta pour le déguisement.

On se procura deux habits de paysan. Il futconvenu que, si l’on faisait quelque rencontre inattendue, ceserait Salvato qui prendrait la parole. Il parlait le patoisnapolitain de telle façon, qu’il était impossible de le reconnaîtrepour ce qu’il était.

L’un prit un pic, et l’autre une bêche, et, àminuit, tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriersrevenant de l’ouvrage et regagnant leur maison.

La nuit, sans être sombre, était nuageuse. Lalune, de temps en temps, disparaissait derrière des masses devapeurs dont elle avait peine à percer l’opacité.

Ils sortirent par une petite poterne faisantface au village d’Antiguano, mais prirent presque aussitôt un petitsentier tournant à gauche et conduisant à Pietra-Catella ;puis ils s’engagèrent franchement dans le Vomero, prirent uneruelle qui les conduisit hors du village, laissèrent à gauche laCarone-del-Cielo, et, par l’étroit sentier qui conduit à la rampedu Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que l’on est convenu dedésigner au voyageur sous le nom de tombeau de Virgile.

– Il est inutile, mon cher colonel, fitSavalto, de vous apprendre ce que nous venons chercher ici.

– Bon ! quelque trésor enfoui à ce que jeprésume ?

– Vous avez deviné. Seulement, la somme nevaut pas la peine d’être désignée sous le nom de trésor. Cependant,soyez tranquille, ajouta-t-il on souriant, elle est suffisante pourm’acquitter envers vous.

Salvato s’avança vers le laurier et commençade fouiller la terre avec sa pioche.

Mejean le suivait d’un œil avide.

Au bout de cinq minutes, le fer de la piocherésonna sur un corps dur.

– Ah ! ah ! fit Mejean, qui suivaitl’opération avec une attention ressemblant à de l’anxiété.

– N’avez-vous point entendu raconter, colonel,dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient les gardiensnaturels des trésors ?

– Si fait, répondit Mejean ; seulement,je ne crois point à tout ce que l’on me raconte… Mais chut !n’entendez-vous point du bruit ?

Tous deux écoutèrent.

– C’est une charrette qui roule dans la grottede Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques secondes.

Puis, se mettant à genoux, il écarta la terreavec les mains.

– C’est étrange ! dit-il, il me sembleque cette terre a été nouvellement remuée.

– Allons donc ! dit Mejean, pas demauvaise plaisanterie, mon hôte.

– Ce n’est point une plaisanterie, dit Salvatoen tirant le coffret hors de terre : la cassette est vide.

Et il se sentit frissonner malgré lui. Ilconnaissait trop Mejean pour ignorer qu’il ne lui ferait point degrâce, et, d’ailleurs, il ne voulait point lui en demander.

– Il est bizarre, dit Mejean, qu’on ait prisl’argent et laissé la cassette. Secouez-la donc ; peut-êtreentendrons-nous sonner quelque chose.

– Inutile ! je sens bien, au poids,qu’elle est vide. D’ailleurs, entrons dans le columbarium, nousl’ouvrirons.

– Vous en avez la clef ?

– Elle s’ouvre par un secret.

On entra dans le columbarium ; Mejeantira de sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet etalluma.

Salvato poussa le ressort de lacassette : elle s’ouvrit.

Elle était vide, en effet ; mais, à laplace de l’or, elle contenait un billet.

Salvato et Mejean s’écrièrent en mêmetemps :

– Un billet !

– Je comprends, dit Salvato.

– Bon ! l’or est-il retrouvé ?demanda vivement le colonel.

– Non ; mais il n’est pas perdu, répliquale jeune homme.

Et, ouvrant le billet, à la lueur de lalanterne sourde, il lut :

« Suivant tes instructions, je suis venu,dans la nuit du 27 au 28, chercher l’or qui était dans cettecassette, que je remets à cette même place, avec le présentbillet.

» Frère Joseph. »

– Dans la nuit du 27 au 28 ! s’écriaMejean.

– Oui ; de sorte que, si nous étionsvenus la nuit dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivésà temps.

– N’allez-vous pas dire que c’est mafaute ? demanda vivement Mejean.

– Non ; car le mal, au bout du compte,n’est pas si grand que vous le croyez, et peut-être même n’y a-t-ilpas de mal du tout.

– Vous connaissez ce frère Joseph ?

– Oui.

– Vous êtes sûr de lui ?

– Un peu plus que de moi-même.

– Et vous savez où le trouver ?

– Je ne le chercherai même pas.

– Comment ferons nous, alors ?

– Mais nous laisserons les conventions dansles mêmes termes.

– Et les vingt mille francs ?

– Nous les prendrons ailleurs qu’où nous avonscru les trouver : voilà tout.

– Quand ?

– Demain.

– Vous êtes sûr ?

– Je l’espère.

– Et si vous vous trompiez ?

– Alors, je vous dirais, comme les sectateursdu Prophète : « Dieu est grand ! »

Mejean passa la main sur son front humide desueur.

Salvato vit l’angoisse du colonel, lui dont lasérénité avait à peine été troublée un instant.

– Et maintenant, dit-il, il nous faut remettrecette cassette à sa place et retourner au château.

– Les mains vides ? fit piteusement lecolonel.

– Je n’y retourne pas les mains vides, puisquej’y retourne avec ce billet.

– Quelle somme y avait-il dans lecoffret ? demanda Mejean.

– Cent vingt-cinq mille francs, réponditSalvato en remettant le coffret à sa place et en ramenant dessus laterre avec ses pieds.

– Si bien qu’à votre avis, ce billet vaut centvingt-cinq mille francs ?

– Il vaut ce que vaut pour un fils lacertitude d’être aimé de son père… Mais rentrons au château commeje le disais, mon cher colonel, et, demain, à dix heures, venez metrouver.

– Pour quoi faire ?

– Pour recevoir de Luisa une lettre de changede vingt mille francs, à vue sur la première maison de banque deNaples.

– Vous croyez qu’il y a, dans ce moment-ci, àNaples, une maison de banque qui payera à vue un billet de vingtmille francs ?

– J’en suis sûr.

– Eh bien, moi, j’en doute. Les banquiers nesont pas si bêtes que de payer en temps de révolution.

– Vous verrez que ceux-là seront assez bêtespour payer même en temps de révolution, et ceux-là pour deuxraisons : la première, parce que c’étaient d’honnêtesgens…

– Et la seconde ?

– Parce qu’ils sont morts.

– Ah ! ah ! c’est sur les Backer,alors ?

– Justement.

– En ce cas, c’est autre chose.

– Vous avez confiance ?

– Oui.

– C’est bien heureux !

Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvéun banquier qui, en temps de révolution, payait à vue une lettre dechange : c’était plus que Diogène ne demandait à Athènes.

Salvato pressa de ses pieds la terre quirecouvrait le coffret. En cas de retour de son père, l’absence dubillet devait lui dire que Salvato était venu.

Tous deux reprirent le même chemin qu’ilsavaient déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux premiersrayons du jour. Les nuits, au mois de juin, sont, on le sait, lesplus courtes de l’année.

Luisa attendait debout et tout habillée leretour de Salvato : son inquiétude ne lui avait point permisde se coucher.

Salvato lui raconta tout ce qui s’étaitpassé.

Luisa prit un papier et écrivit dessus unordre à la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une sommede vingt mille francs.

Puis, tendant le papier à Salvato :

– Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela aucolonel ; le pauvre homme dormira mieux avec cette lettre dechange sous son oreiller. Je sais bien, ajouta-t-elle en riant,qu’à défaut des vingt mille francs, il lui reste notre tête ;mais je doute que toutes les deux ensemble, une fois coupées, illes estimât vingt mille francs.

L’espérance de Luisa fut trompée, commel’avait été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé laveille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept personnes,et il avait mis, au nom du roi, le séquestre sur la maisonBacker.

Depuis la veille, les payements avaientcessé.

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