La San-Felice – Tome V

CLXXVI – PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOURDES GRANDS

Si la scène se fût passée de jour, au lieu dese passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par lesescaliers, sans s’inquiéter du geôlier en chef, et en continuant des’écrier : « Je la sauverai ! » Mais lecorridor était dans l’obscurité la plus complète, n’ayant pas mêmele rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa.

Force lui fut donc d’attendre le guichetier etsa lanterne.

Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marquesd’attention dont il l’avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivédans la cour, le chevalier mit-il la main à sa poche et, en tirantles quelques pièces d’or qu’elle contenait, les offrit-il augeôlier.

Celui-ci les prit et les pesa d’un airmélancolique dans sa main en secouant la tête.

– Mon ami, dit San-Felice, c’est bien peu, jele sais ; mais je me souviendrai de toi, soistranquille ; seulement, c’est à la condition que tu aurastoute sorte d’égards pour la pauvre femme qui est taprisonnière.

– Je ne me plains pas de ce que VotreExcellence me donne, tant s’en faut ! répondit-il. Mais, siSon Excellence voulait, elle pourrait, d’un mot, faire plus pourmoi que je ne pourrai jamais faire pour elle.

– Et que puis-je faire pour toi ? demandaSan-Felice.

– J’ai un fils, Excellence, et, depuis un an,je sollicite sans pouvoir l’obtenir, son admission comme geôlierdans la forteresse. S’il y était, je le chargerais spécialement duservice de la dame en question, dont je ne peux pas m’occuper,n’ayant que la surveillance générale.

– Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, quipensa tout de suite au parti qu’il pouvait tirer de ce protecteurde bas étage. Et de qui dépend sa nomination ?

– Sa nomination dépend du chef de lapolice.

– T’es-tu déjà adressé à lui ?

– Oui ; mais, vous comprenez, Excellence,il faudrait pouvoir… (et il fit le geste d’un homme qui compte del’argent), et je ne suis pas riche.

– C’est bien : tu feras une demande et tume l’adresseras.

– Excellence, dit le geôlier en chef en tirantun papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la chambre de laprisonnière, j’ai rédigé ma demande, pensant que vous seriez assezbon pour vous en charger.

– Je m’en charge, en effet, mon ami, dit lechevalier, et il ne dépendra pas de moi que tu n’obtiennes ce quetu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez Son Altesse royalele duc de Calabre et demande le chevalier San-Felice.

Et, mettant la pétition dans sa poche, lechevalier prit congé de son protégé, sortit de la forteresse et sedirigea vers la place des Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, ilavait rendez-vous avec le faux capitaine américain.

Celui-ci l’attendait, et, en l’apercevant,marcha droit à lui.

Tous deux s’abordèrent en s’interrogeant.

Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, sefélicita de la façon dont il avait été reçu et surtout de lacertitude où il était maintenant de pouvoir rester à son mouillage,c’est-à-dire dans le voisinage du fort.

De son côte, le chevalier lui fit part de sonprojet, et, pour qu’il s’en rendit bien compte, lui donna à lire lademande en grâce rédigée par le duc de Calabre.

Joseph Palmieri s’approcha de la lampe d’unemadone et lut ; dans sa distraction, le chevalier s’étaittrompé et lui avait donné à lire la supplique du geôlier en chef,au lieu de la demande en grâce du duc.

Mais Joseph Palmieri n’était pas homme àlaisser passer à portée de sa main une circonstance qui pût luiêtre utile sans mettre la main dessus. Il commença par prendrel’adresse du futur geôlier : Tonino Monti, via dellaSalute, n° 7 ; et, rendant la supplique auchevalier :

– Vous vous êtes trompé de papier, luidit-il.

Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva,en effet, le placet qu’il avait cru donner et en place duquel ilavait donné la supplique du geôlier en chef.

Joseph Palmieri la lut avec plus d’attentionencore que la première.

– Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a uncœur, il y a une chance ; mais je doute qu’il en ait un.

Et il remit la demande en grâce auchevalier.

– À quelle époque, demanda-t-il, comptez-voussur l’accouchement de la princesse ?

– Mais elle attend sa délivrance du jour aulendemain.

– Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, sile roi refuse, ou si elle accouche d’une fille ?…

– Alors, vous recevrez cette même suppliquedéchirée en morceaux, ce qui voudra dire que vous pouvez agir àvotre tour, attendu que, de notre côté, il n’y aura plusd’espoir ; ou sinon ce seul mot :Sauvée ! vous dira tout ce que vous aurez besoinde savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de ne rien tenterd’ici là ?

– Je vous la donne ; seulement, vous mepermettrez de m’informer topographiquement de la chambre qu’occupela prisonnière dans la forteresse ?

Le chevalier saisit la main de soninterlocuteur, en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuseénergie.

– La jeunesse est puissante devant leSeigneur, dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directementsur la goëlette le Runner.

Et il s’éloigna rapidement en cachant sonvisage dans son manteau.

Le chevalier ne s’était pas trompé, et, cettefois encore, les sympathiques effluves de la jeunesse avaientdivisé leurs courants magnétiques. À peine le chevalier avait-ilquitté la chambre de Luisa, après lui avoir fait remarquer cethomme, qui, à une demi-encablure du pied de la forteresse, sepromenait pensif sur le pont de la goëlette, que Salvato – carc’était bien Salvato lui-même – crut entendre passer dans l’air sonnom emporté par la brise de la nuit.

Il leva la tête, ne vit rien et crut s’êtretrompé.

Mais le même son frappa une seconde fois sonoreille.

Ses yeux se fixèrent alors sur l’ouverturesombre qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers lesbarreaux de cette ouverture, il crut voir s’agiter une main et unmouchoir.

Le cri correspondant à celui qui sortait ducœur de la prisonnière s’élança du sien, et les ondes de l’airfrémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes :« Luisa ! »

Le mouchoir se détacha de la main, flotta uninstant dans l’air et tomba au pied de la muraille.

Salvato eut la prudence d’attendre un instant,de regarder autour de lui si personne n’avait vu ce qui venait dese passer, et, s’étant assuré que tout était bien resté entre luiet la prisonnière, sans prévenir aucun des hommes de l’équipage, ilmit le youyou à la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses lignes,il s’approcha de la plage.

Un espace de terrain d’une dizaine de mètresséparait le quai du pied du mur de la prison, et le bonheur voulutqu’aucune sentinelle n’y fût placée.

Salvato amarra son canot au rivage, ne fitqu’un bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le mouchoiret revint au canot.

À peine y avait-il repris sa place, qu’ilentendit le pas mesuré d’une patrouille ; mais, au lieu des’éloigner du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il enfonçale mouchoir dans sa poitrine et resta dans le canot, faisant avecsa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un homme qui pêche àla palangre.

La patrouille parut au pied de la tour ;le sergent qui la commandait se détacha des rangs et s’approcha ducanot.

– Que fais-tu là ? demanda-t-il àSalvato, vêtu en simple marin.

Celui-ci lui fit répéter la question uneseconde fois, comme s’il n’eût pas compris ; puis :

– Vous le voyez bien, répondit Salvato avec unaccent anglais très-prononcé, je pêche.

Quoique détestés par les Siciliens, lesAnglais devaient à la présence de Nelson certains égards que l’onn’accordait point aux individus des autres nations.

– Il est défendu d’amarrer des bateaux auquai, répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place dansle port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au large donc,l’ami !

Salvato fit entendre un grognement de mauvaisehumeur, tira du fond de la mer sa palangre, à laquelle il eut lachance de trouver pendu un calamaris, et rama vers la goëlette.

– Bon ! dit le sergent en rejoignant sapatrouille, voilà qui le changera de son bœuf salé.

Et, enchanté de la plaisanterie, il disparutun instant sous une voûte dont il explora la profondeur sombre,reparut et continua sa ronde de nuit en longeant les mursextérieurs de la forteresse.

Quant à Salvato, il s’était déjà plongé dansl’intérieur de la goélette, baisant le mouchoir marqué d’une L,d’une S et d’une F.

Un des quatre coins était noué ; il yporta vivement la main et sentit un papier.

Sur le papier étaient écrits cesmots :

« Je t’ai reconnu, je te vois, jet’aime ! Voici mon premier moment de joie depuis que je t’aiquitté.

» Mon Dieu, pardonnez-moi si c’est parceque j’espère en lui que j’espère en vous !

» Ta Luisa. »

Salvato remonta sur le pont ; ses yeux sereportèrent immédiatement vers l’ouverture.

La main blanche se dessinait toujours sur lesbarreaux sombres.

Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et sonnom passa de nouveau à son oreille avec la brise de la nuit.

Mais, comme il eût été imprudent, par une nuitaussi claire, de continuer un semblable échange de signes, Salvatos’assit et demeura immobile, tandis qu’à travers le double barreau,son œil, habitué aux ténèbres, pouvait encore distinguer la blancheapparition, vers laquelle ne le guidait plus la mainimprudente.

Quelques instants après ; on entendit lebruit d’une double rame qui battait la mer, et l’on vit, à traversle labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port, s’avancer unebarque qui s’arrêta au pied du petit escalier de la goëlette.

C’était Joseph Palmieri qui rentrait àbord.

– Bonne nouvelle ! s’écria en anglaisSalvato, s’élançant dans les bras de son père. Elle est là, là, àcette fenêtre ! Voilà son mouchoir et une lettred’elle !

Joseph Palmieri sourit d’un ineffable sourireet murmura :

– Ô pauvre chevalier ! tu avais bienraison de dire : « La jeunesse est puissante devantDieu ! »

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