La San-Felice – Tome V

CLXXIV – LES NOUVELLES QU’APPORTAIT LAGŒLETTE THE RUNNER

Le soir même du jour où nous avons vu lechevalier San-Felice entrer dans la chambre à coucher de laduchesse de Calabre, et le capitaine de la goëlette theRunner se rendre à la Salute, toute la famille royaledes Deux-Siciles était réunie dans cette même salle du palais oùnous avons vu Ferdinand jouer au reversis avec le présidentCardillo, Emma Lyonna faire tête avec des poignées d’or au banquierdu pharaon, et la reine, retirée dans un coin avec les jeunesprincesses, broder la bannière que le fidèle et intelligent Lamarradevait porter au cardinal Ruffo.

Rien n’était changé : le roi jouaittoujours au reversis ; le président Cardillo arrachaittoujours ses boutons ; Emma Lyonna couvrait toujours d’or latable, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à son fauteuil, etla reine et les jeunes princesses brodaient non plus un labarum decombat pour le cardinal, mais une bannière d’actions de grâce poursainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de souiller le nom enla faisant protectrice de ce trône, en train de se raffermir dansle sang.

Seulement, depuis le jour où nous avonsintroduit nos lecteurs dans cette même salle, les choses étaientbien changées. D’exilé et vaincu qu’était Ferdinand, il étaitredevenu, grâce à Ruffo, conquérant et vainqueur. Aussi rienn’eût-il altéré le calme de cet auguste visage que Canova, nousl’avons dit, était occupé à faire jaillir en Minerve, non pas ducerveau de Jupiter, mais d’un magnifique bloc de marbre de Carrare,si quelques numéros du Moniteur républicain, arrivés deFrance, n’eussent jeté leur ombre sur cette nouvelle ère danslaquelle entrait la royauté sicilienne.

Les Russes avaient été battus à Zurich parMasséna, et les Anglais à Almaker par Brune. Les Anglais avaientété forcés de se rembarquer, et Souvorov, laissant dix mille Russessur le champ de bataille, n’avait échappé qu’en traversant unprécipice, au fond duquel coulait la Reuss, sur deux sapins liésavec les ceintures de ses officiers, et qu’en repoussant dansl’abîme, une fois passé, le pont sur lequel il venait de lefranchir.

Ferdinand s’était donné quelques minutes deplaisir au milieu de l’ennui que lui causaient ces nouvelles, enraillant Nelson sur le rembarquement des Anglais, et Baillie sur lafuite de Souvorov.

Il n’y avait rien à dire à un homme qui, enpareille circonstance, s’était si cruellement et si gaiement, toutà la fois, raillé lui-même.

Aussi, Nelson s’était contenté de se mordreles lèvres, et Baillie, qui était Irlandais, mais d’originefrançaise, ne s’était pas trop désespéré de l’échec arrivé auxtroupes du tzar Paul Ier.

Il est vrai que cela ne changeait rien auxaffaires qui intéressaient directement Ferdinand, c’est-à-dire auxaffaires d’Italie. L’Autriche était, grâce à ses victoires deKokack en Allemagne, de Magnano en Italie, de la Trebbia et deNovi, l’Autriche était au pied des Alpes, et le Var, notrefrontière antique, était menacé.

Il est vrai encore que Rome et le territoireromain étaient reconquis par Burckard et Pronio, les deuxlieutenants de Sa Majesté Sicilienne, et qu’en vertu du traitésigné entre le général Burckard, commandant des troupesnapolitaines, le commodore Troubridge, commandant des troupesbritanniques, et le général Garnier, commandant des troupesfrançaises, il devait, en se retirant avec les honneurs de laguerre, avoir abandonné les États romains le 4 octobre.

Il y avait dans tout cela, comme disait le roiFerdinand, à boire et à manger. Puis, avec son insouciancenapolitaine, il jetait en l’air, quitte à ce qu’il lui retombât surle nez, le fameux proverbe que les Napolitains appliquent plussouvent encore au moral qu’au physique :

– Bon ! tout ce qui n’étrangle pasengraisse.

Sa Majesté, assez peu inquiète des événementsqui se passaient en Suisse et en Hollande, et fort rassurée surceux qui s’étaient accomplis, s’accomplissaient et devaients’accomplir en Italie, faisait donc sa partie de reversis,raillant, tout à la fois, Cardillo, son adversaire, et Nelson etBaillie, ses alliés, lorsque le prince royal entra dans le salon,salua le roi, salua la reine, et, cherchant des yeux le prince deCastelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé ministre desaffaires étrangères, à cause de son dévouement, alla droit à lui etentama vivement avec Son Excellence une conversation à voixbasse.

Au bout de cinq minutes, le prince deCastelcicala traversa le salon dans toute sa longueur, alla droit,à son tour, à la reine, et lui dit tout bas quelques mots qui luifirent vivement redresser la tête.

– Prévenez Nelson, dit la reine, et venez merejoindre avec le prince de Calabre dans le cabinet à côté.

Et, se levant, elle entra, en effet, dans uncabinet attenant au grand salon.

Quelques secondes après, le prince deCastelcicala introduisait le prince, et Nelson entrait lui-mêmederrière eux, et refermait la porte sur lui.

– Venez donc ici, François, dit la reine, etracontez-nous d’où vous tenez toute cette belle histoire que vientde me dire Castelcicala.

– Madame, dit le prince en s’inclinant avec cerespect mêlé de crainte qu’il avait toujours eu pour sa mère, dontil ne se sentait pas aimé, madame, un de mes hommes, un homme surlequel je puis compter, se trouvant par hasard aujourd’hui, versdeux heures de l’après-midi, à la police, a entendu dire que lecapitaine d’un petit bâtiment américain qui est entré aujourd’huidans le port, poussé, en sortant de Malte par un coup de vent ducôté du cap Bon, avait rencontré deux bâtiments de guerre français,sur l’un desquels il avait tout lieu de croire que se trouvait legénéral Bonaparte.

Nelson, voyant l’attention que chacun portaitau récit du prince François, se le fit traduire en anglais par leministre des affaires étrangères, et se contenta de hausser lesépaules.

– Et vous n’avez pas, en face d’une nouvellede cette sorte, si vague qu’elle fût, cherché à voir ce capitaine,à vous informer par vous-même de ce qu’il y avait de réel dans cebruit ? Vraiment, François, vous êtes d’une insoucianceimpardonnable !

Le prince s’inclina.

– Madame, dit-il, ce n’était point à moi, quine suis rien dans le gouvernement, d’essayer de pénétrer dessecrets de cette importance ; mais j’ai envoyé la personnemême qui avait recueilli ces rumeurs à bord de la goëletteaméricaine, lui ordonnant de s’informer à la source même, et, si cecapitaine lui paraissait digne de quelque créance, de l’amener aupalais.

– Eh bien ? demanda impatiemment lareine.

– Eh bien, madame, le capitaine attend dans lesalon rouge.

– Castelcicala, dit la reine, allez ! etamenez-le ici par les corridors, afin qu’il ne traverse pas lesalon.

Il se fit un profond silence parmi les troispersonnes qui se tenaient dans l’attente ; puis, au bout d’uneminute, la porte de dégagement se rouvrit et donna passage à unhomme de cinquante à cinquante-cinq ans, portant un uniforme defantaisie.

– Le capitaine Skinner, dit le prince deCastelcicala en introduisant le touriste américain.

Le capitaine Skinner était, comme nous l’avonsdit, un homme ayant déjà passé le midi de la vie, de taille un peuau-dessus de la moyenne, admirablement pris dans sa taille, d’unefigure grave mais sympathique, avec des cheveux grisonnant à peine,rejetés en arrière comme si le vent de la tempête, en lui soufflantau visage, les avait inclinés ainsi. Il portait le devant du visagesans barbe ; mais d’épais favoris s’enfonçaient dans sacravate de fine batiste et d’une irréprochable blancheur.

Il s’inclina respectueusement devant la reineet devant le duc de Calabre, et salua Nelson comme il eût fait d’unpersonnage ordinaire ; ce qui indiquait qu’il ne leconnaissait point ou ne voulait point le connaître.

– Monsieur, lui dit la reine, on m’assure quevous êtes porteur de nouvelles importantes ; cela vousexplique pourquoi j’ai désiré que vous prissiez la peine de passerau palais. Nous avons tous le plus grand intérêt à connaître cesnouvelles. Et, pour que vous sachiez devant qui vous allez parler,je suis la reine Marie-Caroline ; voici mon fils, M. leduc de Calabre ; voici mon ministre des affaires étrangères,M. le prince de Castelcicala ; enfin, voici mon ami, monsoutien, mon sauveur, milord Nelson, duc de Bronte, baron duNil.

Le capitaine Skinner semblait chercher desyeux une cinquième personne, quand tout à coup la porte du cabinetdonnant sur le salon s’ouvrit, et le roi parut.

C’était évidemment cette cinquième personneque cherchait des yeux le capitaine Skinner.

– Madonna ! s’écria le rois’adressant à Caroline, savez-vous les nouvelles qui se répandentdans Palerme, ma chère maîtresse ?

– Je ne le sais pas encore, monsieur, réponditla reine ; mais je vais le savoir, car voici monsieur qui lesa apportées et qui me les va donner.

– Ah ! ah ! fit le roi.

– J’attends que Leurs Majestés veuillent bienme faire l’honneur de m’interroger, dit le capitaine Skinner, et jeme tiens à leurs ordres.

– On dit, monsieur, demanda la reine, que vouspouvez nous donner des nouvelles du général Bonaparte ?

Un sourire passa sur les lèvres del’Américain.

– Et de sûres, oui, madame ; car il y atrois jours que je l’ai rencontré en mer.

– En mer ? répéta la reine.

– Que dit monsieur ? demanda Nelson.

Le prince de Castelcicala traduisit en anglaisla réponse du capitaine américain.

– À quelle hauteur ? demanda Nelson.

– Entre la Sicile et le cap Bon, répondit enexcellent anglais le capitaine Skinner, ayant la Pantellerie àbâbord.

– Alors, demanda Nelson, vers le37e degré de latitude nord ?

– Vers le 37e degré de latitudenord et par le 9e degré et vingt minutes de longitudeest.

Le prince de Castelcicala traduisit au fur età mesure au roi ce qui se disait. Pour la reine et pour le duc deCalabre, une traduction était inutile : ils parlaient tousdeux anglais.

– Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smithbloque le port d’Alexandrie, et il n’aurait pas laissé passer deuxbâtiments français se rendant en France.

– Bon ! dit le roi, qui ne manquaitjamais de donner son coup de dent à Nelson, vous avez bien laissépasser toute la flotte française, se rendant àAlexandrie !

– C’était pour mieux l’anéantir à Aboukir,répondit Nelson.

– Eh bien, dit le roi, courez donc après lesdeux bâtiments qu’a vus le capitaine Skinner, etanéantissez-les !

– Le capitaine voudrait-il nous dire, demandale duc de Calabre en faisant un double signe de respect à son pèreet à sa mère comme pour s’excuser d’oser prendre la parole devanteux, par quelles circonstances il se trouvait dans ces parages, etquelles causes lui font croire qu’un des deux bâtiments françaisqu’il a rencontrés était monté par le général Bonaparte ?

– Volontiers, Altesse, répondit le capitaineen s’inclinant. J’étais parti de Malte pour aller passer au détroitde Messine, quand j’ai été pris par un coup de vent de nord-est, àune lieue au sud du cap Passaro. J’ai laissé courir à l’abri de laSicile jusqu’à l’île de Maritimo, et laissé porter avec le mêmevent sur le cap Bon, filant grand largue.

– Et là ? demanda le duc.

– Là, je me suis trouvé en vue de deuxbâtiments que j’ai reconnus pour français et qui m’ont reconnu pouraméricain. D’ailleurs, un coup de canon avait assuré leur pavillonet m’avait invité à déployer le mien. L’un d’eux m’a fait signed’approcher, et, quand j’ai été à portée de la voix, un homme encostume d’officier général m’a crié :

– Ohé ! de la goélette ! avez-vousvu des bâtiments anglais ?

» – Aucun, général, ai-je répondu.

» – Que fait la flotte de l’amiralNelson ?

» – Une partie bloque Malte, l’autre estdans le port de Palerme.

» – Où allez-vous ?

» – À Palerme.

» – Eh bien, si vous y voyez l’amiral,dites-lui que je vais prendre en Italie la revanche d’Aboukir.

» Et le bâtiment a continué sa route.

» – Savez-vous comment se nomme legénéral qui vous a interrogé ? m’a demandé mon second, quis’était tenu près de moi pendant l’interrogatoire. Eh bien, c’estle général Bonaparte !

On traduisit tout le récit du capitaineaméricain à Nelson, tandis que le roi, la reine et le duc deCalabre se regardaient, inquiets.

– Et, demanda Nelson, vous ne savez pas lesnoms de ces deux bâtiments ?

– Je les ai approchés de si près, répondit lecapitaine, que j’ai pu les lire : l’un s’appelle leMuiron, l’autre le Carrère.

– Que veulent dire ces noms ?demanda en allemand la reine au duc de Calabre. Je ne comprends pasleur signification.

– Ce sont deux noms d’homme, madame, réponditle capitaine Skinner en allemand, et en parlant cette langue aussipurement que les deux autres dans lesquelles il s’était déjàexprimé.

– Ces diables d’Américains ! dit enfrançais la reine, ils parlent toutes les langues.

– Cela nous est nécessaire, madame, réponditen bon français le capitaine Skinner. Un peuple de marchands doitconnaître toutes les langues dans lesquelles on peut demander leprix d’une balle de coton.

– Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, quedites-vous de la nouvelle ?

– Je dis qu’elle est grave, sire, mais qu’ilne faut pas s’en inquiéter outre mesure. Lord Keith croise entre laCorse et la Sardaigne, et, vous le savez, la mer et les vents sontpour l’Angleterre.

– Je vous remercie, monsieur, desrenseignements que vous avez bien voulu me donner, dit la reine.Comptez-vous faire un long séjour à Palerme ?

– Je suis un touriste voyageant pour monplaisir, madame, répondit le capitaine, et, à moins de désirscontraires de la part de Votre Majesté, vers la fin de la semaineprochaine, j’espère mettre à la voile.

– Où vous trouverait-on, capitaine, si l’onavait besoin de nouveaux renseignements ?

– À mon bord. J’ai jeté l’ancre en face dufort de Castellamare, et, à moins d’ordres contraires, la placem’étant commode, je resterai où je suis.

– François, dit la reine à son fils, vousveillerez à ce que le capitaine ne soit pas dérangé de la placequ’il a choisie. Il faut qu’on sache où le retrouver à la minute,si par hasard on a besoin de lui.

Le prince s’inclina.

– Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, àvotre avis, qu’y a-t-il à faire, maintenant ?

– Sire, il y a votre partie de reversis àreprendre, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. Ensupposant que le général Bonaparte aborde en France, ce n’est qu’unhomme de plus.

– Si vous n’eussiez pas été à Aboukir, milord,dit Skinner, ce n’était qu’un homme de moins ; mais il estprobable que, grâce à cet homme de moins, la flotte française étaitsauvée.

Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à lafois un compliment et une menace, le capitaine américain embrassad’un salut les augustes personnages qui l’avaient appelé, et seretira.

Et, selon le conseil que lui avait donnéNelson, le roi alla reprendre sa place à la table où l’attendaitimpatiemment le président Cardillo, et où l’attendaient patiemment,comme il convient à des courtisans bien dressés, le duc d’Ascoli etle marquis Circillo.

Ceux-ci étaient trop bien formés à l’étiquettedes cours pour se permettre d’interroger le roi ; mais leprésident Cardillo était moins rigide observateur du décorum queces deux messieurs.

– Eh bien, sire, cela valait-il la peined’interrompre notre partie, dit-il, et de nous laisser le bec dansl’eau pendant un quart d’heure ?

– Ah ! par ma foi ! non, dit le roi,à ce que prétend l’amiral Nelson, du moins. Bonaparte a quittél’Égypte, a passé, sans être vu, à travers la flotte de SydneySmith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur du cap Bon. Ilpassera à travers la flotte de milord Keith, comme il a passé àtravers celle de sir Sydney Smith, et, dans trois semaines, il seraà Paris. À vous de battre les cartes, président, – en attendant queBonaparte batte les Autrichiens !

Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, leroi reprit sa partie, comme si, en effet, ce qu’il venaitd’apprendre ne valait point la peine de l’interrompre.

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