La San-Felice – Tome V

CLXXI – LA PORTESANT’AGOSTINO-ALLA-ZECCA

Vers trois heures et demie, les condamnésentendirent s’ouvrir la porte extérieure du cabinet desbianchi, dont ils étaient séparés par une forte cloison etpar une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et deverrous ; puis, un bruit de pas et le chuchotement deplusieurs voix.

Cirillo tira sa montre.

– Trois heures et demie, dit-il : monbrave homme de geôlier ne s’est pas trompé.

– Michele ! dit Salvato au lazzarone,qui, depuis qu’il avait communié, se tenait absorbé dans saprière.

Michele tressaillit, et, sur un signe deSalvato, s’approcha de lui autant que le permettait la longueur desa chaîne.

– Excellence ? demanda-t-il.

– Tâche de ne pas t’éloigner de moi, et, s’ilarrive quelque événement inattendu, profites-en.

Michele secoua la tête.

– Oh ! Excellence, murmura-t-il, Nanno adit que je serais pendu, je dois être pendu ; cela ne peut sepasser autrement.

– Bah ! qui sait ? dit Salvato.

On entendit s’ouvrir la porte opposée à cellequi donnait dans le cabinet des blanchi, c’est-à-direcelle de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la chambredes condamnés, tandis que le bruit des crosses de fusil que lessoldats posaient à terre arrivait jusqu’à eux.

Il n’y avait point à se tromper à l’aspect decet homme : c’était le bourreau.

Il compta les patients.

– Six ducats de prime seulement !murmura-t-il avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seulcoup, soixante ducats me devaient revenir… Enfin, n’y pensonsplus !

Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédéd’un huissier tenant l’arrêt de la junte.

– Détachez les condamnés, dit le procureurfiscal.

Les geôliers obéirent.

– À genoux pour entendre votre arrêt !dit Guidobaldi.

– Avec votre permission, monsieur le procureurfiscal, dit Hector Carraffa, nous aimerions mieux l’entendredebout.

Le ton de raillerie avec lequel étaientprononcées ces paroles fit grincer les dents du juge.

– À genoux, debout, assis, peu importe dequelle façon vous l’entendrez, pourvu que vous l’entendiez et quel’arrêt s’exécute ! Greffier, lisez l’arrêt.

L’arrêt condamnait Dominique Cirillo, GabrielManthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentelà être pendus, et Hector Caraffa à avoir la tête tranchée.

– C’est bien cela, dit Hector, et il n’y arien à reprendre au jugement.

– Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peutl’exécuter ?

– Quand vous voudrez. Je suis prêt pour moncompte, et je présume que mes amis sont prêts comme moi.

– Oui, répondirent les condamnés d’une seulevoix.

– Je dois cependant tu dire une chose, à toi,Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui prouvait ceque cette chose lui coûtait à dire.

– Laquelle ? demanda Cirillo.

– Demande ta grâce au roi, et peut-être, commetu as été son médecin, te l’accordera-t-il. En tout cas, cettedemande faite, j’ai ordre d’accorder un sursis.

Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.

Mais lui, avec sa voix douce, avec son visagecalme, avec ses lèvres souriantes, répondit :

– C’est inutilement qu’on cherche à flétrir maréputation par une bassesse. Je refuse d’entrer dans cette honteusevoie de salut qui m’est offerte. J’ai été condamné avec des amisqui me sont chers ; je veux mourir avec eux. J’attends monrepos de la mort, et je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurerune heure de plus dans un monde où règnent l’adultère, le parjureet la perversité.

Léonore saisit la main de Cirillo, et, aprèsl’avoir baisée, brisa sur le plancher le flacon d’opium qu’elleavait reçu de lui.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Guidobaldien voyant la liqueur se répandre sur les dalles.

– Un poison qui, en dix minutes, m’eût misehors de tes atteintes, misérable ! répondit-elle.

– Et pourquoi renonces-tu à cepoison ?

– Parce que ce serait, il me semble, unelâcheté, du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner,d’abandonner Cirillo.

– Bien, ma fille ! s’écria Cirillo. Je nedirai pas : « Tu es digne de moi ! » jedirai : « Tu es digne de toi-même ! »

Léonore sourit, et, l’œil au ciel, la mainétendue, le sourire à la bouche :

Forsan hæc olim meminisse juvabit !

dit-elle.

– Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-cefini, et personne n’a-t-il plus rien à demander ?

– Personne n’a rien demandé, d’abord, dit lecomte de Ruvo.

– Et personne ne demandera rien, ditManthonnet, si ce n’est que nous finissions cette comédie de fausseclémence le plus tôt possible.

– Geôlier, ouvrez la porte auxbianchi, dit le procureur fiscal.

La porte du cabinet s’ouvrit, et lesbianchi parurent, revêtus de leur longues robesblanches.

Ils étaient douze, deux par chaquecondamné.

La porte du cabinet se referma derrièreeux.

Un pénitent s’approcha de Salvato, lui prit lamain, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.

Salvato lui rendit le même signe, sans que sonvisage trahît la moindre émotion.

– Vous êtes prêt ? demanda lepénitent.

– Oui, répondit Salvato.

La réponse ayant un double sens, personne nela remarqua.

Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas lavoix ; mais le signe maçonnique lui apprenait qu’il avaitaffaire à un ami.

Il échangea un regard avec Michele.

– Rappelle-toi ce que je t’ai dit, Michele,dit Salvato.

– Oui, Excellence, répondit le lazzarone.

– Lequel de vous s’appelle Michele ?demanda un pénitent.

– Moi, dit vivement Michele croyant qu’ilallait apprendre quelque bonne nouvelle.

Le pénitent s’approcha de lui.

– Vous avez une mère ? luidemanda-t-il.

– Oui, répondit Michele avec un soupir, etc’est le plus fort de ma peine, pauvre femme ! Mais commentsavez-vous cela ?

– Une pauvre vieille m’a arrêté au moment oùj’entrais à la Vicaria.

» – Excellence, m’a-t-elle dit, j’ai uneprière à vous faire.

» – Laquelle ? ai-je demandé.

» – Je voudrais savoir si vous faitespartie des pénitents qui conduisent les condamnés à l’échafaud.

» – Oui.

» – Eh bien, l’un d’eux s’appelle MicheleMarino ; mais il est plus connu sous le nom de Michele ilPazzo.

» – N’est-ce pas, lui ai-je demandé,celui qui a été colonel sous la soi-disant République ?

» – Oui, le malheureux enfant,répondit-elle, c’est bien lui !

» – Eh bien, après ?

» – Eh bien, comme un brave chrétien quevous êtes, vous l’avertirez de tourner, en sortant de la Vicaria,la tête à gauche ; je serai sur la pierre des Banqueroutierspour le voir une dernière fois et lui donner ma bénédiction.

– Merci, Excellence, dit Michele. C’est unfait que la pauvre chère femme m’aime de tout son cœur. Je lui aibien fait de la peine toute ma vie ; mais, aujourd’hui, c’estla dernière que je lui ferai !

Puis, en essuyant une larme :

– Voulez-vous me faire l’honneur dem’assister ? demanda-t-il au pénitent.

– Volontiers, répondit celui-ci.

– Allons, Michele, dit Salvato, ne nousfaisons pas attendre.

– Me voilà, monsieur Salvato, mevoilà !

Et Michele se mit à la suite de Salvato.

Les condamnés sortirent de la salle où ilsavaient été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la messeleur avait été dite, et commencèrent d’entrer dans le corridor, lebourreau en tête.

Ils marchaient dans la disposition qui, sansdoute, était celle dans laquelle ils devaient êtreexécutés :

Cirillo d’abord, puis Manthonnet, puisMichele, puis Éléonore Pimentel, puis Ettore Garaffa.

Chacun des condamnés marchait entre deuxbianchi.

À la porte de la prison donnant dans la cours’étendait une double file de soldats, allant de cette premièreporte à la seconde, qui débouchait sur la place de la Vicaria.

Cette place était encombrée de peuple.

À l’aspect des condamnés, une formidablerumeur s’éleva de la foule :

– À mort, les jacobins ! àmort !

Il était évident que, sans la double file desoldats qui les protégeait, ils n’eussent point fait cinq pas dansla rue sans être mis en pièces.

Des couteaux brillaient dans toutes les mains,des menaces dans tous les yeux.

– Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvatole pénitent qui marchait à sa droite et qui s’était fait connaîtreà lui pour maçon.

– Croyez-vous donc que j’aie besoin d’êtresoutenu ? lui demanda en souriant Salvato.

– Non ; mais j’ai des instructions à vousdonner.

On avait fait une quinzaine de pas hors de laVicaria, et l’on se trouvait en face de la colonne qui surmonte lapierre dite des Banqueroutiers, parce que c’était en s’asseyant, lederrière nu, sur cette pierre que les banqueroutiers du moyen âgese déclaraient en faillite.

– Halte ! dit le pénitent qui était à lagauche de Michele.

Dans ces sortes de marches funèbres, lespénitents jouissent d’une autorité que personne ne songe à leurcontester.

Maître Donato s’arrêta le premier, et,derrière lui, s’arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.

– Jeune homme, dit à Michele le pénitent quiavait crié : « Halte ! » fais tes adieux à tamère ! – Femme, ajouta-t-il en s’adressant à la vieille, donnela dernière bénédiction à ton fils !

La vieille descendit de la pierre sur laquelleelle était montée, et Michele se jeta dans ses bras.

Pendant quelques secondes, ni l’un ni l’autrene purent parler.

Le pénitent qui était à la droite de Salvatoen profita pour lui dire :

– Dans le vico Sant’Agostino-alla-Zecca, aumoment où nous arriverons en face de l’église, il y aura untumulte. Montez sur les marches de l’église et appuyez-vous contrela porte en la frappant du talon.

– Le pénitent qui est à ma gauche est-il desnôtres ?

– Non. Faites semblant de vous occuper deMichele.

Salvato se retourna vers le groupe queformaient Michele et sa mère.

Michele venait de relever la tête et regardaitautour de lui.

– Et elle, demanda-t-il, elle n’est pas avecvous ?

– Qui, elle ?

– Assunta.

– Ses frères et son père l’ont enfermée aucouvent de l’Annonciata, où elle pleure et se désespère, et ils ontjuré que, s’ils pouvaient t’arracher aux mains des soldats, lebourreau n’aurait pas le plaisir de te pendre, attendu qu’ilsauraient celui de te mettre en pièces. Giovanni a mêmeajouté : « Ça me coûtera un ducat, maisn’importe ! »

– Ma mère, vous lui direz que je lui envoulais de m’avoir abandonné, mais qu’à cette heure, où je saisqu’il n’y a pas de sa faute, je lui pardonne.

– Allons, dit le pénitent, il faut sequitter.

Michele se mit à genoux devant sa mère, quilui posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement ;car la pauvre femme, étouffée par les sanglots, ne pouvait plusproférer une seule parole.

Le pénitent prit la vieille femme par-dessousles bras et l’assit sur la pierre, où elle resta comme une masseinerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.

– Marchons, dit Michele.

Et, de lui-même, il reprit son rang.

Le pauvre garçon n’était ni un esprit fortcomme Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un cœur de bronzecomme Manthonnet, ni un poëte comme Pimentel : c’était unenfant du peuple, accessible à tous les sentiments et ne sachant niles réprimer ni les cacher.

Il marchait la jambe ferme, la tête droite,mais les joues humides de larmes.

On suivit un instant la strada deiTribunali ; puis on prit à gauche le vico delle Lite ; ontraversa la rue Forcella, et l’on entra dans le vicoSant’Agostino-alla-Zecca.

Un homme se tenait à l’entrée de cette rueavec une charrette attelée de deux buffles.

Il sembla à Salvato que le pénitent qui étaità sa droite avait échangé un signe avec le charretier.

– Tenez-vous prêt.

– À quoi ?

– À ce que je vous ai dit.

Salvato se retourna et vit que l’homme auxbuffles suivait le cortège avec sa charrette.

Un peu en avant de l’estrade del Pendino, larue était barrée par une voiture de bois dont l’essieu étaitcassé.

L’homme dételait ses chevaux, afin dedécharger la voiture.

Cinq ou six soldats se portèrent en avant encriant : « Place ! place ! » et enessayant, en effet, de débarrasser la rue.

On était en face de l’église deSant’Agostino-alla-Zecca.

Tout à coup, des mugissements horribles sefirent entendre, et, comme s’ils étaient atteints de folie, lesbuffles, les yeux sanglants, la langue pendante, soufflant le feupar les naseaux, traînant après eux la charrette avec un bruitpareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le cortège, foulant auxpieds, écrasant contre les maisons le peuple dont la rue étaitencombrée et l’arrière-garde des soldats, qui voulaient vainementles arrêter de leurs baïonnettes.

Salvato comprit que c’était le moment. Ilécarta du coude le second pénitent qui était à sa gauche, renversale soldat qui faisait la file à sa hauteur, et en criant :« Gare les buffles ! » et, comme s’il cherchaitseulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l’église,et s’appuya à la porte, qu’il frappa du talon.

La porte s’ouvrit, comme, dans une féerie bienmachinée, s’ouvre une trappe anglaise, et, avant que l’on eût eu letemps de voir par où il avait disparu, elle se referma sur lui.

Michele avait voulu suivre Salvato ; maisun bras de fer l’avait arrêté. C’était celui du vieux pêcheur BassoTomeo, le père d’Assunta.

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