La San-Felice – Tome V

CLXXVII – LA NAISSANCE D’UN PRINCE ROYAL–

Quelques jours après les événements que nousvenons de raconter, le roi chassait la caille à tir, escorté de sonfidèle Jupiter, dans les jardins de la Bagaria et sur le versantseptentrional des collines qui s’élèvent à quelque distance de laplage.

Il avait avec lui les deux plus fidèlescompagnons de ces sortes de plaisirs, excellents tireurs comme lui,sir William Hamilton et le président Cardillo.

La chasse était splendide : c’était leretour des cailles.

Les cailles, comme tout chasseur sait, ont paran deux passages. Dans le premier, aux mois d’avril et de mai,elles vont du midi au nord ; à cette époque, elles sontmaigres et sans saveur. Dans le second, qui a lieu au mois deseptembre et d’octobre, elles sont, au contraire, grasses etsucculentes, surtout en Sicile, leur première étape pour regagnerl’Afrique.

Le roi Ferdinand s’amusait donc, – nous nedirons pas comme un roi, nous savons trop bien que, tout roi qu’ilétait, il ne s’était pas toujours amusé, mais comme un chasseur quinage dans le gibier.

Il avait tiré cinquante coups et tué cinquantepièces, et il offrait de parier qu’il irait ainsi jusqu’à lacentaine, sans en manquer une seule.

Tout à coup, on vit venir un cavalier courantà toute bride ; et, guidé par les coups de fusil, à ladistance de cinq cents pas à peu près des chasseurs, il arrêta soncheval, se dressa sur ses étriers pour voir lequel des trois étaitle roi, et, l’ayant reconnu, il vint droit à lui.

Ce cavalier était un messager que le duc deCalabre envoyait au roi, son père, pour lui annoncer que laduchesse était prise des premières douleurs, et, le prier, selonles lois de l’étiquette, d’assister à l’accouchement.

– Bon ! fit le roi, tu dis les premièresdouleurs ?

– Oui, sire.

– En ce cas, j’ai bien une heure ou deuxdevant moi. Antonio Villari est-il là ?

– Oui, sire, et deux autres médecins aveclui.

– Alors, tu vois bien : je n’y puis rienfaire. Tout beau, Jupiter ! Je vais encore tuer quelquescailles. Retourne à Palerme, et dis au prince que je te suis.

Et il alla à Jupiter, qui, sur larecommandation de son maître, tenait l’arrêt aussi ferme que s’ileût été changé en pierre.

La caille partit, le roi la tua.

– Cinquante et une, Cardillo !dit-il.

– Pardieu ! dit le président, de mauvaisehumeur de n’en être qu’à la trentaine, avec un chien comme levôtre, ce n’est pas malin. Je ne sais même pas comment VotreMajesté se donne la peine de brûler de la poudre et de semer duplomb. À sa place, je prendrais le gibier à la main.

Le domestique qui suivait le roi, lui passait,pendant ce temps, un autre fusil tout chargé.

– Eh bien, dit le roi au messager, tu n’es pasencore parti ?

– J’attendais pour savoir si le roi n’avaitpas d’autres ordres à me donner.

– Tu diras à mon fils que j’en suis à macinquante et unième caille, et que Cardillo n’est encore qu’à satrentième.

Le messager repartit au galop, et la chassecontinua.

Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autrescailles.

Il changeait son fusil déchargé contre unfusil chargé, lorsqu’il vit revenir le même messager à fond detrain.

– Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire quela duchesse est accouchée ?

– Non, sire ; je viens, au contraire,dire à Votre Majesté qu’elle souffre beaucoup.

– Que veut-elle que j’y fasse ?

– Votre Majesté sait qu’en pareillecirconstance sa présence est commandée par le cérémonial. Il peutarriver un malheur.

– Eh bien, demanda le président, qu’ya-t-il ?

– Il y a que cela ne va pas tout seul, à cequ’il paraît, répondit Ferdinand.

– De sorte que nous allons quitter la chasseau milieu de la journée ? Au reste, que Votre Majesté laquitte si elle veut, je reste : je ne m’en retournerai quequand j’aurai mes cent pièces.

– Ah ! dit Ferdinand, une idée !Retourne vite à Palerme et ordonne de sonner toutes lescloches.

– Et je puis dire à Son Altesseroyale… ?

– Tu peux lui dire que j’y suis aussitôt quetoi. As-tu vu nos chevaux ?

– Ils sont à la grille de la Bagaria,sire.

– Eh bien, dis-leur, en passant, de serapprocher.

Le messager repartit au galop.

Un quart d’heure après, toutes les cloches dePalerme étaient en branle.

– Ah ! dit le roi, voilà qui doit luifaire du bien.

Et il continua sa chasse.

Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille,sans en avoir manqué une seule.

– Voulez-vous parier que j’irai jusqu’à lacentaine, sans un faux coup, Cardillo ?

– Ce n’est pas la peine.

– Pourquoi cela ?

– Parce que voilà le messager qui revient.

– Diable ! dit Ferdinand. Tout beau,Jupiter ! Je vais toujours tuer ma quatre-vingt-onzième, enattendant.

La caille partit, le roi la tua.

Lorsqu’il se retourna, le messager était prèsde lui.

– Eh bien, lui demanda Ferdinand, les clochesl’ont-elles soulagée ?

– Non, sire : les médecins ont descraintes.

– Les médecins ont des craintes ! répétaFerdinand en se grattant l’oreille. C’est grave, alors ?

– Très-grave, sire.

– En ce cas, qu’on expose le saintsacrement.

– Sire, je ferai observer à Votre Majesté queles médecins disent que votre présence est urgente.

– Urgente ! urgente ! répétaFerdinand avec impatience ; je n’y ferai pas plus que le bonDieu !

– Sire, le cheval de Votre Majesté est là.

– Je le vois bien, pardieu ! Va, va, mongarçon ; et, si le saint sacrement n’y fait rien, j’iraimoi-même.

Et il ajouta à voix basse :

– Quand j’aurai tué mes cent cailles, bienentendu.

Au bout d’un quart d’heure, le roi avait tuéces cent cailles. Sir William l’avait suivi de près et en avait tuéquatre-vingt-sept. Le président Cardillo était de dix en arrièresur sir William et de vingt-trois sur le roi : aussi était-ilfurieux.

Les cloches sonnaient toujours à grande volée,ce qui prouvait qu’il n’y avait pas de nouveau.

– Alla malora ! dit le roi avecun soupir, il paraît qu’elle s’entête à ne rien finir que je nesois là. Allons-y donc. On a bien raison de dire : « Ceque femme veut, Dieu le veut. »

Et, sautant à cheval :

– Vous êtes libres d’aller jusqu’à vos centcailles, dit-il aux deux autres chasseurs. Moi, je retourne àPalerme.

– En ce cas, dit sir William, je suis VotreMajesté : ma charge m’oblige à ne pas vous quitter dans unpareil moment.

– C’est bien, allez, dit Cardillo ; moi,je reste.

Le roi et sir William mirent leurs montures augalop.

Au moment où ils entraient dans la ville, lecarillon des cloches cessa.

– Ah ! Ah ! dit le roi, il paraîtque c’est fini. Maintenant, reste à savoir si c’est un garçon ouune fille.

On passa devant une église : tous lescierges étaient allumés, le saint sacrement était exposé surl’autel, l’église était pleine de gens qui priaient.

On entendit le bruit des pétards et l’on vitl’air sillonné par les fusées.

– Bien ! dit le roi, voilà qui est de bonaugure.

Le roi vit de loin venir le mêmemessager ; il tenait son chapeau en l’air et criait :« Vive le roi ! » Tout le monde courait après lui ous’élançait au-devant de lui. C’était miracle qu’il n’écrasâtpersonne.

Du plus loin qu’il aperçut le roi :

– Un prince, sire ! un prince !cria-t-il.

– Eh bien, dit le roi à sir William, quandj’aurais été là, je n’y aurais rien ajouté.

Les cris du peuple annoncèrent l’arrivée deFerdinand au palais.

Tout le monde était dans la joie, et le roiétait attendu avec la plus grande impatience.

Le duc et la duchesse de Calabre avaient prisà cœur la cause de la San-Felice, non pour elle, qu’ils neconnaissaient pas, l’ayant vue à peine, mais pour son mari.

Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plusagité surtout que si c’était son propre sort qui allait sedébattre, était à genoux dans un cabinet attenant à la chambre àcoucher, et priait.

C’est qu’il connaissait le roi, et qu’ilsavait qu’il avait beaucoup à craindre et peu à espérer.

La jeune mère était dans son lit. Elle n’avaitaucun doute, elle : qui pourrait refuser quelque chose à cebel enfant qu’elle venait de mettre au monde avec tant dedouleurs ? Ce serait une impiété !

Ne serait-il pas roi un jour ? n’était-ilpas d’heureux augure qu’il entrât dans la vie par la porte de laclémence et en balbutiant le mot Grâce !

On avait eu le temps, son grand-père n’étantpas encore là au moment de sa naissance, de lui faire sa toiletteet de lui passer une magnifique robe de dentelles.

Il avait les cheveux blonds des princesautrichiens, des yeux bleus étonnés qui regardaient sans voir, lapeau fraîche comme une rose et blanche comme du satin.

La mère le tenait couché près d’elle, ne selassant pas de l’embrasser. Elle lui avait glissé, dans les plis dela robe qui recouvrait ses langes royaux, la supplique de lamalheureuse San-Felice.

On entendit dans la rue, se rapprochant dupalais sénatorial, les cris de « Vive le roi ! »

Le prince pâlit : il lui sembla, à lui sicraintif devant son père, qu’il allait commettre un crime delèse-majesté.

La princesse fut plus courageuse que lui.

– Ô François, dit-elle, nous ne pouvonscependant pas abandonner cette pauvre femme !

San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit laporte de l’alcôve, et par cette porte passa sa tête pâle eteffarée.

– Ô mon prince ! dit-il avec le ton dureproche.

– J’ai promis, je tiendrai, dit François.J’entends les pas du roi : ne te montre pas, ou tu perdstout.

San-Felice referma la porte du cabinet aumoment où le roi ouvrait celle de la chambre à coucher.

– Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, toutest donc fini, et de la bonne façon, grâce à Dieu ! Je te faismon compliment, François.

– Et à moi, sire ? demandal’accouchée.

– À vous, je vous le ferai quand j’aurai vul’enfant.

– Sire, vous savez que j’ai droit à troisfaveurs, dit la princesse, comme ayant donné un héritier auroyaume ?

– Et on vous les accordera, si c’est un beaumâle.

– Oh ! sire, c’est un ange !

Et elle prit l’enfant à son côté et leprésenta au roi.

– Ah ! par ma foi, dit le roi en le luiprenant des mains et en se retournant vers son fils, je n’auraispas mieux fait, moi qui m’en pique.

Il y eut un moment de silence ; toutesles respirations étaient arrêtées, tous les cœurs cessaient debattre.

On attendait que le roi vît le placet.

– Oh ! oh ! qu’a-t-il donc sous lebras ?

– Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu destrois faveurs que l’on accorde d’habitude à la princesse royale quidonne un héritier à la couronne, je n’en demande qu’une.

Et sa voix, en prononçant ces paroles, étaitsi tremblante, que le roi la regardait avec étonnement.

– Diable ! ma chère fille, dit le roi, ilparaît que c’est bien difficile, ce que vous désirez ?

Et, couchant l’enfant dans le pli de son brasgauche, il prit le papier de la main droite et le déplia lentementen regardant le prince François, qui pâlit, et la princesseMarie-Clémentine, qui se laissa retomber sur son oreiller.

Le roi commença de lire ; mais, dès lespremiers mots, son sourcil se fronça et l’expression de son visagedevint sinistre.

– Oh ! dit-il avant même d’avoir tournéla page, si c’était cela que vous aviez à me demander, monsieur monfils, et vous, madame ma belle-fille, vous avez perdu votre peine.Cette femme est condamnée, cette femme mourra.

– Sire ! balbutia le prince.

– Dieu lui-même voudrait la sauver, quej’entrerais en lutte contre Dieu !

– Sire, au nom de cet enfant !

– Tenez ! s’écria le roi, reprenez-le,votre enfant ! le voilà, je vous le rends.

Et, le rejetant violemment sur le lit, ilsortit en criant :

– Jamais ! jamais !

La princesse Marie-Clémentine poussa ungémissement et prit dans ses bras son enfant qui pleurait.

– Oh ! pauvre innocent ! dit-elle,cela te portera malheur…

Le prince tomba sur une chaise sans avoir laforce de prononcer une parole.

Le chevalier poussa la porte du cabinet, et,plus pâle qu’un mort, il vint ramasser la supplique qui étaittombée à terre.

– Ô mon ami ! dit le prince en luitendant la main, tu le vois, il n’y a pas de notre faute.

Mais lui, sans paraître voir ni entendre leprince, sortit en déchirant la supplique et en disant :

– C’est véritablement un monstre que cethomme !

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