La San-Felice – Tome V

CLXXXI – L’ORDRE DU ROI

Huit jours après les événements que nousvenons de raconter, le vice-roi de Naples, prince deCassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini, avec notrevieille connaissance le marquis Malaspina, vit s’ouvrir la porte desa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans lecorridor, un huissier du palais, suivi d’un officier de marine.

L’officier de marine tenait un pli scellé d’unlarge cachet rouge.

– Monsieur le prince vice-roi ! ditl’huissier.

L’officier de marine s’inclina et tendit ladépêche au prince.

– De quelle part ? demanda le prince.

– De la part de Sa Majesté le roi desDeux-Siciles, répondit l’officier, et, la dépêche étantd’importance, j’oserai en demander un reçu à Votre Excellence.

– Alors, vous venez de Palerme ? demandale prince.

– J’en suis parti avant-hier, sur laSirène, monseigneur.

– La santé de Leurs Majestés étaitbonne ?

– Excellente, prince.

– Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.

Le marquis tira un portefeuille de sa poche etcommença d’écrire le reçu.

– Que Votre Excellence, dit l’officier, ait labonté d’indiquer le lieu et l’heure auxquels la dépêche a étéremise au prince.

– Ah çà ! dit Malaspina, cette dépêcheest donc bien importante ?

– De la plus haute importance, Excellence.

Le marquis donna le reçu dans les conditionsoù le demandait l’officier et rentra dans la loge, dont la porte sereferma sur lui.

Le prince achevait de lire la dépêche.

– Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vousregarde.

Et il lui passa le papier.

Le marquis Malaspina le prit, et lut cetordre, à la fois concis et terrible :

« Je vous expédie la San-Felice. Que,dans les douze heures de son arrivée à Naples, elle soitexécutée.

» Elle est confessée, et, par conséquent,en état de grâce.

» Ferdinand B. »

Malaspina regarda d’un œil étonné le prince deCassero-Statella.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Eh bien, mon cher, avisez, cela vousregarde.

Et le prince se remit à écouter leMatrimonio segreto, chef-d’œuvre du pauvre Cimarosa, quivenait de mourir à Venise de la peur d’être pendu à Naples.

Malaspina resta muet. Il n’avait jamais cruqu’au nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi, fût celuide préparer les exécutions capitales.

Mais, nous l’avons dit, le marquis était uncourtisan tout à la fois railleur obéissant ; aussi le princede Cassero n’eut qu’à se retourner vers lui une seconde fois, etlui dire : « Vous avez entendu ! » pour qu’ils’inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.

Il descendit, prit une voiture qui stationnaità la porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.

La San-Felice venait d’y arriver, il y avaitune heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait étéconduite à la chambre attenante à la chapelle, où nous avons vuCirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et Michele suer leuragonie.

La dépêche n’était accompagnée d’aucune autreinstruction que celle-ci :

« Son Excellence le prince deCassero-Statella est chargé de l’exécution de cette femme,exécution dont il répond sur sa propre tête. »

Le marquis Malaspina comprit, comme le luiavait dit le vice-roi, que c’était à lui d’aviser.

Il pouvait hésiter avant de prendre unparti ; mais, une fois son parti pris, il le mettait bravementà exécution.

Il remonta en voiture, et dit aucocher :

– Rue des Soupirs-de-l’Abîme !

On se rappelle qui demeurait rue desSoupirs-de-l’Abîme : c’était maître Donato, le bourreau deNaples.

Arrivé à la porte, le marquis Malaspinaressentit quelque répugnance à entrer dans cette demeuremaudite.

– Appelle maître Donato, dit-il au cocher, etfais qu’il vienne me parler.

Le cocher descendit, ouvrit la porte, etcria :

– Maître Donato ! venez ici.

On entendit alors une voix de femme quirépondait :

– Mon père n’est point à Naples.

– Comment, son père n’est point àNaples ? Il est donc en congé, son père ?

– Non, Votre Excellence, répondit la même voixqui s’était rapprochée ; il est à Salerne pour affaire de sonétat.

– Comment, de son état ? réponditMalaspina. Expliquez-moi cela, la belle enfant.

Et, en effet, il venait de voir apparaître surla porte une jeune femme, suivie pas à pas d’un homme qui semblaitêtre son amant ou son époux.

– Oh ! Excellence, l’explication serabien facile, répondit la jeune femme, qui n’était autre que Marina.Son confrère de Salerne est mort hier, et il y avait quatreexécutions à faire, deux demain, deux après-demain. Il est partiaujourd’hui à midi, et reviendra après-demain au soir.

– Et il n’a laissé personne pour leremplacer ? demanda le marquis.

– Dame, non : aucun ordre n’a été donné,et les prisons, à ce qu’il paraît, sont à peu près vides. Il a prisses aides avec lui, ne se fiant point à des gens avec qui il n’apoint travaillé.

– Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, leremplacer ? dit le marquis en montrant Giovanni.

Giovanni, – on a deviné que c’était lui, dontles vœux avaient été comblés en devenant l’époux de Marina, –Giovanni secoua la tête :

– Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suispêcheur.

– Et comment faire ? demanda Malaspina.Donnez-moi un conseil, au moins, si vous ne voulez pas me donner uncoup de main.

– Dame, voyez ! Vous êtes dans lequartier des bouchers, – les bouchers, en général, sontroyalistes : – peut-être, lorsqu’il saura que ce n’est qu’unjacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu’un qui consente àfaire la chose.

Malaspina comprit que c’était le seul partiqu’il eût à prendre, et, ne pouvant s’engager avec sa voiture dansle dédale de rues qui s’étendent entre le quai et le Vieux-Marché,il se mit en quête d’un bourreau amateur.

Le marquis s’adressa à trois braves gens, quirefusèrent, quoiqu’il offrît jusqu’à soixante et dix piastres etqu’il montrât, signé de la main du roi, l’ordre d’exécuter dans lesdouze heures.

Il sortait désespéré de chez le dernier, enmurmurant : « Je ne peux pourtant pas la tuermoi-même ! » lorsque celui-ci, frappé d’une idéelumineuse, le rappela.

– Excellence, dit le boucher, je crois quej’ai votre affaire.

– Ah ! murmura Malaspina, c’est bienheureux !

– J’ai un voisin… Il n’est pas boucher, il esttueur de boucs : vous ne tenez point absolument à un boucher,n’est-ce pas ?

– Je tiens à trouver un homme qui, comme vousle disiez tout à l’heure, fasse mon affaire.

– Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a étéfort persécuté par les républicains, le pauvre homme ! et ilne demandera pas mieux que de se venger.

– Et où demeure-t-il, le beccaïo ?demanda le marquis.

– Viens ici, Peppino, dit le bouchers’adressant à un jeune garçon couché dans un coin de la boutiquesur un amas de peaux à moitié sèches ; viens ici, et conduisSon Excellence chez le beccaïo.

Le jeune garçon se leva, s’étira et, toutgrognant d’être réveillé dans son premier sommeil, se prépara àobéir.

– Allons, mon garçon, dit Malaspina pourl’encourager, si nous réussissons, il y a une piastre pour toi.

– Mais, si vous ne réussissez pas, ditl’enfant avec la logique de l’égoïsme, j’aurai été dérangé tout demême, moi.

– C’est juste, dit Malaspina : voilà lapiastre, pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nousréussissons, il y en aura une seconde.

– À la bonne heure ! voilà qui estparler. Donnez-vous la peine de me suivre, Excellence.

– Est-ce loin ? demanda Malaspina.

– C’est là, Excellence ; la rue àtraverser, voilà tout.

L’enfant marcha devant, le marquis suivit.

Le guide avait dit vrai, il n’y avait que larue à traverser. Seulement, la boutique du beccaïo étaitfermée ; mais, à travers les contrevents mal joints, on voyaittransparaître de la lumière.

– Ohé ! le beccaïo ! cria l’enfanten frappant du poing contre la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda une voixrude.

– Un monsieur habillé de drap qui veut vousparler[7].

Et, comme cette indication, si précise qu’ellefût, ne paraissait point hâter la détermination dubeccaïo :

– Ouvre mon ami, dit Malaspina ; je viensde la part du vice-roi, et je suis son secrétaire.

Ces mots opérèrent comme la baguette d’unefée : la porte s’ouvrit par magie, et, à la lueur d’une lampefumeuse et près de s’éteindre, éclairant des amas d’ossements et depeaux sanglantes, il aperçut un être informe, mutilé, hideux.

C’était le beccaïo avec son œil crevé, sa mainmutilée, sa jambe de bois.

Debout à la porte de son charnier, il semblaitle génie de la destruction.

Malaspina, quoiqu’il eût le cœur fort solide àcertains endroits, ne put réprimer un mouvement de dégoût.

Le beccaïo s’en aperçut.

– Ah ! c’est vrai, dit-il en grinçant desdents, ce qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau,Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez chercher ici unestatue du musée Borbonico.

– Non, je viens chercher un fidèle serviteurdu roi, un homme qui n’aime pas les jacobins et qui ait juré de sevenger d’eux. On m’a adressé à vous, et l’on m’a dit que vous étiezcet homme-là.

– Et l’on ne vous a pas trompé. Donnez-vousdonc la peine d’entrer, Excellence.

Malgré la répugnance qu’il éprouvait à mettrele pied dans ce charnier, le marquis entra.

Le gamin qui l’avait conduit, intéressé àconnaître le résultat de la négociation, voulait se glisserderrière lui ; mais le beccaïo leva sur l’enfant son brasmutilé.

– Arrière, garçon ! dit-il ; tu n’aspas affaire avec nous.

Et il referma la porte au nez du gamin, quiresta dehors.

Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrentdix minutes, à peu près, enfermés ensemble ; puis le marquissortit.

Le beccaïo l’accompagna jusqu’à la porte avecforce révérences.

À dix pas dans la rue, Malaspina rencontra songuide.

– Ah ! ah ! dit-il, te voilà,garçon ?

– Certainement, me voilà, dit le gamin ;j’attendais.

– Et qu’attendais-tu ?

– J’attendais pour savoir si vous aviezréussi.

– Oui. Et, dans ce cas là… ?

– Votre Excellence se le rappelle, elle medevait une seconde piastre.

Le marquis fouilla à sa poche.

– Tiens, dit-il, la voilà.

Et il lui donna une pièce d’argent.

– Merci, Excellence, dit le gamin en lamettant dans la même main que la première, et en les faisant sautertoutes deux comme des castagnettes. Dieu vous donne une longuevie !

Le marquis remonta dans sa voiture, en donnantl’ordre au cocher de toucher aux Florentins.

Pendant ce temps, Peppino montait sur uneborne, et, à la lueur de la lampe d’une madone, examinait la piècequ’il venait de recevoir.

– Oh ! dit-il, il m’a donné un ducat aulieu d’une piastre ! c’est deux carlins qu’il me vole. Cesgrands seigneurs, sont-ils canailles !

Pendant que Peppino faisait son apologie, lemarquis Malaspina roulait vers les Florentins.

À la porte du théâtre, ou plutôt sur la petiteplace qui la précède, il vit la voiture du vice-roi ; ce quiindiquait que le prince était encore au spectacle.

Il sauta à bas de son carrocello, paya soncocher, monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge duprince.

Au bruit que fit cette porte en s’ouvrant, leprince se retourna.

– Ah ! ah ! Malaspina, dit-il, c’estvous ?

– Oui, mon prince, répondit le marquis avec sabrutalité ordinaire.

– Eh bien ?

– Tout est arrangé, et, demain, à dix heuresdu matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.

– Merci, répondit le prince. Mettez-vous donclà. Vous avez perdu le duo du second acte ; mais, par bonheur,vous arrivez à temps pour le Pira che spuntil’aurora !

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