Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE IV – La « MaisonBleue »

M. Denis Pasquier, Canadien français,occupait à Winnipeg une situation à part. Très estimé pour saprobité, appelé plusieurs fois par ses concitoyens à des fonctionsmunicipales, c’était l’homme d’affaires le plus occupé de la ville.C’était lui qu’on chargeait de toutes les transactions délicates,de toutes les ventes de terrain importantes. Il était d’ailleurs,grâce à cette probité même, parvenu à amasser une fortuneconsidérable.

Denis Pasquier était un gros homme placidedont les yeux d’un vert clair, les joues roses, la barbe roussetaillée en pointe à la française, décelaient suffisamment l’originenormande. Très lent, très réfléchi, il ne se pressait jamais enaffaires et l’emploi de son temps était distribué avec unerégularité mathématique dont il ne se départait pas. Il n’eûtjamais avancé ou reculé l’heure de ses repas, même s’il se fût agide réaliser un gros bénéfice. En somme, c’était un de ces typesd’hommes de loi intègres, débonnaires et maniaques comme il enexistait encore en France il y a une soixantaine d’années et dontla race est à peu près complètement disparue.

Denis Pasquier, assis dans son cabinet, prèsdu gros poêle de faïence sur lequel se dressait une bouilloire decuivre luisante, installé dans son vieux fauteuil de cuir àoreilles, était occupé à compulser un dossier avec la lenteurméthodique qui lui était habituelle, lorsque son petit clerc luiremit une enveloppe qui contenait une carte de visite.

L’homme d’affaires coupa proprementl’enveloppe avec son canif, mais sitôt qu’il eut jeté un coup d’œilsur la carte, il tressaillit et, se levant promptement de sonfauteuil :

– Fais entrer la personne qui attend,dit-il à son employé.

– C’est qu’ils sont deux, fit le petitbonhomme.

– Eh bien, fais-les entrer tous lesdeux.

On comprendra facilement les raisons quiavaient causé l’émotion de Denis Pasquier, quand on saura que lacarte qui venait de lui être remise était celle de lord AstorBurydan, dont tous les journaux avaient annoncé la mort plusieursmois auparavant.

– Si ce n’est point un revenant,réfléchit-il, ça ne peut être qu’un escroc.

Il fut interrompu dans ses réflexions parl’arrivée de celui-là même qui en était l’objet. Lord Burydan entradans la pièce, accompagné d’Oscar Tournesol. Kloum et l’aliénéétaient demeurés à l’hôtel où les fugitifs étaient descendus.

– Ce n’est point un escroc, ma foi, c’estbien un revenant ! murmura Denis Pasquier à la vue du noblelord, qui s’avançait vers lui, la main tendue.

– Mon brave Denis, dit lord Burydan, avecun joyeux éclat de rire, vous paraissez tout interloqué.

– Hum… c’est qu’il y a de quoi,milord.

– Remettez-vous ! Je ne suis pas unfantôme. Vous allez savoir tout de suite comment il a pu se faireque j’aie passé pour mort. Je vous demande seulement de me prêtertoute votre attention.

Et lord Burydan raconta dans le plus granddétail son naufrage, sa captivité à l’île des pendus, son évasionen aéronef, enfin son internement au Lunatic-Asylum et safuite.

À mesure que l’excentrique avançait dans sonrécit, Denis Pasquier hochait la tête d’un air soucieux.

– En voilà une affaire !répétait-il, en voilà une affaire !

Il ajouta vivement :

– Vous savez que votre cousin, le vieilavare Mathieu Fless, votre héritier le plus proche, est entré enpossession de votre château et de toutes vos propriétés deWinnipeg ; et en ce moment-ci il fait les démarchesnécessaires pour obtenir la libre jouissance de tous vos autresbiens situés en Écosse et en Angleterre.

– Je sais tout cela, repartit le lord, etc’est même pour cette raison qu’aussitôt évadé de la maison de fousj’ai pris le train pour Montréal d’abord, puis pour Winnipeg.

– Quelles sont vos intentions,milord ?

– Parbleu, elles ne sont pas difficiles àdeviner, mon brave Denis ; rentrer en possession de mon biend’abord, et, sitôt que ce sera fait, équiper une flottille et allerdétruire les bandits de la Main Rouge dans leur repaire de l’îledes pendus. C’est un plaisir que je me suis promis.

– Savez-vous, continua l’hommed’affaires, que cela ne va pas être bien commode de rentrer enpossession de ce qui vous appartient ? C’est une affaire quisera très longue et très épineuse. Ne vous faites pas d’illusions,milord ; aux yeux de la loi, aux yeux de tout le monde, vousêtes mort et bien mort. J’ai ici même une copie de votre acte dedécès dressé au consulat de San Francisco suivant toutes les formeslégales.

– Par exemple, voilà ce qui est tropfort ! Il me semble qu’on s’est bien hâté de m’enterrer.

– Il y a une raison à cela et vous allezla comprendre. Vous connaissez votre cousin, le baronnet MathieuFless ?

– Fort peu. Je ne l’ai jamais vu. Tout ceque je sais, c’est que c’est un pingre, un grigou qui tondrait unœuf et couperait un liard en quatre. Je sais aussi que dans le payson ne l’appelle que le baronnet « Fesse-Mathieu ». Voilàà quoi se bornent tous mes renseignements.

– Le baronnet est tout à fait digne de cegracieux surnom ; mais il importe que je vous documente pluscomplètement sur son compte. Mathieu Fless est d’une avaricelégendaire dans tout le Canada. Son costume, composé d’un bonnetconfectionné avec la peau des lièvres qu’il a tués lui-même etd’une pelisse de la même fabrication, le fait ressembler à la foisau Juif errant et à Robinson Crusoé. Quand il vient en ville, ilfait la joie des polissons, qui lui font cortège en chantant,malgré tous les efforts des policemen.

– Voilà un réjouissant bonhomme, s’écrialord Burydan en riant aux éclats. Je ne serais pas fâché de fairesa connaissance.

– Il n’est pas si réjouissant que cela,milord, car il est impitoyable envers les pauvres gens. Il a faitexpulser d’une masure qui lui appartenait une veuve et ses cinqenfants, pour une misérable dette de cinq ou six piastres. Il estdétesté dans tout le pays. Il a grand-peine à trouver desdomestiques. Il les accable de travail et les nourrit si mal qu’onn’en a jamais vu rester plus de quinze jours chez lui. Ilss’enfuient à moitié morts d’inanition, préférant perdre leurs gagesque de demeurer chez un pareil ladre. Lui-même vit plus mal qu’untrappiste, ne mangeant guère que le gibier qu’il tue, les œufs deses poules, et ne buvant que de l’eau.

– Certes, s’écria lord Burydan, je nelaisserai pas ce vieux coquin installé dans mon château. J’aimeraismieux lui couper les deux oreilles. Mais tout cela ne m’expliquepas comment mon acte de décès a été si vite dressé et pourquoi lamise en possession de mon héritier a été si rapide.

– J’en connais la raison, dit l’agentd’affaires en baissant la voix. Le fils aîné du baronnet estattaché au consulat d’Angleterre à New York. Il a certainement dûuser de son influence près du conseil de San Francisco.

– Vous êtes dans le vrai. Et celam’explique aussi pourquoi toutes les réclamations d’Agénor à monsujet n’ont pas été admises. Ce Mathieu Fless et son fils sontdécidément deux misérables. D’après ce que vous me dites, ilssavaient parfaitement ce qu’ils faisaient en m’enfermant auLunatic-Asylum, où je serais encore certainement sans le braveOscar que vous voyez ici.

– Vous savez, reprit le Canadien, aprèsavoir réfléchi une longue minute, que je vous suis entièrementdévoué, milord ; mais soyez prudent. Vous avez pu vous rendrecompte que vous êtes en présence d’un homme sans scrupules, dévorépar la passion de l’argent, qui ne reculera devant aucun moyen pourvous supprimer légalement et rester en possession de vos domaines.Il faut aujourd’hui même que vous quittiez l’hôtel où vous êtesdescendus. Ensuite, voici, à mon avis, ce que vous auriez de mieuxà faire : je possède, à quatre lieues de Winnipeg, unemaisonnette située en plein bois et qui ne me sert qu’à l’époque dela chasse. D’ailleurs, elle est confortablement meublée et munie detoutes les choses nécessaires.

– Eh bien, louez-la-moi.

– Non, je vous la prête, et si j’ai unconseil à vous donner, c’est de vous terrer dans cette retraitecomme un lièvre dans son gîte et de vous montrer en ville le moinspossible. Si on me demande des renseignements sur vous je dirai quevous êtes des émigrants venus du Haut-Canada et auxquels je doisvendre des terrains ; cela paraîtra suffisammentvraisemblable.

– J’accepte cette proposition avecreconnaissance.

– Maintenant, donnez-moi vos papiers. Jevais télégraphier en Angleterre pour obtenir ceux qui vousmanquent, et réunir un faisceau de témoignages qui me permette dedemander avec des chances de succès la radiation de votre acte dedécès et l’expulsion de ce vieux drôle de baronnet auquel, entreparenthèses, je ne serais pas fâché de jouer un tour de ma façon.Il ne faudra pas négliger de votre côté d’écrire aux lords de laChambre des pairs que vous connaissez, pour qu’ils usent de touteleur influence dans cette affaire.

Puis, changeant brusquement de ton, ilajouta :

– Midi va sonner dans cinq minutes. Nousavons assez parlé de choses sérieuses, j’espère que maintenant vousallez me faire le plaisir de partager mon modeste déjeuner.Oh ! ce ne sera pas de la cuisine bien compliquée, toutsimplement un beau saumon du lac Winnipeg et un jambon de mouton àl’écossaise. Mme Pasquier et mes fils serontenchantés de faire votre connaissance. Le petit clerc ira jusqu’àvotre hôtel prévenir vos amis qu’ils ne vous attendent pas.

Lord Burydan accepta de bon cœur l’invitationde l’homme de loi et il admira la simplicité patriarcale de cettefamille de braves gens. Il se croyait ramené à cent ans enarrière.

Après le repas, qui fut très gai et arrosé dequelques bouteilles de vieux vin de France que Denis Pasquiergardait dans sa cave pour les grandes occasions, lord Burydan etOscar prirent congé de leurs hôtes, qui avaient mis à leurdisposition une carriole à deux chevaux et un domestique pour lesconduire à leur nouvelle résidence.

Pendant qu’on attelait, M. Pasquierrenouvela ses recommandations.

– Surtout, soyez prudents, montrez-vousen ville le moins possible. Je connais assez le baronnet poursavoir qu’il n’hésiterait pas un instant à vous dénoncer et à vouslivrer aux autorités américaines.

– Vous pouvez être tranquille, nousobserverons vos conseils de point en point.

– Ah ! encore un renseignement quej’oubliais. L’avare a un second fils, un très brave garçond’ailleurs, qu’il a chassé de chez lui pour je ne sais quellehistoire d’amourette…

La carriole était attelée, les chevauxpiaffaient dans les brancards, une dernière poignée de main futéchangée et les deux fugitifs prirent place sur l’un des bancs durustique équipage pendant que Laurent, le domestique, s’installaitsur le siège.

On fit halte à l’hôtel, juste le tempsnécessaire pour régler la note et pour prendre le Peau-Rouge Kloumet l’aliéné, puis l’on partit.

Sitôt qu’on fut sorti de la ville et que l’onse trouva sur une belle route, solidement empierrée et bordée desapins et de peupliers, les deux chevaux prirent une sorte de trotallongé qu’ils ne quittèrent plus jusqu’au moment de l’arrivée. Lepaysage était magnifique. On apercevait de verdoyantes forêts desapins, de hêtres et de châtaigniers, coupées de loin en loin parde florissantes cultures de blé, d’avoine, de chanvre et desarrasin. Tout respirait la tranquillité, le calme et l’abondance.Le pays, d’ailleurs, était absolument désert ; à peine, detemps en temps, rencontrait-on un paysan conduisant un troupeau debœufs et de moutons ou une charrette de fourrage, et qui saluaitles voyageurs d’un bonjour amical en apercevant le domestique del’homme de loi qui était connu dans toute la contrée. Cependant, àmesure qu’on avançait, le paysage devenait plus accidenté et plusboisé, les cultures se faisaient plus rares ; bientôt ce futla forêt dont les arbres aux vastes branches semblaient vouloir serejoindre pardessus la route. Au loin, on entendait le fracas d’untorrent, le Ruisseau Rugissant qui, à ce qu’expliqua le domestiquecanadien, servait de ligne de démarcation entre le domaine deM. Denis Pasquier et celui du baronnet Mathieu Fless, pouraller ensuite se jeter dans le lac Winnipeg.

La carriole avait quitté la grand-route pourprendre un chemin de traverse tapissé de gazon et qui courait enzigzag à travers les futaies ; bientôt la masse élégante d’unemaison de bois à balcons et à larges auvents, à toiture de tuilebleue, apparut entre les arbres.

On était arrivé.

– Nous sommes à la Maison Bleue, dit leCanadien, je vais vous donner la clef, et d’ici un quart d’heurevous serez installés. Il y a de la vaisselle et des couverts dansles buffets, du linge dans les armoires, de la bière et du whiskydans la cave. Rien n’y manque.

Le Canadien avait sauté en bas de son siège.Il ouvrit la porte, et lord Burydan et ses compagnons purentconstater que la maisonnette perdue en plein bois était pourvue detoutes les choses nécessaires. Il y avait même des jambons et desandouilles appendus aux solives de la cuisine. Le Canadien ouvritun petit cabinet qui renfermait plusieurs carabines en excellentétat et tout un assortiment de filets, de pièges et de cannes àpêche.

– Avec cela, dit-il en riant, vous nerisquez pas de mourir de faim et vous pourrez tout à votre aisefaire la guerre au gibier de la forêt, aux saumons du lac et auxtruites du torrent. D’ailleurs, comme l’a dit M. Denis, l’unde vous pourra venir chaque semaine se ravitailler à Winnipeg.

Après avoir laissé son cheval se reposerpendant une heure et montré aux hôtes de son maître la cave, lecellier et les chambres à coucher de la maison, le domestique deM. Pasquier remonta dans sa carriole qui bientôt se perditdans l’éloignement. Les fugitifs étaient seuls en pleine nature, enplein désert.

– Enfin, s’écria lord Burydan en poussantun long soupir, nous allons donc pouvoir nous reposer, loin despaquebots, des chemins de fer, des maisons de fous, des bandits dela Main Rouge et des hôtels pourvus de tout le confortmoderne !

– Ce ne sera pas trop tôt, approuva lebossu, qui paraissait très préoccupé. Puis, ici, nous seronstranquilles pour causer et pour prendre les décisionsnécessaires.

Cette journée fut employée à l’installation ettout de suite les fugitifs virent que la Maison Bleue leuroffrirait un asile des plus confortables.

Au rez-de-chaussée, il y avait une cuisine,une salle à manger, un office et un salon. Quatre chambres àcoucher auxquelles on accédait par un large escalier de boiscomposaient le premier étage.

Tout cela était clair, gai, neuf et d’uneéblouissante propreté. On aurait dit que le propriétaire de lamaison l’avait quittée seulement depuis la veille. C’étaitdécidément un vrai cadeau que M. Denis Pasquier avait fait àses amis.

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