Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE V – Le guet-apens

Malgré le zèle d’Harry Dorgan et des deuxFrançais qui l’assistaient, les travaux de construction etd’aménagement de la Revanche avaient d’abord marché avecune extrême lenteur.

En dépit de l’or jeté à pleines mains par FredJorgell, rien ne marchait au gré de l’ingénieur. Il n’était pas dejour où il ne se produisît quelque contretemps ou quelque accident.Tantôt c’étaient des pas de vis qui n’étaient pas de calibre etqu’il fallait changer, tantôt des pièces d’acier qui présentaientune paille ou une défectuosité quelconque.

– Je ne me dissimule pas, disait HarryDorgan, que ces contretemps doivent venir de la Main Rouge. Malgrétoutes les précautions que nous avons prises, les bandits ont dûdeviner le but de notre entreprise et ils cherchent par tous lesmoyens possibles à nous causer des retards.

Maintes fois avant le départ de lord Burydanpour son excursion, l’ingénieur avait eu à répondre aux boutades etaux plaisanteries de l’excentrique.

– Vous voyez, lui disait-il, que c’estmoi qui ai choisi la bonne méthode ! Mon yachtl’Ariel, dont j’ai confié la construction à l’industrieprivée sans souffler mot à personne de mes intentions, a été mis enchantier bien longtemps après le vôtre et cependant il est toutaussi avancé et il sera terminé en même temps.

– Parbleu, répliquai Harry Dorgan, il y aà cela une raison excellente, c’est que l’Ariel est d’untonnage moitié moins fort que la Revanche, qui ne jaugepas moins de deux mille tonneaux.

– La Revanche sera notrecuirassé de premier rang, notre dreadnought, et l’Arielnous tiendra lieu de croiseur. Ce n’est pas trop de deux unitésaussi puissantes pour faire le siège de l’île des pendus qui, j’aipu m’en rendre compte par moi-même, est admirablementfortifiée.

– Mr. Fred Jorgell, repritl’ingénieur, avait l’intention de demander qu’on mît à sadisposition un cuirassé de la marine américaine, mais lesdirecteurs du ministère se sont jusqu’ici refusés à lui donnersatisfaction. Ils sont persuadés que l’île des pendus n’existe pasou n’a pas l’importance qu’on veut lui attribuer.

– Je ne serais pas surpris que la MainRouge ne possédât quelques affidés parmi les hauts fonctionnairesde la marine comme elle en possède dans toutes les grandesadministrations.

– Pour moi, ça ne fait pas l’ombre d’undoute !

– Eh bien, tant pis ! Nous nouspasserons des cuirassés de l’État, voilà tout. Si tout le mondemontrait la même initiative dont nous faisons preuve, il y alongtemps que les bandits de la Main Rouge auraient étéexterminés.

C’était toujours à peu près sur cetteconclusion que se terminaient les conversations entre lord Burydanet l’ingénieur Harry.

Cependant, grâce à l’énergie de ce dernier,qui expulsait des chantiers pour la moindre peccadille les ouvrierssoupçonnés de sabotage et stimulait par de fortes primes le zèledes ouvriers sérieux, les travaux avançaient maintenant avec unegrande rapidité. Harry Dorgan, qui avait cru d’abord que le yachtne serait terminé qu’en janvier, constata avec satisfaction que laRevanche serait prête à prendre la mer dès la fin dedécembre.

Il écrivit immédiatement à lord Burydan pourlui apprendre cette bonne nouvelle, et l’excentrique, quiexcursionnait alors sur les frontières de l’Arizona et du Mexique,s’empressa d’abréger la durée de son voyage et se hâta de reprendrele chemin de New York où il avait différentes affaires àrégler.

Andrée et Frédérique, que pilotait missIsidora dans les magasins, employèrent huit jours entiers à toutesles emplettes nécessaires à la longue croisière qu’elles allaiententreprendre, car, dès le début,Mlle de Maubreuil, aussi bien que son amie,avaient affirmé avec insistance qu’elles ne se sépareraient pas deleurs fiancés et qu’elles contribueraient pour leur part à ladélivrance de M. Bondonnat, quelque danger qu’elles dussentcourir.

À New York, elles retrouvèrent Fred Jorgell ence moment accablé de besogne à cause de l’extension qu’il venaitd’imprimer à la Compagnie des paquebots Éclair qui, maintenant, nepossédait pas moins de cinquante grands navires surl’Atlantique.

Le départ de l’expédition avait été fixé à laseconde quinzaine de janvier. Il fut convenu que les deuxFrançaises ainsi que lord Burydan et ses amis se reposeraient unequinzaine de jours à Golden-Cottage afin d’être mieux en état desupporter les fatigues d’un long voyage. Miss Isidora, Frédérique,Andrée, ainsi que lord Burydan, Oscar, Kloum et Agénor devaientvoyager dans le wagon-salon qui était la propriété personnelle deFred Jorgell et qui, à cause des fréquents voyages du milliardaire,faisait pour ainsi dire perpétuellement la navette entre New Yorket San Francisco. Fred Jorgell, dont les affaires étaient presqueterminées, devait les rejoindre le surlendemain.

Mais, la veille du départ des jeunes filles,Mlle de Maubreuil reçut une convocation duconsulat français où elle était mandée pour la législation decertains papiers de famille.

En effet, à la suite de la disparition deM. Bondonnat, son tuteur légal, elle avait demandé à êtreémancipée et à s’occuper elle-même de la gérance de sa fortune, cequi lui avait été accordé sans difficulté.

Andrée montra la convocation qu’elle venait derecevoir à miss Isidora et à Frédérique.

– Nous serons obligées de t’attendre unjour ou deux, dit celle-ci.

– Pourquoi m’attendre ? répliquaMlle de Maubreuil. Il y a un moyen bien plussimple d’arranger les choses.

– Et comment ?

– Partez aujourd’hui comme cela estconvenu, et moi je ferai route avec Mr. Fred Jorgell une foismes affaires réglées.

– C’est cela, approuva miss Isidora. Decette façon, nous ne ferons pas attendre nos fiancés qui sontprévenus.

Les choses étant ainsi arrangées, Andrée deMaubreuil prit congé de ses amies qu’elle accompagna jusqu’à lagare du Central Pacific Railroad. Elle devait les rejoindre àGolden-Cottage sitôt qu’elle aurait achevé de remplir lesformalités indispensables au consulat. Mais Fred Jorgell se trouvaretenu plus longtemps qu’il ne l’avait pensé par le règlement deses affaires. Il conseilla à la jeune fille de l’attendre, à moinsqu’elle ne préférât partir seule.

Ce fut à ce dernier parti qu’elle s’arrêta.Mlle de Maubreuil s’était déjà accoutuméequelque peu aux mœurs américaines, et l’on sait qu’aux États-Unisles jeunes filles, et quelquefois même les enfants, accomplissentde longs voyages sans être accompagnées de personne, défendues parle seul respect dont la femme est universellement entourée enAmérique.

Le milliardaire voulut installer lui-même lajeune fille dans un pullman-car[3] retenu àl’avance pour elle et pour mistress Mac Barlott, la gouvernanteécossaise de miss Isidora, qui devait servir de chaperon à Andréeet lui tenir compagnie pendant ce long voyage. Les deux femmesdevaient descendre à la station de Juwilly, située à une heure dedistance de San Francisco et qui était la gare la plus rapprochéede Golden-Cottage.

Cependant, une fois arrivées à San Francisco,miss Isidora et Frédérique ne se hâtèrent pas de regagner la villa.Sur les instances d’Harry Dorgan et de Roger Ravenel, auxquels sejoignit lord Burydan, les deux jeunes filles décidèrent deséjourner pendant une huitaine au Palace-Hotel, pour visiter endétail la ville et ses environs où les sites pittoresquesabondent.

Andrée de Maubreuil fut prévenue de cettedécision par une dépêche de l’ingénieur Paganot qui l’avertissaitde ne pas descendre à Juwilly comme il avait été primitivementconvenu, mais bien à San Francisco même, où ses amis viendraientau-devant d’elle à la gare.

Malheureusement, cette dépêche n’arriva pas àsa destination. Les agents de la Main Rouge, toujours aux aguets,l’avaient interceptée et l’avaient transmise à Baruch qui, sousl’aspect et sous les traits de Joe Dorgan, était l’un des lordsdirecteurs de la redoutable association.

Le train par lequel l’ingénieur Paganotattendait Mlle de Maubreuil arrivait à SanFrancisco à onze heures vingt-cinq du soir. Miss Isidora etFrédérique avaient accompagné le jeune homme pour assister àl’arrivée de leur amie, mais la cohue des voyageurs franchit lesguichets et se perdit dans le vaste hall de la gare sans queMlle de Maubreuil eût paru.

D’abord étonnés de ne pas trouver Andrée, lestrois jeunes gens ne tardèrent pas à concevoir de son absence lesplus graves inquiétudes.

– Comment se fait-il qu’elle ne soit pasvenue ? murmura l’ingénieur. Sa dernière lettre m’annonce quetoutes ses affaires sont terminées au consulat et me recommanded’être exact à son arrivée.

– Elle a dû recevoir notre dépêche, ditmiss Isidora.

– D’ailleurs, ajouta Frédérique, si pourune raison ou pour une autre elle avait manqué le train, elle nousaurait prévenus télégraphiquement.

– Pourvu, murmura Paganot qui osait àpeine aller jusqu’au bout de sa pensée, que la Main Rouge…

– Ne dites pas cela, s’écria Frédériqueavec épouvante, je ne veux pas soupçonner un seul instant que mapauvre Andrée soit tombée entre les mains de ces bandits.

– Renseignons-nous, dit l’ingénieur ens’efforçant de dominer l’inquiétude qui l’envahissait.

– Oui, approuva miss Isidora,adressons-nous au chef de train ; peut-être pourra-t-il nousdonner quelque utile information.

Comme tous les fonctionnaires de ce genre surles lignes de chemin de fer américaines, le chef de train était unmulâtre – un coloured man – que le nom de Fred Jorgell,appuyé d’un royal pourboire, rendit tout de suite obséquieux etdocile.

Quand on lui demanda s’il n’avait pas remarquéque dans un pullman-car une jeune fille vêtue de noir, aux yeuxbleus et aux cheveux d’un blond cendré, accompagnée d’une damed’une quarantaine d’années aux traits un peu virils et au largechapeau décoré de pivoines, il se rappela parfaitement que deuxpersonnes répondant à ce signalement étaient montées à NewYork.

– Je les ai d’autant mieux remarquées,fit-il, qu’en cours de route j’ai eu l’occasion de leur rendrequelques petits services dont elles m’ont récompensé par degénéreux pourboires…

– Et où sont-elles descendues ?demanda anxieusement l’ingénieur.

– Un peu avant d’arriver à San Francisco,à une petite station qui se nomme Juwilly.

– Plus de doute possible, s’écriaFrédérique, Andrée n’a pas reçu le télégramme. Elle nous croittoujours à Golden-Cottage où elle n’a dû trouverpersonne !

– Il ne s’agit peut-être que d’unaccident tout naturel, dit miss Isidora, moins rassurée au fondqu’elle ne voulait le paraître. Il arrive tous les jours qu’untélégramme s’égare !

– Non, fit l’ingénieur en secouant latête, je crains bien qu’il n’y ait là-dessous quelque chose de plusgrave !

– En tout cas, déclara Frédérique, mêmes’il ne s’agit que d’un simple malentendu, il faut partir pourGolden-Cottage !

– Et cela sans perdre un instant !s’écria miss Isidora. En ne voyant personne à la gare de Juwillypour l’attendre, notre amie a dû se trouver dans un grandembarras.

– Peut-être, dit Frédérique, s’est-elleréfugiée dans quelque hôtel jusqu’au passage du trainsuivant ?

– C’est que ce train est ledernier ?

Mortellement inquiets, tous trois remontèrenten auto et se firent conduire au Palace-Hotel pour prévenir lordBurydan et Roger Ravenel, qui, sans hésiter, déclarèrent qu’ilsvoulaient aller, eux aussi, à Juwilly. Oscar insista pour sejoindre à eux et tout le monde s’entassa tant bien que mal dansl’auto, qui partit en troisième vitesse dans la direction de lapetite station de banlieue.

En y arrivant, ils trouvèrent la gare déserteet les employés partis. Seul le chef de la station n’était pasencore couché. On accabla de questions ce fonctionnaire, et il serappela parfaitement, lui aussi, que deux voyageuses, dont lesignalement correspondait à celui d’Andrée de Maubreuil et demistress Mac Barlott, étaient descendues du rapide de New York.

– Elles paraissaient de très bonnehumeur, dit-il, et elles sont montées dans une luxueuse automobilequi stationnait devant la gare et dont le conducteur semblait lesattendre.

– Mon Dieu ! s’écria Paganot avecangoisse, cette auto ne peut appartenir qu’à la Main Rouge !Andrée est perdue !

Tous se regardèrent consternés, ayant lepressentiment de quelque catastrophe. Ils savaient parfaitement quela villa était déserte, qu’il n’y restait plus aucune auto etqu’aucun chauffeur ne pouvait avoir reçu l’ordre d’aller au-devantde la jeune fille. Ce qui mettait le comble à leur perplexité,c’était d’apprendre qu’Andrée fût montée sans hésitation dans cettevoiture inconnue.

– Cela n’est que trop évident, murmural’excentrique, Mlle de Maubreuil a été victimed’un guet-apens !

– Courons vite à Golden-Cottage, s’écriamiss Isidora !

– Qui sait si nous y trouveronsAndrée ! murmura Frédérique avec angoisse.

– Je tremble que nous n’arrivions troptard, ajouta Paganot d’une voix à peine perceptible.

On remonta dans l’automobile qui, pilotée parlord Burydan, se lança à une allure folle sur la route quiaboutissait à Golden-Cottage.

Les renseignements fournis par le mulâtre etpar le chef de gare étaient parfaitement exacts.

Andrée de Maubreuil et mistress Mac Barlott,descendues à la gare de Juwilly, avaient aperçu la grande autoverte de Fred Jorgell, qui faisait ordinairement le trajet de lagare au cottage. Le chauffeur leur en ouvrit obséquieusement laportière et elles y montèrent sans faire la moindreobservation.

– Je suis un peu surprise, dit Andrée,que Frédérique ou M. Paganot ne soient pas venus au-devant demoi.

– Cela n’a rien d’étonnant, réponditmistress Mac Barlott, au moment même où l’auto accélérant savitesse laissait derrière elle les lumières du village quientourait la station. Mlle Frédérique et missIsidora ont pu être retenues au cottage par l’arrivée de quelquesvisiteurs. Quant à M. Paganot, vous savez qu’il est presquetoujours à San Francisco.

– Cela m’étonne pourtant qu’il ne soitpas venu, murmura Andrée…

Le voyage se continua silencieusement,Golden-Cottage n’était pas très éloigné de la gare. Au bout d’unquart d’heure on apercevait les lumières de l’habitation, etbientôt l’auto franchissait la grande grille de fer forgé,qu’intentionnellement sans doute on avait laissée ouverte, etvenait stopper en face du perron.

Le chauffeur ouvrit la portière, les deuxfemmes descendirent et gravirent les marches du perron, pendant quel’auto, après un virage savant, se dirigeait lentement vers lagrille, qui se referma aussitôt qu’elle fut sortie.

Il y avait à Golden-Cottage un garagespacieux. En toute autre circonstance les deux femmes eussentpeut-être été surprises de voir partir de nouveau en pleine nuit lavoiture qui les avait amenées, mais elles ne prêtèrent aucuneattention à ce détail qui aurait dû leur sembler suspect. Avanttout elles avaient hâte de revoir leurs amis.

L’Écossaise, qui marchait à quelques pas enavant d’Andrée, ouvrit la porte du vestibule. À sa grande surprise,il n’était pas éclairé ; mais elle y avait à peine pénétré quequelque chose de glacial comme eût pu l’être une poignée de neigese posa sur son visage, en même temps que deux bras robustesl’empoignaient.

Elle tomba inanimée entre les bras del’agresseur qui l’avait épiée dans l’ombre et qui venaitd’appliquer sur son visage un masque rempli de chloronal, ceterrible chloroforme sans odeur inventé par le docteurCornélius.

L’homme jeta ce corps inerte et pareil à uncadavre sous une draperie de velours qui le dissimulait entièrementet s’avança au-devant deMlle de Maubreuil.

Toute cette scène s’était passée sirapidement, mistress Mac Barlott avait été en quelque sorteescamotée avec tant de prestesse, que c’est à peine si la jeunefille, qui avait monté les marches, avait eu le temps d’atteindrele vestibule. Elle fut, elle aussi, très étonnée de se trouver toutà coup en pleines ténèbres.

– Mistress Mac Barlott !cria-t-elle, où êtes-vous donc ? Comment se fait-il qu’il n’yait pas de lumière. Pourquoi Frédérique n’est-elle paslà ?

Nerveusement, Andrée avait ouvert une desportes, qui se trouvait devant elle et qui donnait sur unsalon.

La pièce était vide. Mais à la clarté deslampes électriques, qui l’inondaient d’une lumière crue, Andréeaperçut en face d’elle un homme de robuste stature dont le visageétait recouvert d’un étrange masque de caoutchouc mince.

La jeune fille jeta un cri terrible et serecula précipitamment ; mais l’homme l’avait saisie par lespoignets.

– Mademoiselle, dit-il rudement et d’unevoix dont le timbre la fit frissonner, d’une voix qu’il lui semblaavoir entendue déjà, mistress Mac Barlott ne viendra pas ni votreamie Frédérique non plus… Nous sommes seuls dans cette maison.

– Au secours ! s’écria Andrée, qui,après avoir failli s’évanouir de peur, puisait de l’énergie dansl’excès même de sa terreur.

– Inutile de crier, fit l’homme, quicontinuait à la maintenir d’une étreinte inflexible ; on nevous entendra pas ! Je vous dis qu’il n’y a personne ! Ilfaudra bien que vous m’écoutiez !

– Non, jamais ! Au secours ! Ausecours !

Andrée réfléchit tout à coup qu’elle setrouvait en présence d’un bandit. Comme précisément elle avaittouché à New York quelques jours auparavant une somme importante,elle pensa qu’elle avait peut-être à sa disposition le moyen de sedébarrasser de l’audacieux malfaiteur.

– Voulez-vous de l’argent, bégaya-t-elled’une voix étranglée, j’ai là dans un portefeuille dix milledollars en bank-notes ; prenez-les, mais, je vous en supplie,laissez-moi !

– Je n’ai pas besoin de vosdollars ! répliqua l’homme en arrêtant longuement sur elle sonregard dur, impérieux et fascinateur. Ce que je veux, c’est quevous m’écoutiez ! Je ne suis pas ce que j’ai l’aird’être ! Je vous aime follement. Il faut que vous veniez avecmoi, et, de gré ou de force, vous y viendrez, car vous êtes en monpouvoir !

– Jamais ! Plutôt mourir !…

La jeune fille lança vers la campagne déserteun cri d’appel déchirant. Et, cette fois, il lui sembla qu’un crilointain avait répondu à sa voix.

– Épargnez-vous donc ces crisinutiles ! s’écria le bandit avec impatience, personne neviendra ! Personne ne peut venir à votre secours ! Ilfaut que vous me suiviez ! C’est le seul moyen d’échapper à undanger terrible qui menace tous vos amis !…

Il essayait d’entraîner la jeune fille du côtéde la porte, mais elle se débattait avec une énergie désespérée.Et, en face de cette résistance inattendue, l’homme masqué perdaittout sang-froid, bégayait des phrases sans suite, tout enbousculant brutalement sa victime qui continuait à appeler ausecours de toutes ses forces.

– J’aurais dû vous enlever d’abord,grommela-t-il, je vous aurais expliqué mes projets après !… Jevous en prie, écoutez-moi donc !

Folle de terreur,Mlle de Maubreuil ne prêtait aucune attentionà ses paroles. Elle continuait à appeler à l’aide, d’une voix aiguëet plaintive qui résonnait étrangement dans le silence de lacampagne endormie.

Mais cette fois, elle en était sûre, elleavait distinctement entendu une voix qui répondait à la sienne. Illui semblait qu’on avait crié « courage ! » ou« tenez bon ! ». Elle n’eût pu préciser, maiscertainement, on allait venir à son secours. Ranimée par cetespoir, elle se débattait plus furieusement sous les étreintes dubandit.

– Tais-toi ! s’écria-t-il avec rage.Te tairas-tu !

Et lâchant un des poignets de la jeune fille,il lui appuya sa large paume sur la bouche, lui broyant les lèvres,la réduisant ainsi, meurtrie et pantelante, au silence.

– Tu vas venir, maintenant !rugit-il.

Il la traîna violemment jusqu’à l’entrée duvestibule. Mais là un grondement sourd le fit reculer.

Avant qu’il eût eu le temps de se mettre endéfense, une sorte de bête fauve s’élançait au fond des ténèbres,et, le mordant à la main, le forçait à lâcherMlle de Maubreuil. Puis, revenant à la charge,elle sautait à la gorge du bandit et lui enfonçait ses crocs enpleine chair.

Andrée, obéissant à une impulsion instinctive,avait pris la fuite, mais après avoir fait quelques pas, elles’arrêta.

Dans le hideux animal cuirassé de boue, amputéd’une oreille, qui venait si étrangement de prendre sa défense,elle avait cru reconnaître le chien emmené en même temps queM. Bondonnat par les bandits.

Un coup d’œil jeté sur le collier de cuivrealors vivement éclairé par la lumière électrique ne lui laissa plusde doute.

– Pistolet ! s’écria-t-elle.

Le chien répondit par un aboiement joyeux, cequi laissa une seconde de répit à son adversaire.

Mais en entendant ce nom de Pistolet, lebandit masqué avait paru frappé d’une stupeur et d’une épouvanteindicibles.

D’un effort désespéré, il s’arracha aux crocsde son ennemi, bondit vers la porte et se perdit dans lesténèbres.

Pistolet aboyait furieusement et se lançaitdéjà à la poursuite du coquin, mais Andrée de Maubreuil lerappela :

– Ici, Pistolet, balbutia-t-elle d’unevoix défaillante, ne me quitte pas, mon bon chien, reste là pour medéfendre !…

Le fidèle animal obéit, et vint lécherdoucement les mains de sa maîtresse.

Épuisée par la lutte qu’elle venait desoutenir, Andrée eut encore la force de se traîner en chancelantjusqu’à la porte du vestibule, dont elle poussa les lourdsverrous : ainsi elle se trouvait à l’abri d’un retour offensifde son agresseur.

À ce moment, les sons stridents d’une tromped’automobile se firent entendre, la grille d’entrée grinça sur sesgonds, et bientôt Andrée de Maubreuil voyait avec un immensebonheur ses amis descendre de la voiture qui les avait amenés. Lajoie lui rendit des forces. Elle rouvrit la porte du vestibulequ’elle venait de fermer et se jeta dans les bras de Frédériqueaccourue la première.

Mais cette succession d’émotions violentesétait au-dessus des forces de la jeune fille. Elle perditconnaissance entre les bras de son amie ; elle fût tombée siFrédérique ne l’avait soutenue en la prenant par la taille pour ladéposer doucement sur un sofa.

L’ingénieur Paganot lui fit immédiatementrespirer un flacon de lavander-salt dont il avait eu soinde se pourvoir.

Andrée ouvrit les yeux, et son visage pâlis’éclaira d’un faible sourire. Tous attendaient avec impatiencequ’elle fût suffisamment remise pour leur donner desexplications.

Mais déjà Pistolet et le petit bossurenouaient connaissance, et c’était, de part et d’autre, un concertd’aboiements joyeux et d’exclamations attendries.

– Ce pauvre Pistolet ! Comme il estsale ! Il n’a plus qu’une oreille ! C’est certainementlui qui vient de sauver la vie àMlle Andrée !

Le brave chien fut tour à tour choyé, caresséet félicité par toutes les personnes présentes.

C’est au milieu de ces scènes émotionnantesque lord Burydan crut entendre un profond soupir derrière une desluxueuses draperies de velours de Venise. Il alla voir d’où partaitce bruit et il ne fut pas peu étonné en trouvant à terre le corpsinanimé de mistress Mac Barlott, que, dans le désarroi de tous cesévénements, on avait complément oubliée.

L’ingénieur Paganot était là, heureusement. Iln’eut pas de peine à reconnaître que l’Écossaise avait été victimedu même mode d’empoisonnement dont avaient failli périr Andrée etFrédérique au Preston-Hotel, par les manœuvres des chevaliers duchloroforme.

Grâce à la pharmacie du cottage qui étaitparfaitement garnie, il put appliquer à l’infortunée gouvernanteune énergique médication ; au bout de deux heures de soins,l’Écossaise ne se ressentait presque plus des stupéfiants effets duchloronal.

Andrée de Maubreuil avait été heureusementbeaucoup moins longue à reprendre ses esprits ; de la luttequ’elle avait soutenue contre le bandit masqué, il ne restait plusd’autres traces que des cernures bleuâtres aux poignets et unelarge déchirure à la manche de son corsage.

Elle raconta avec détails la façon dont elleavait été victime du guet-apens et comment, grâce à Pistolet, elleavait pu miraculeusement en sortir saine et sauve.

Lord Burydan, qui avait suivi son récit avecune extrême attention, n’eut pas de peine à persuader à ses amisqu’on se trouvait cette fois encore en présence d’un complot desmystérieux bandits de la Main Rouge. L’habileté avec laquelle ilavait été combiné montrait combien ils étaient redoutables et bieninformés, et l’on décida à l’unanimité de prendre des mesures deprécaution encore plus sévères que par le passé, pour éviter toutesurprise.

Cette conversation se prolongea très avantdans la nuit. Il était trop tard pour retourner à San Francisco,l’on campa donc au petit bonheur dans les appartements deGolden-Cottage sous la garde de Pistolet, auquel le rôle desentinelle avait été officiellement départi.

Tout le monde cette nuit-là reposapaisiblement. Seul Oscar ne put fermer l’œil. C’est que, dans lasoirée, sur la route du cottage, le petit bossu avait aperçu,allant en sens inverse de la voiture où il était monté, cetteautomobile rouge et noir qu’il appelait l’automobile fantôme, etdont l’apparition à New York, à Tampton, au Canada avait toujoursprécédé ou suivi quelque catastrophe.

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